Isis Noor Yalagi ancienne manager culturel, activiste panafricaine, écologiste et permacultrice
Partie II : Il n’y a pas de conscience écologique aujourd’hui sur le continent africain
L’équipe de WATHI a reçu dans ses locaux Madame Isis Noor Yalagi le 21 mars 2017 lors d’un séjour à Dakar. Cette rencontre a permis d’aborder de nombreux sujets cruciaux pour l’avenir de l’Afrique de l’Ouest et du continent : jeunesse africaine entre milieu urbain et monde rural, questions écologiques et place des pays africains dans la mondialisation, le discours sur le panafricanisme et la gouvernance politique des Etats, question de l’autosuffisance alimentaire et la place des femmes dans nos Etats. Isis Noor Yalagi est une femme d’expérience attachée au continent. WATHI s’est entretenu avec une femme libre proposant une vision personnelle de l’état du continent.
Extraits de l’entretien avec Isis Noor Yalagi
Penser l’être et son rapport avec l’environnement
“Nous sommes tous et toutes dans le même bateau et ce bateau, c’est la terre mère. Il n’y a pas d’échappatoire. Que ce soit en Occident, en Europe, en Afrique, en Asie, en Amérique… dans les Amériques, dans le Pacifique, il n’y aura pas d’échappatoire. Alors c’est vrai, lorsque nous parlons d’écologie, l’Africain sourit. A la limite ce n’est même pas du développement, c’est un sujet d’arrière-garde. Mais nous sommes dans la réalité.
Lorsque je regarde Dakar, j’ai une grande tristesse. J’ai connu Dakar lorsque j’avais vingt et quelques années. Il y avait des arbres et il y avait de l’espace. On vivait et la ville respirait. Ce n’était pas Dakar seulement, c’était le cas des villes africaines. Aujourd’hui, on coupe les arbres, on construit du béton. C’est invivable et c’est irrespirable. On respire un air pollué. On crée des routes sans mettre des espaces pour que l’eau puisse y passer, c’est du non sens ! On laisse l’être humain construire comme il veut. C’est une anarchie totale.
L’écologie aussi, c’est ce que l’on mange. Rien n’est fait pour contrôler notre nourriture. On laisse la place à tout ce qui détruit l’humain : le sucre est présent partout dans nos aliments. Quant aux bouillons “cube” de toutes sortes (des exhausteurs de goût très prisés dans la région), ils sont beaucoup utilisés. C’est à qui créera le “cube” le plus nocif pour l’humain. Il y a aussi un autre élément quand on parle d’écologie : l’utilisation des nouvelles technologies. Toute la journée, on est sur son iPad ou sur son smartphone, c’est une destruction du milieu social. Cela empêche les rencontres.
Il est bon de réfléchir aux villes dans lesquelles nous voulons vivre, nous, nos enfants et les générations à venir
Remettre la nature au cœur de nos vies
Il n’y a pas de conscience de l’être humain, de son rapport avec son environnement et avec la nature. C’est totalement hors de son vécu, cela ne l’intéresse pas. Bien sûr, on parle d’écologie, de réchauffement climatique… Mais cela s’arrête là. On ne va pas dans les profondeurs. L’écologie globale est une démarche importante et elle est cruciale. L’Afrique est un enjeu important pour le monde. C’est un continent où l’on vient puiser des ressources. L’Africain lui-même dans sa démarche au quotidien adopte cette attitude : «J’abats les arbres, je salis la ville, je suis consommateur en tout genre, etc».
On doit être conscients de ce qui se passe et réellement agir. Il est temps que des cercles se mettent en place. Il doit y avoir une réflexion sur le niveau et le bien-être de vie que nous voulons avoir dans un futur proche. Il est bon de réfléchir aux villes dans lesquelles nous voulons vivre, nous, nos enfants et les générations à venir. Il est bon de penser qu’il est important de reboiser, parce que nous faisons partie d’une chaîne globale où l’arbre est au cœur même de cette écologie. Plus nous coupons, plus nous laissons la place à un désert. Plus nous coupons, plus nous laissons la place à des violences incroyables de la nature.
L’écologie est fondamentale. Il nous faut revoir la façon dont nous voulons vivre sur le continent africain. Il faut qu’il y ait une démarche fondamentale pour remettre la nature au cœur de nos vies
L’année dernière en Casamance, j’ai pu voir combien le vent soufflait. J’étais étonnée car il soufflait mais il n’y a rien pour l’arrêter. Il n’y a pas de conscience écologique aujourd’hui sur le continent africain. Il y a bien sûr des personnes qui œuvrent, des personnes qui se battent, mais sur la balance nous sommes peu nombreux. L’écologie est fondamentale. Il nous faut revoir la façon dont nous voulons vivre sur le continent africain. Il faut qu’il y ait une démarche fondamentale pour remettre la nature au cœur de nos vies. Nous n’avons pas besoin d’avoir chacun trois ou quatre voitures. Nous pouvons faire en sorte que, dans les grandes villes, les transports en commun puissent nous permettre de circuler sans qu’il y ait tant de voitures. Nous pouvons revoir notre façon de manger. C’est incroyable en Afrique le nombre d’AVC (Accidents vasculaires cérébraux) et de cancers. Certaines maladies n’existaient pas il y a une vingtaine d’années et aujourd’hui, elles embrasent le continent africain.
L’écologie doit être la base de nos sociétés
L’écologie, c’est tout ce qui est lié à la vie des vivants, et quand je dis « vivant », ce n’est pas simplement l’humain. Ce sont la nature, ce sont les animaux, ce sont les quatre éléments, l’eau, l’air, la terre, le feu. C’est tout ce qui fait en sorte que nous puissions respirer, vivre et manger. Je crois que l’écologie n’est pas une démarche à mettre de côté. Elle doit être, tout comme l’éducation des jeunes, la base de notre société.
L’Afrique pourrait avoir la possibilité d’être un continent précurseur en la matière. Nous ne sommes pas allés si loin, bien que nous avançons dans cette transformation de société ultra-technique. Nous pouvons, si nous le voulons, inverser la démarche et faire des choix pour une écologie globale de pointe sur le continent africain. Alors, bien sûr, aujourd’hui nous ne pouvons pas compter sur les gouvernances africaines. Cela n’est pas dans leur démarche. Ils ont mieux à faire, paraît-il. Mais si nous avons une société civile qui est consciente de cette démarche, nous pouvons petit à petit, comme cela se fait en Occident, commencer à renverser les choses.
Nous avons du soleil. Il est vrai que les nouvelles technologies produisent elles aussi leur masse de déchets. Il faut penser à cette masse de déchets. Nous pouvons faire en sorte que chacun d’entre nous puisse avoir du solaire, des cuiseurs solaires, que nous puissions circuler en vélo. Bien sûr, ce sont des changements de mentalité et de forme de vie. Mais nous le pouvons, si nous le voulons sur le continent africain. Je crois que la société civile peut, et l’a déjà pris en main, car il y a des personnes qui se mobilisent, ne serait-ce qu’au Sénégal. Ils font des choses en faveur de l’écologie. Mais je crois que cela doit augmenter et prendre un plus grand essor.
Lorsque nous parlons d’écologie globale, nous parlons d’agro-écologie et de permaculture. Nous parlons pour redonner à la terre ses droits, de respecter la terre, le sol qui fournit les aliments et de faire en sorte que nous ayons une agriculture saine. Que nous soyons les décideurs de ce que nous voulons manger, de ce que nous voulons planter. Nous pouvons aussi décider de protéger les semences vivantes, qui ne sont pas des semences OGM (Organisme génétiquement modifié) ou hybrides. Ce sont des semences qui vont se reproduire par elles-mêmes parce qu’elles sont vivantes et que nous allons faire en sorte de redonner à nos sols l’humus et la vie qu’ils ont portés pendant longtemps.
Il faut choisir l’agroécologie et la permaculture comme techniques agricoles saines pour la terre et pour l’environnement
L’agriculture à l’heure actuelle, celle que nous avons sur le continent africain, est bien sûr une agriculture chimique et agrochimique. L’agriculture agrochimique ne date pas de maintenant et la monoculture non plus. Elle est un fait de l’Occident, parce que l’Occident a eu à un moment à penser à nourrir ses populations et il a décidé de mettre en place sur ses terres africaines des monocultures. Au Sénégal, avant la colonisation, les populations ne consommaient pas du riz. C’était du mil et des céréales de base. On a encore des espaces où l’on cultive des variétés anciennes de mil dans quelques endroits de la Casamance. Dans d’autres endroits, c’était le mil, le sorgho ou d’autres céréales.
L’Occident a bouleversé cet état de fait : il a décidé qu’à certains endroits, on ne cultiverait que de l’arachide, que du cacao ou que du café, parce qu’il en avait besoin. Peu de gens savent que l’agriculture chimique est une agriculture meurtrière. D’où vient cette agriculture et les pesticides chimiques? A la fin de la deuxième guerre mondiale, il y avait tellement de produits pour les bombes qui n’avaient pas été utilisés que les laboratoires se sont demandés ce qu’ils allaient en faire. Pour ne pas les nommer, je vais quand même nommer Bayer par exemple, qui est un grand consortium pharmaceutique. Ils ont décidé de transformer ce stock de produits en engrais et en intrants.
L’agriculture chimique est une agriculture meurtrière, car ces intrants ont été fabriqués à partir des produits utilisés pour les bombes, et ça, peu de personnes le savent. C’est sûr, en deux, trois mouvements, vous avez des produits qui sortent de la terre, mais ce que vous mangez, c’est du poison. Ensuite, ils vont décider de faire de la manipulation au niveau des semences, de passer des hybrides aux OGM. C’est de la manipulation et cela a une incidence sur ce que nous mangeons.
La permaculture, une technique saine pour notre agriculture et notre environnement
Qu’est-ce que la permaculture ? La permaculture est une démarche agro-écologique, une démarche à la terre inspirée des peuples premiers. Elle a été créée par deux Australiens, Bill Mollison et David Holmgren. Les peuples premiers existent sur toute la Terre, en Afrique, en Amérique latine, bien sûr plus sur les continents du Sud. Ils ont une approche de la nature plus proche et plus respectueuse. D’abord, ils n’utilisent pas d’éléments qui vont la détruire.
Ensuite, ils sont toujours en accord avec ce que la saison produit. Ils ne cultivent pas des fruits ou légumes qui ne sont pas en lien avec la saison. On ne coupe pas, on n’abat pas n’importe comment. Ils ont observé comment les peuples premiers vivaient et ensuite, ils l’ont enrichi avec une démarche scientifique. De ce fait, grâce à la permaculture, on peut reconstituer un sol totalement pauvre. On peut faire en sorte de réactiver la vie avec du compost, en utilisant tout ce que la nature nous donne : les plantes vertes, les plantes séchées…”
Isis Noor Yalagi est née en France d’un père togolais et d’une mère martiniquaise. Son père est un homme de radio. Il a travaillé à Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF) et à Radio France internationale (RFI). « Avec mon père nous avons voyagé sur le continent africain, parce qu’il structurait les radios africaines en Afrique de l’Ouest ». Il a été le directeur des programmes pour l’Afrique de l’Ouest à Radio France Internationale. Ces voyages multiples ont favorisé chez Isis Noor Yalagi un profond sentiment d’attachement pour le continent. Son parcours lui a non seulement permis d’avoir un regard sur l’histoire du continent africain et sur sa diaspora. Les années 60 sont marquées par les indépendances pour de nombreux pays africains qui ont une histoire avec l’Occident. C’est également une période de revendication que ce soit en Afrique, en Inde et en Amérique latine. Aux Etats-Unis, cette période a été marquée par le combat des Black Panthers pour la liberté des populations noires. L’arrestation de Nelson Mandela en 1962 en Afrique du Sud fut un événement marquant pour la jeune Isis. Se définissant de la « génération mai 68 », Isis Noor Yalagi avait quinze, seize ans quand ces événements ont éclaté en France. Ils ont été des événements sociaux profonds de revendications de la jeunesse française et occidentale par rapport à leurs pères et à leurs aînés. Les revendications étaient légions, « cela a été un moment important parce que c’était le début de mon activisme ». C’était aussi le début de la vision d’un autre monde, avec ce mouvement que certains peuvent considérer comme « ringard », mais très important dans la démarche écologique, le mouvement hippie. Il revendiquait déjà une autre vision sur le plan du rapport de l’humain à l’environnement et à la nature. « Ma démarche panafricaniste survint durant cette période ». La connaissance de notre histoire, des anciens, des aînés, des mutations et des dynamiques sur le continent, la rencontre avec ce que j’appelle l’écologie globale. Puis bien sûr, dans ces mêmes années, nous allons avoir ce mouvement de revendication pour l’émancipation des femmes. Elle a embrassé le métier de manager culturel et artistique. C’est dans ces années là que tout a pris corps, et qu’elle est fortement inspirée par le combat de la militante des droits de l’homme, féministe et activite américaine Angela Davis. « J’avais tout juste quinze ans, je partais à Paris quand j’ai vu quelqu’un qui lisait un journal avec la photo d’une femme qui avait une coiffure « Afro » superbe, je ne savais pas qui était cette personne. Je descends donc à la station de métro, je vais au kiosque, j’explique au vendeur qu’il s’agit d’un journal avec une femme ayant une coiffure « Afro ». C’était la une du journal Nouvel Obs. On venait d’arrêter Angela Davis en 1970. Dans cette édition spéciale du Nouvel Obs, on relatait dans une centaine de pages l’histoire de l’Afrique, du peuple africain et de sa diaspora, de la terre mère jusqu’à l’arrestation de Angela Davis. Je découvre un continent immense, avec une histoire extraordinaire, avec un vécu humain de souffrances des peuples africains, de ceux qui sont restés comme de ceux qui ont quitté le continent africain. « Aujourd’hui encore, je suis inspirée par le courage de Angela Davis, je la remercie beaucoup pour cette étape décisive dans ma vie. Elle fait partie des femmes qui ont été un détonateur pour mon engagement. Quand je pense au combat des femme, je pense aussi à ma mère. Dans l’histoire qui est la sienne, en tant que femme née dans les Caraïbes, dans les Antilles, avec toutes les problématiques, elle avait fait le choix de l’Afrique sans en avoir toutes les données. C’était quelque chose d’instinctif chez elle. Elle a toujours cru en ce continent ». Isis Noor Yalagi vit entre le Togo et le Sénégal.
Entretien réalisé par Babacar Ndiaye, WATHI