Type de publication: Rapport
Date de publication: Août 2023
Site de l’organisation: Global Initiative against Transnational Organized Crime
Auteur: Dr Eleanor Beevor, Analyste principale à l’Observatoire des économies illicites en Afrique de l’Ouest à la GI-TOC
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Le présent rapport examine comment les motos sont à la fois un facteur de stabilité et d’instabilité dans la région du Sahel en Afrique de l’Ouest. Il montre plus précisément que la criminalité liée aux motos et ses déclinaisons sont une source de déstabilisation pour les économies locales et dans le cadre plus large du conflit au Sahel. Le rapport s’intéresse à cet égard au vol et au trafic de motos, de même qu’à l’implication des groupes armés du Sahel dans ce trafic, en démontrant que le trafic de motos est essentiel aux opérations et à la mobilité du Jama’at Nasr al-Islam wal Muslimin (Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, JNIM) et de l’État islamique au Sahel (EI Sahel). Les motos jouent un rôle important dans la vie quotidienne des habitants du Sahel. Dans les trois pays qui composent la région, elles sont un moyen de transport indispensable, à la fois en ville et à la campagne, et sont essentielles pour une économie locale. Elles sont en effet le mode de transport le moins cher, et souvent le plus fiable, pour les citoyens qui ne peuvent ou ne veulent pas compter sur les transports publics, ou qui n’ont pas les moyens d’acheter une voiture. Souvent venues remplacer les moyens de locomotion tels que les charrettes tirées par des ânes, les chameaux et les vélos, elles sont devenues un élément phare de la vie professionnelle et familiale au Sahel.
Le rapport démontre que les motos sont devenues un outil central pour les groupes armés au Sahel, facilitant la mobilité rapide à travers des terrains difficiles, augmentant la capacité de ces groupes à mener des attaques surprises et à se retirer rapidement. Pour les pays de la zone WATHI, cela souligne la nécessité de mieux comprendre les dynamiques locales autour de l’utilisation des motos par les groupes armés. Une connaissance approfondie des routes empruntées, des modes de circulation, et des points d’approvisionnement pourrait permettre une meilleure anticipation des mouvements de ces groupes et une stratégie de lutte plus efficace contre les groupes armés. Le rapport montre que les motos sont souvent acquises de manière informelle, échappant aux contrôles de régulation nationaux. Pour les pays de la région, il est essentiel de mettre en place des régulations plus strictes sur l’importation, la vente, et l’enregistrement des motos. Cela inclut le développement de mécanismes de suivi et de traçabilité des motos, ainsi que la coopération régionale pour empêcher leur utilisation par des acteurs non étatiques. Un contrôle accru pourrait limiter l’accès des groupes armés aux motos et freiner leur expansion dans les zones rurales et semi-urbaines. Le caractère transfrontalier de la menace exige une coopération accrue entre les pays. Le rapport souligne que les motos, étant facilement transportables et bon marché, sont un moyen privilégié pour traverser les frontières et échapper aux forces de sécurité.
Les extraits proviennent des pages : 7, 8-9, 8-9, 10, 11-12, 13-14, 15-16, 16-17 18-19, 20-21, 22-23, 24-25, 26-27
Le marché des motos au Sahel central
Le marché des motos au Sahel central se caractérise par une forte demande et une offre limitée, du fait notamment de l’instabilité, des régimes fiscaux et des interdictions réglementaires qui frappent la région. Il existe une forte demande au sein des groupes armés, mais bien plus grande encore au sein de la population en général, pour qui la moto est devenue un bien incontournable. De fait, le trafic de motos est probablement l’un des trafics les plus répandus au Sahel central. Les chercheurs font remonter l’augmentation du nombre de motos au Sahel au début des années 2000, avec l’augmentation des importations de motos chinoises et indiennes. Ces motos étaient disponibles dans une variété de marques et de modèles à des prix nettement plus abordables que ceux fabriqués au Japon, qui étaient jusque-là les principaux modèles présents dans la région. Le prix inférieur des motos par rapport aux voitures, leur moindre consommation et la capacité de certains modèles à circuler sur des routes en mauvais état ou sur des pistes ont séduit les acheteurs locaux. Dans un contexte d’urbanisation rapide mais non réglementée, les motos ont également permis aux habitants des périphéries de se rendre rapidement là où ils le souhaitent, même lorsque la densité de la circulation rend les déplacements en voiture difficiles.
En zone rurale, les motos, et en particulier les grandes motos, peuvent circuler là où les voitures ne le peuvent souvent pas, et contribuent ainsi à compenser le manque de transport public ou de véhicules d’urgence. Bien que ce rapport ne vise pas à évaluer l’ampleur du trafic régional de motos ni les revenus qu’il génère, les participants interrogés s’accordent à dire que le secteur est très rentable et extrêmement répandu. La police de Cinkassé, à la frontière togolaise avec le Burkina Faso, a ainsi évalué à 3 000 le nombre de motos clandestines qui, chaque année, traversent cette seule frontière. Elle a également estimé que seulement 45 % des motos en circulation au Burkina Faso et au Togo auraient été officiellement taxées et immatriculées après leur importation. Il est cependant difficile de distinguer le commerce licite du commerce illicite de motos, étant donné l’ampleur du commerce dans son ensemble et les régulations limitées des motos dans de nombreux pays du Sahel.
Provenance des motos
Les données relatives aux pays de fabrication des motos exportées vers le Sahel sont peu claires. La Chine, le Vietnam, l’Inde, l’Indonésie et la Turquie sont néanmoins considérés comme les motos principaux pays producteurs. Des marques populaires, comme les Apsonic « Aloba » et Sanili (aujourd’hui visées par des interdictions de vente et d’importation au Burkina Faso), sont fabriquées en Chine. Pour déterminer l’ampleur du commerce licite de motos et les itinéraires qu’elles empruntent pour arriver jusqu’au Sahel central, les données de réexportation sont plus révélatrices. En 2021, dernière année pour laquelle on dispose de données conséquentes, le Mali, le Niger et le Burkina Faso ont déclaré avoir importé 309 221 motos. Le nombre réel d’importations est certainement beaucoup plus élevé si l’on tient compte des données non déclarées et de l’ampleur probable du commerce illicite. De ces trois pays, le Niger est de loin le plus gros importateur du fait de sa proximité avec le Nigéria, l’un des plus gros réexportateurs de la région et le plus gros fournisseur de motos pour les trois pays concernés par l’étude.
En zone rurale, les motos, et en particulier les grandes motos, peuvent circuler là où les voitures ne le peuvent souvent pas, et contribuent ainsi à compenser le manque de transport public ou de véhicules d’urgence
Le Burkina Faso, le Mali et le Niger sont trois pays enclavés. Les biens de consommation y sont donc globalement beaucoup plus chers que dans les pays côtiers. Les itinéraires de contrebande et les centres d’achat de produits illicites se sont donc multipliés. Cette différence dans les prix vaut également pour les motos. Au Togo, l’exemple de la société chinoise Dayang qui a construit en 2016 une usine d’assemblage de motos dans la ville de Notsé, dans le centre-sud du Togo, illustre bien l’envergure et la croissance attendue du marché régional des motos. Cette usine devrait permettre de répondre à la demande tant au Togo que dans les pays voisins. En 2021, le Bénin a été un gros importateur de motos. En 2022, les nouvelles taxes imposées sur tous les biens importés (cargaisons de motos comprises) et contrôlés au débarquement par QR codes et GPS, ajoutées à la hausse de la TVA (dont les motos étaient jusque-là exemptées), ont eu des répercussions sur les affaires des vendeurs de motos du nord du Bénin et incité les gens à acheter des motos dans les pays voisins, puis à les ramener clandestinement au Bénin. Comme l’explique un commerçant : Si je vais travailler au Nigéria par exemple, je peux y acheter une moto avec l’argent que j’ai gagné puis revenir au Bénin. Disons que j’en achète une pour 300 000 CFA [environ 450 €] et que je la conduis jusqu’à Djougou. Une fois arrivé à destination, je peux facilement la vendre à quelqu’un que je ne connais pas forcément. Je peux la revendre 350 000 CFA [530 €] et faire une marge de 50 000 CFA.
Des chaînes d’approvisionnement licites aux chaînes d’approvisionnement illicites
Les dynamiques concernant la disponibilité et le prix des motos au Sahel soulèvent la question du trafic de motos. La plupart des motos qui sont trafiquées dans la région sont issues d’importations licites. Il est toutefois extrêmement difficile de cerner tous les processus impliqués dans le trafic de motos car il n’existe pas de point unique de détournement des motos à des fins de commerce illicite. Au Bénin, les motos destinées aux marchés licites et illicites continuent d’entrer dans le port de Cotonou, malgré le déclin de son attractivité pour le commerce de motos en raison des nouvelles taxes en vigueur (en comparaison à d’autres ports régionaux tels que Lomé). Selon un concessionnaire de motos de Cinkassé, du Togo, « la plupart des motos importées arrivent au port de Cotonou en empruntant des voies dont seuls les grands négociants qui travaillent au port peuvent parler. Certaines viennent du Nigéria en passant par le Bénin ».
Les motos en provenance du Nigéria peuvent soit passer directement par la frontière nord vers le Niger pour gagner le Sahel, soit entrer sur le territoire béninois, où elles peuvent être chargées sur des pirogues et remonter le fleuve Niger, au départ de Kandi, Malanville ou Segbana par exemple. De là, elles peuvent être emmenées vers le Burkina Faso, ou poursuivre leur route vers le nord vers le Niger, pour rejoindre Niamey, d’autres villes nigériennes, ou le Mali, plus au nord. La séparation des motos illicites des motos licites au point d’import semble aussi avoir lieu à Lomé, au Togo. Comme nous l’a expliqué un vendeur de véhicules : Les motos transportées par conteneurs passent toujours par les circuits officiels. Le problème est que toutes les marchandises ne sont pas déclarées. Par exemple, sur 100 motos destinées au Burkina Faso, seulement 60 % environ sont déclarées et impliquent donc des droits de douane. Les motos à destination du Burkina Faso arrivent généralement de Lomé sans s’être acquittées des droits de douane. La marchandise passe quelques jours dans un entrepôt à Cinkassé. Pendant ce temps, les importateurs de Cinkassé négocient de fausses déclarations avec les douaniers. Une fois passé le port, les réseaux qui prennent la relève peuvent être classés en deux grandes catégories. Les trafiquants organisés en réseau, qui font généralement passer clandestinement les frontières à plusieurs dizaines de motos à la fois, entrent dans la première catégorie. Les individus ou petits groupes d’individus qui opèrent à plus petite échelle en franchissant les frontières à moto pour exploiter la différence de prix ou la valeur plus élevée des motos due à leur pénurie entrent dans la deuxième catégorie.
Les réseaux organisés spécialisés dans le trafic de motos
Lomé est un autre haut lieu de l’importation de motos. Là encore, les possibilités de détournement depuis les chaînes d’approvisionnement licites sont nombreuses. Les réseaux locaux travailleraient avec des importateurs qui appartiennent à un groupe issu de la diaspora et qui ont des relations dans leur pays d’origine. Un vendeur de motos de Cinkassé ayant avoué avoir trafiqué des motos vers le Burkina Faso a décrit le processus : Nous nous approvisionnons en engins principalement à Lomé, par l’intermédiaire d’une filiale indienne basée dans la ville, puis on les charge sur nos camions pour les transporter jusqu’à leur destination. En cours de route, on graisse la patte des forces de l’ordre et nos cargaisons ne sont généralement pas fouillées. On a un solide réseau tout au long de notre itinéraire. On ne cherche pas à savoir si les motos répondent aux normes douanières et réglementaires pour être vendues sur le territoire. On paie le prix le plus bas et on choisit un fournisseur qui peut vendre en grande quantité car on ne veut pas faire trop d’allers-retours ce serait trop visible. On vend des motos au Burkina Faso et au Niger.Des dynamiques similaires, avec la dissimulation notamment de grandes quantités de motos dans des camions, ont été observées ailleurs au Sahel. La photo de la page 11 montre un camion saisi à Ayorou (nord- ouest du Niger) par les douaniers, qui ont trouvé 40 motos et 34 moteurs cachés sous des sacs de riz.
Trafic de motos de plus petite envergure
Le « trafic de fourmis » (« ant trade » en anglais) est un phénomène courant, qui consiste à faire passer les frontières à tous types de marchandises de contrebande entre les États sahéliens enclavés et les pays côtiers. Les motos jouent un rôle majeur dans ce commerce illicite : elles ne sont pas seulement une marchandise, mais aussi un moyen de transporter le conducteur (appelé transporteur ou passeur) et de petites quantités de marchandises de contrebande, notamment du carburant, des cigarettes, des médicaments, des vêtements et d’autres produits courants, des armes et divers autres objets. En circulant à moto, les trafiquants peuvent éviter les axes principaux où ils risquent d’être arrêtés par les autorités ou de devoir verser des pots-de-vin. Ils peuvent également décider de vendre leurs motos à des particuliers qui en ont fait la demande, par exemple. Le « trafic de fourmis » permet de répondre à la demande diffuse de motos dans les zones rurales du Sahel. Les motos, en particulier celles vendues aux communautés rurales, sont adaptées aux terrains sans revêtement. Elles sont donc très recherchées et les vendeurs potentiels n’ont pas à passer par des plaques tournantes du trafic de motos connues, même si celles-ci offrent des avantages pratiques. Des observateurs de la Kompienga (Burkina Faso) et de la région du Gourma (Mali) ont confirmé qu’on peut faire l’acquisition de motos sur une multitude de marchés dans les villages et petites villes et qu’il n’est pas nécessaire de se rendre en ville pour cela.
Caractéristiques géographiques du vol de motos
Comme les motos valent moins cher que les voitures, le vol de motos est souvent perçu comme une simple forme de criminalité liée aux véhicules, voire de petite délinquance, et donc comme moins important que le vol de voitures. Cependant, le vol de motos peut impacter sévèrement les habitants du Sahel. Si une moto est essentielle à la subsistance ou à la mobilité d’un individu ou d’un ménage, son vol peut gravement nuire à leur capacité à réagir à d’autres chocs économiques ou politiques. À l’instar des vols, les interdictions qui frappent les motos ont des conséquences néfastes de plus en plus évidentes. La criminalité liée aux motos peut par ailleurs être très violente et avoir des effets traumatisants sur les victimes. C’est pourquoi il convient d’examiner cette variante de la criminalité liée aux motos et les réseaux qui en sont responsables. Le fonctionnement de ces réseaux varie toutefois selon les régions.
Le vol de motos en ville
Contrairement aux voitures, les motos sont très exposées au vol dans presque toutes les régions du Sahel. Dans les grandes villes plutôt stables, le vol de voitures est relativement rare pour plusieurs raisons majeures. Tout d’abord, les voitures sont plus facilement identifiées, dans la mesure où il est plus rare de posséder une voiture qu’une moto au Sahel. Selon les personnes interrogées, prêter et emprunter des biens est une pratique courante au Sahel et les habitants d’un quartier savent pertinemment qui possède quelle voiture puisqu’ils seraient susceptibles de vouloir l’emprunter. Si cela n’empêche pas forcément les voleurs de passer à l’acte en ville, il est néanmoins fort probable qu’ils seront vus et interpellés s’ils quittent le quartier au volant d’une voiture. Les motos sont en revanche beaucoup plus nombreuses et difficiles à distinguer. Un voleur aura donc plus de chances de s’enfuir avec l’une d’elles sans être remarqué. Deuxièmement, lorsque la police arrête une voiture pour l’inspecter, elle peut plus facilement déterminer si celle-ci a été volée. Un numéro d’identification de véhicule (VIN) est en effet gravé sur le châssis des voitures lors de leur fabrication. Ce numéro est inscrit sur le titre de propriété et le permis de conduire du conducteur lorsque celui-ci acquiert le véhicule. INTERPOL gère une base de données contenant les numéros d’identification des voitures signalées volées et la met à disposition des services de police, à l’échelle internationale. Dans la pratique, ce système contient de nombreuses failles qui rendent tout à fait possible la conduite d’une voiture volée. Dans les villes du Sahel encore administrées par l’État, on considère cependant risqué le fait d’être arrêté et contrôlé par un policier.
Contrairement aux voitures, les motos sont très exposées au vol dans presque toutes les régions du Sahel. Dans les grandes villes plutôt stables, le vol de voitures est relativement rare pour plusieurs raisons majeures
Même si la police ne vérifie pas souvent le numéro d’identification du véhicule ou la validité des papiers du conducteur, le risque est suffisamment grand pour dissuader de nombreuses personnes de conduire des voitures qu’elles savent avoir été volées, particulièrement sur les lieux du vol. Il en va différemment pour les motos. Parce qu’elles sont bien plus nombreuses que les voitures dans toute la région, les motos sont beaucoup moins faciles à surveiller et à repérer, tant par les riverains que par les services de police. De plus, la police se méfie généralement moins des motos qui circulent sans plaque d’immatriculation. Cela s’explique en partie par le fait qu’il faut du temps pour obtenir des plaques d’immatriculation lorsqu’un propriétaire choisit d’immatriculer son véhicule. Un garagiste qui démontait des motos volées pour les revendre en pièces détachées a confirmé qu’il n’y a pas de marché des plaques d’immatriculation des motos volées car ces plaques sont trop faciles à retrouver et qu’il est beaucoup moins risqué de conduire sans plaque. Il est donc extrêmement difficile d’enquêter sur les vols de motos, d’autant plus qu’ils sont monnaie courante. Le sentiment général est donc que la police ne fera pas grand-chose pour essayer de récupérer une moto volée, à moins qu’il s’agisse d’un modèle extrêmement cher. Les vols de motos sont fréquents et souvent très violents, même dans les villes contrôlées par l’État. Un habitant de Ouagadougou a souligné que les vols de voitures étaient rares dans la ville mais les vols de motos beaucoup plus nombreux, et que l’une de ses amis avait été défigurée lors d’une violente tentative de vol de sa moto.
Les motos volées en ville peuvent être utilisées de plusieurs manières. Elles peuvent être emmenées dans des garages pour y être rapidement repeintes ou modifiées afin d’être revendues. Les garagistes et mécaniciens qui travaillent principalement sur le marché légal peuvent parfois accepter de modifier des motos volées pour les revendre. L’option la moins risquée reste cependant le démontage des motos en vue de leur revente en pièces détachées. Dans les grandes villes, de nombreux garagistes sont prêts à démonter des motos pour en récupérer les pièces détachées, mais demandent à acheter les motos volées à un prix bien inférieur à leur valeur marchande. Une personne interrogée spécialisée dans le démontage de motos a confirmé qu’il lui arrivait souvent de désosser des motos sans papiers qu’il savait probablement volées.
Il les achetait de ce fait à un prix bien inférieur à leur valeur marchande. Si quelqu’un lui amène par exemple une moto légère relativement neuve, il l’achète 150 000 CFA, alors que la moto peut valoir jusqu’à 1,3 million de CFA. Selon cette personne, le voleur peut se permettre de la vendre à un prix largement inférieur à sa valeur puisqu’il ne perd pas d’argent par rapport au prix d’achat. De plus, en minimisant les risques il peut se permettre de recommencer régulièrement. La personne a ajouté que lorsque les voleurs souhaitent revendre une moto volée à un prix plus proche de sa valeur marchande sans la démonter, ils ont une astuce pour minimiser les risques. Une fois la moto volée, ils l’emmènent dans un parking public, celui d’un grand hôpital public par exemple comme ce fut le cas à Ouagadougou. En accord avec le gardien du parking qui surveille les véhicules stationnés, ils garent la moto et la laissent sur place pendant une période qui peut aller jusqu’à six mois ou plus. Il arrive parfois que la police ouvre une enquête sur une moto volée, surtout si elle est de grande valeur. Cependant, lorsque la moto quitte le parking en vue de sa revente, il est très peu probable que la police soit encore à sa recherche.
Vol et revente dans les zones de conflit
Il est extrêmement difficile d’identifier le lien entre conflits et vols de motos car les données sur les motos volées sont rares. On ne sait pas si les conflits augmentent la demande de motos volées ni s’ils facilitent ou entravent le commerce de motos volées. La vente de motos volées semble toutefois se poursuivre en cas de conflit. Un garagiste qui démonte des motos volées à Ouagadougou a confirmé l’existence d’un commerce transfrontalier de motos volées : « Beaucoup de motos sont vendues à l’extérieur. Elles partent au Mali. Je sais juste qu’elles sont emmenées vers le nord par des Burkinabé puis remises à des Maliens. Je ne peux pas vous préciser en quelle quantité, mais il y en a beaucoup. » Ce garagiste n’a pas voulu en dire davantage. D’autres personnes interrogées ont déclaré ne pas savoir comment se structure ce flux de motos, mais ont eu tendance à admettre son existence. Il n’est pas clair dans quelle mesure ce commerce est organisé et si les personnes qui y participent entretiennent des relations particulières avec les groupes armés. Il faut toutefois garder à l’esprit que tout itinéraire passant par le nord du Burkina Faso pour rejoindre le Mali conduirait les conducteurs de motos volées à traverser des territoires très instables. Si ce commerce se poursuit à grande échelle, ses moyens d’adaptation restent à étudier.
Faire passer les frontières aux véhicules volés est une pratique très courante au Sahel. Dans la mesure où les voitures volées dans un pays du Sahel ont de fortes chances d’être identifiées par la police ou les proches de leurs propriétaires, elles sont généralement conduites de l’autre côté de la frontière la plus proche pour y être revendues. Ces opérations, qui sont indépendantes les unes des autres, se traduisent par un « échange » de véhicules volés de part et d’autre des frontières. Dans un contexte d’absence de réglementation et de titres de propriété, le transfert de motos volées en direction du nord ne semble toutefois pas tant motivé par la volonté de ne pas se faire repérer que par l’existence d’une demande au Mali, sans que l’on sache clairement de qui elle émane. Dans le cadre de cette étude, aucun élément n’est venu suggérer que les groupes armés extrémistes achètent des motos volées ou les volent eux-mêmes à grande échelle. Ils passent plutôt par des réseaux de trafiquants pour obtenir de nouvelles motos. Certaines personnes interrogées ont toutefois estimé que les groupes armés pourraient tout à fait se mettre à acheter des motos volées si les circonstances l’exigeaient.
Dans les régions plus instables du Sahel où l’État est moins présent, la prolifération d’armes est liée aux conflits facilite le vol de motos. Pratiqué plus ouvertement et impunément dans le nord du Sahel (en particulier dans le nord du Mali et dans certaines régions du nord-ouest du Niger), le vol de véhicules pourrait s’étendre à mesure que l’État est chassé du Sahel central. Les jeunes qui peuvent se procurer des armes voient souvent dans le vol de véhicules un moyen de gagner beaucoup d’argent. Comme l’explique un réparateur de motos de Tombouctou : Les voleurs de motos sont de toutes origines : noirs, arabes et touaregs. Je pense qu’ils agissent en petits groupes de bandits en ville. C’est un réseau organisé. Ce sont des jeunes armés, souvent d’anciens combattants de groupes armés. D’autres s’emparent des armes de leurs frères, qui font partie de groupes armés, pour voler des motos en ville. Ou de n’importe quelle arme qu’il leur est accessible. Un jour, des bandits ont tenté de braquer un véhicule de soldats en patrouille. Il y a eu un échange de tirs, les bandits ont pris la fuite et les soldats ont récupéré une arme. Après enquête, il s’est avéré qu’il s’agissait d’une arme de l’armée. L’enquête a permis de déterminer à qui appartenait cette arme. Il s’agissait d’un soldat en permission. Interrogé, il a déclaré que l’arme avait été volée à son domicile.
Il a ajouté que, comme dans les villes contrôlées par l’État, les voleurs ne sont pas les seuls à dérober des motos. Les garagistes et les mécaniciens qui s’occupent des motos volées le font aussi : Certains réparateurs de motos volent eux aussi des motos, parfois en connivence avec de jeunes voleurs de la ville. Une moto volée est difficile à retrouver. L’avant, les pneus, les couleurs, tout est tellement transformé qu’on ne reconnaîtrait même plus sa propre moto. La dynamique générale du marché des motos volées est difficile à cerner du fait notamment de la nature diffuse et informelle de la revente des motos volées. Comme il est relativement facile de revendre une moto volée, y compris sans papiers, il n’est pas nécessaire de disposer d’un vaste réseau organisé et d’une infrastructure. Contrairement aux voitures, les motos volées seraient moins revendues sur les marchés connus, à l’exception de certains lieux de revente des véhicules volés bien connus, comme le marché de Ber au Mali. Les réseaux qui les volent n’ont pas toujours besoin de les emmener aussi loin. Ils peuvent néanmoins choisir de le faire, entre autres par confort et pour d’autres avantages. Un vendeur de motos de Gao nous a ainsi confié: Le circuit de vente n’est pas ailleurs, les motos volées sont vendues ici même. Les voleurs qui opèrent sur les routes peuvent aussi aller vendre les motos volées dans d’autres villes, et souvent ces motos terminent à Ber pour être revendues. Comme les voitures, les vieilles motos volées sont démontées et cédées à des revendeurs dans pièces détachées de motos de toute la région.
Certaines personnes interrogées ont également ajouté que, contrairement aux voitures volées, les motos volées sont généralement revendues à un prix proche de leur valeur marchande, tant qu’il n’y a pas de risque immédiat. On se méfie en effet moins des motos sans papiers et elles ont moins de chances d’être contrôlées. Les acheteurs de motos ne savent souvent pas qu’elles ont été volées car les ventes sont rarement accompagnées de papiers. Les acheteurs de voitures s’attendent en revanche à payer un moindre prix en cas de suspicion de vol car ils partent du principe qu’ils vont alors devoir assumer une partie des risques ou devoir conduire dans des zones où ils ont peu de chances d’être contrôlés. Pour éviter d’éveiller les soupçons de l’acheteur, les vendeurs de moto baissent leur prix s’ils vendent le véhicule en entier.
Groupes armés et motos: Vol et trafic
Dans le contexte du conflit au Sahel, on peut se demander comment les groupes armés non étatiques, en particulier le JNIM et l’EI Sahel, affectent et exacerbent les dynamiques du trafic de motos. Comment se procurent-ils leurs motos, en quelle quantité et à quel prix ? Les personnes interrogées ont souligné l’importance que les groupes armés accordent aux motos. Un animateur radio de Djibo, dans le nord du Burkina Faso, a précisé : Lors des accords de paix entre le Burkina Faso et Ansarul Islam sous la présidence de Roch en 2020, les terroristes ont acheté des motos dès leur entrée dans la ville de Djibo. En une journée, les hommes d’Ansarul en ont acheté au moins 45. Le JNIM et l’EI Sahel influent sur le trafic de motos de deux façons clés. La première est involontaire. La violence qu’ils entraînent a en effet eu un effet déstabilisateur qui a contribué à faire grimper le prix des motos dans tout le Sahel. Il est ainsi devenu plus difficile et dangereux de transporter des motos pour les vendre, sans compter que la vente de motos dans la région est soumise à des restrictions croissantes. Toutes les personnes interrogées s’accordent à dire que les prix des motos ont beaucoup augmenté ces dernières années, avec des variations en fonction des endroits et des modèles de motos.
Les interlocuteurs béninois attribuent la hausse des prix principalement à l’augmentation des droits de douane, tandis que les personnes interrogées au Mali pensent qu’elle est due aux bouleversements qui ont secoué le Burkina Faso et, dans une moindre mesure, l’ouest du Niger. Au Burkina Faso, on estime que les interdictions qui frappent les motos ont fait sensiblement monter les prix en réduisant l’offre de motos disponibles. En raison du risque accru de vol et de détournement des motos transportées, ainsi que, plus généralement, de l’insécurité qui règne sur les routes, les prix ont considérablement augmenté, tant sur le marché licite que sur le marché illicite. L’écart de prix entre les marchés licites et illicites est difficile à cerner compte tenu de la diversité des motos et d’une demande suffisamment forte pour éclipser les préoccupations pécuniaires de certains acheteurs. Cela peut en retour dissuader les trafiquants de répercuter les écarts de prix sur l’acheteur. Le prix des motos (tant sur le marché licite que sur le marché illicite) varie également selon les saisons. En effet, les motos sont moins utiles sur les terrains accidentés pendant la saison des pluies, d’où une baisse de la demande. Un vendeur de motos de Cinkassé (Togo) commente les prix actuels : Le prix d’une moto vendue hors taxes pendant la saison sèche peut varier de 400 000 à 500 000 CFA [590-740 €] si elle a parcouru plus de 200 kilomètres avant la vente. Ceci vaut pour les motos Hajoue, Sanili et Aloba [types de motos privilégiés par les groupes armés, mais aussi par la population en général, notamment en zone rurale]. Si la moto a parcouru moins de 120 kilomètres, son prix varie entre 500 000 et 600 000 CFA [590-890 €]. Si la marque n’est pas disponible dans la région en question, les prix peuvent atteindre 600 000 ou 700 000 CFA [1 180 €]. Toutes taxes comprises, les prix seront plutôt de l’ordre de 425 000 à 500 000 CFA, mais des frais supplémentaires peuvent s’appliquer si le coût des taxes est répercuté sur l’acheteur. La quasi-totalité des personnes interrogées ont reconnu que le prix des motos, petites et grandes, avait considérablement augmenté ces dernières années, et plus particulièrement ces deux dernières années, en fonction de leur disponibilité à l’échelle locale. Un interlocuteur malien a déclaré que l’on pouvait se procurer une grosse moto pour 450 000 à 550 000 CFA (680-840 €) avant 2019 environ (il ne savait pas s’il s’agissait du prix toutes taxes incluses ou du prix hors taxe d’une moto illicite). Actuellement, les prix oscillent plutôt autour de 600 000 à 800 000 CFA (915-1 200 €).
Le JNIM et l’EI Sahel influent sur le trafic de motos de deux façons clés. La première est involontaire. La violence qu’ils entraînent a en effet eu un effet déstabilisateur qui a contribué à faire grimper le prix des motos dans tout le Sahel. Il est ainsi devenu plus difficile et dangereux de transporter des motos pour les vendre, sans compter que la vente de motos dans la région est soumise à des restrictions croissantes
Les groupes extrémistes violents influent également sur le trafic de motos dans la mesure où ils achètent beaucoup de motos trafiquées. Les groupes armés du Sahel semblent être en pénurie constante de motos, alors même qu’ils en ont absolument besoin pour leurs opérations. Le responsable sécurité d’une ONG a souligné qu’il n’était pas rare de voir trois combattants sur une moto prévue pour deux dans les vidéos de propagande. La présence de deux combattants sur une même moto peut présenter un avantage tactique, puisque l’un peut conduire et l’autre manier une arme. En revanche, si la moto transporte plus de deux personnes, cela laisse supposer une pénurie de motos. Ceci s’ajoute au fait que les motos sont facilement endommagées lors d’accidents, d’échanges de tirs ou sur des routes difficiles. Les groupes armés ont donc besoin d’acheter régulièrement des motos en grande quantité, d’autant plus s’ils recrutent activement. Le JNIM est réputé offrir des motos aux jeunes s’ils acceptent de coopérer avec le groupe au Burkina Faso, au Bénin et en Côte d’Ivoire.
Le JNIM achète donc un grand nombre de motos neuves auprès de plusieurs sources et reçoit régulièrement des cargaisons de motos neuves dans tout le Sahel. Les informations concernant la chaîne d’approvisionnement en motos de l’EI Sahel sont plus rares. Avant leur séparation, les deux groupes étaient réputés partager périodiquement les mêmes fournisseurs. On ne sait pas auprès de qui l’EI Sahel s’approvisionne actuellement. On suppose que sa chaîne d’approvisionnement est bien moins étoffée que celle du JNIM, plus importante et mieux établie, bien que l’on ne sache pas exactement dans quelle mesure. Toutes les personnes interrogées ont convenu que la plupart des motos du JNIM et de l’EI Sahel sont neuves. Les Alobal, Sanili, Haojue, Kasea, Bajaj, Boxer et TVS ont été largement citées comme étant les marques préférées des groupes armés en raison de leur longévité, de leurs amortisseurs puissants, de leur gros réservoir et de leur capacité à transporter jusqu’à trois, voire quatre personnes.
Cela ne veut pas dire que le JNIM ou l’EI Sahel ne volent pas de motos ou n’achètent pas de motos volées. Les vols de motos par ces groupes armés semblent toutefois être plus ponctuels que systématiques. Ces groupes sont réputés commettre de petits vols de motos. Des acteurs armés qui seraient affiliés au JNIM ont par exemple volé une moto dans l’enceinte d’une ONG à Solenzo (Burkina Faso) en septembre 2022 et, le même mois, deux autres motos ont été dérobées au personnel d’une ONG sur la route qui relie Kaya à Barsalogho. Au Niger, l’EI Sahel a volé de nombreuses motos à des civils, apparemment avec l’accord du chef de l’époque, Abu Walid al-Sahrawi, qui autorisait ses combattants à s’emparer de biens en guise de butin de guerre. La tendance générale à acheter des motos neuves au lieu de les voler témoigne néanmoins d’une retenue stratégique du JNIM à l’égard de certaines formes de criminalité. Afin de ne pas nuire à son programme de gouvernance, le groupe évite généralement de voler les populations qu’il cherche à convaincre.62 S’il choisit des motos neuves, c’est cependant aussi parce qu’il a besoin de types de motos spécifiques pour mener à bien ses opérations. L’EI Sahel a moins de contraintes à l’égard des civils et pourrait donc se livrer plus facilement à des vols de motos. Aucune donnée n’a cependant pu prouver cette hypothèse.
Sources d’approvisionnement en motos
Ces groupes achètent la plupart de leurs motos neuves auprès de vendeurs de motos spécialisés et ils sont des clients réguliers de certains d’entre eux. Les commandants de niveau intermédiaire du JNIM organiseraient par ailleurs des achats de motos pour leurs régions spécifiques. Un vendeur de motos de Fada N’Gourma, dans la province de l’Est du Burkina Faso, a indiqué avoir dû passer plusieurs pré- commandes de dizaines de motos pour le compte de de combattants du JNIM. De même, selon un médiateur de Tillabéri qui a négocié avec des groupes armés dans la région, le JNIM a fait appel à plusieurs fournisseurs de motos. Selon lui, en 2017, à l’époque où le JNIM coopérait davantage avec l’EI Sahel, il aurait accepté d’acheter des motos dans le département de Torodi avec les combattants de l’EI Sahel auprès d’un fournisseur lié à l’EI Sahel. Cette relation a toutefois pris fin lorsque le fournisseur a tenté de vendre une marque différente de celle convenue à l’avance. Selon le médiateur, le JNIM continue de se procurer des motos dans la région, mais par l’intermédiaire de nouveaux fournisseurs. Les motos que les combattants achètent dans cette zone sont toutes importées du Nigéria, et chacune vaut au moins 500 000 CFA (750 €). Pour sa part, la branche de l’EI Sahel actuellement basée dans le nord de Tillabéri se procurerait ses motos au Nigéria, où ces dernières sont équipées de cadres en métal qui peuvent être modifiés pour venir supporter, par exemple, une mitrailleuse de 14,7 mm.66 Ses membres débourseraient jusqu’à 1,2 million de CFA (1 770 euros). Lorsqu’ils ne peuvent pas se les procurer, ils achètent d’autres grosses motos à des revendeurs de Gao, du Mali ou du Burkina Faso.
Combien de motos le JNIM achète-t-il ?
Dans les régions où le JNIM est considéré comme le groupe armé non étatique dominant, les achats de motos signalés sont attribués au JNIM sans que l’identité du groupe ait pu être confirmée. Bien que l’on puisse supposer que l’EI Sahel dispose de moyens d’approvisionnement similaires, aucune donnée ne permet d’estimer son volume d’achat. En ce qui concerne le JNIM, les données recueillies par la GI-TOC indiquent que le groupe achète chaque mois des dizaines, voire des centaines de motos dans la région et qu’elles sont pour la plupart neuves. Il peut y avoir des variations saisonnières et des baisses du taux d’achat car les motos sont moins utilisées pendant la saison des pluies. Des données provenant des services de police et des entretiens menés avec des vendeurs de motos ont été collectées à différents endroits au Bénin, au Togo, en Côte d’Ivoire et au Sénégal. Il en est ressorti qu’à chaque endroit, le JNIM achète en général 10 à 20 motos neuves par mois auprès de concessionnaires de motos individuels, qui les livrent à des unités locales d’hommes armés. À en juger par leurs zones d’activité, on peut supposer que ces hommes armés sont très probablement affiliés au JNIM.
Bien qu’il y ait moins de données disponibles sur les vendeurs de motos au Mali, les habitants et les experts estiment que les unités du JNIM dans le nord du Mali se procurent un nombre comparable de motos. Un habitant de la région du Gourma, qui a observé de près les groupes armés, estime que chaque « marakiz » (structure de commandement des unités locales) commande plusieurs dizaines, voire jusqu’à une centaine, de nouvelles motos chaque mois. (La taille des marakiz varie considérablement : les plus petits groupes comptent une centaine de combattants tandis que les plus grands en dénombrent plusieurs centaines. Cette estimation ne nous permet donc pas d’extrapoler des totaux clairs). Selon des données fournies par le commissaire régional de la police de Tillabéri (Niger), les combattants du JNIM dans la région de Tamou reçoivent fréquemment des motos qui leurs sont livrées par des réseaux locaux de jeunes. Selon le commissaire, des motos neuves sont souvent livrées aux combattants, vraisemblablement des membres du JNIM, en passant par le village frontalier de Tamou, situé sur le fleuve Niger, à proximité du Burkina Faso. Du côté burkinabé de la frontière, une base du JNIM est implantée à Boutou. Avant le conflit, Tamou était déjà une plaque tournante pour la contrebande de divers produits, y compris de motos. Le commissaire de police a fait état de multiples trafics auxquels se serait livré le JNIM. Ces trafics auraient été documentés par des informateurs locaux sans cela n’a pas pu faire l’objet d’une vérification indépendante.
Si ces informations sont exactes, environ 80 motos neuves ont été livrées durant une période de moins de deux mois à des combattants du JNIM à un même point de passage de la frontière. De toute évidence, plusieurs itinéraires seront utilisés pour approvisionner les différentes unités de la région. Le premier incident documenté à Tamou par la police de Tillabéri suggère également que le JNIM (et peut-être l’EI Sahel) se procurerait des motos en échange d’autres biens, y compris des voitures. Ce n’est peut-être pas une pratique courante, mais un ancien agent de liaison d’INTERPOL au Niger a laissé entendre le contraire. Selon lui, « rien que deux 4×4 volés peuvent valoir, même largement sous-évalués, plus de 20 millions de francs CFA. Cette somme permet de faire l’acquisition de plus de 40 motos neuves, même si celles-ci sont surévaluées à 500 000 CFA chacune ». L’agent estime que les motos ont beaucoup plus de valeur que les voitures aux yeux des groupes armés. Si c’est le cas, et s’il est vrai que les groupes armés échangent des voitures volées contre des motos, l’importance de l’écosystème des véhicules volés en matière de stabilisation ne fait plus l’ombre d’un doute. Les commerçants interrogés à Djougou et à Malanville dans le nord du Bénin, en février 2023, ont estimé que les groupes armés achetaient au moins une douzaine de motos neuves par mois dans leurs aires.
Une personne de Malanville a déclaré qu’une douzaine de motos au moins y étaient achetées contre au moins quinze à Djougou selon un vendeur de motos. Si les groupes armés sont à un stade d’infiltration plus précoce dans ces régions que dans les pays du Sahel, le nord du Bénin est une source de ravitaillement pour de nombreux produits de sorte que certaines des motos achetées sont parfois ensuite acheminées vers des unités situées plus au cœur du Sahel. De même, à Cinkassé (Togo), deux vendeurs de motos ont estimé à 50 le nombre de motos achetées chaque mois par les groupes armés qui opèrent dans les alentours de la ville. Les informations sur le trafic de motos dans les régions éloignées du sud des pays du Sahel sont plus rares. Cependant, on sait que de grandes quantités de marchandises, y compris de motos, empruntent des itinéraires illicites vers le nord. Les itinéraires secondaires divergent des points de contrebande plus établis. Selon un ancien trafiquant de Niamey, qui avait à un moment donné approvisionné des groupes armés en divers produits, y compris en produits pharmaceutiques, une « autoroute » de la contrebande reliait le Nigéria et le Mali, de Dogon Tapki (à la frontière entre le Nigéria et le Niger) à Tankademi, au Mali. Cette route était utilisée pour le trafic d’armes, de motos, de carburant et d’autres biens essentiels aux groupes armés.
Si l’on en juge par la forte proportion de motos illégalement détournées à l’importation et par la dépendance accrue du JNIM et de l’EI Sahel à l’égard des circuits illicites, les motos que ces groupes achètent font probablement l’objet d’un trafic important et ne sont pas taxées. Cela ne signifie pas pour autant que tous leurs fournisseurs actuels importent désormais des motos illégalement. Souvent, les fournisseurs de ces groupes sont des vendeurs de motos originaires de régions passées sous le contrôle du JNIM. Bien qu’ils soient initialement réticents à travailler avec des groupes armés, certains vendeurs de motos admettent que faire affaire avec des groupes armés est indéniablement lucratif et qu’ils n’arrêteront pas de leur plein gré. Un vendeur de motos basé près de Fada N’Gourma au Burkina Faso a indiqué : Je ne peux pas arrêter ce commerce car il me permet de nourrir ma famille. Je reconnais avoir fourni des motos à l’État islamique au Sahel et au groupe de Cheick Mouslim [un commandant d’Ansar ul-Islam] à Fada N’Gourma. Ils occupent la zone où je travaille, et j’étais donc obligé de leur vendre ces motos. Pour moi, il est plus rentable de travailler avec ces groupes armés car ils ne négocient pas le prix et paient sur place. Je peux même emprunter de l’argent pour acheter d’autres motos. Dans les zones qu’ils occupent, je ne paie pas de taxes et mes biens sont en sécurité.
D’autres vendeurs de motos dans des zones récemment touchées soupçonnent que certains de leurs acheteurs d’être des groupes armés, mais insistent sur le fait qu’ils ne peuvent pas faire autrement. Un vendeur de motos de Djougou, dans le nord du Bénin, a ainsi déclaré : Des étrangers viennent parfois de Bassila, Ouaké, Parakou, Tanguieta et Natitingou. Il leur arrive d’acheter entre deux et quatre motos. Ce qu’ils veulent en faire, je m’en fiche. Tant que je suis payé, pour moi, c’est une bonne affaire. Depuis que l’État a augmenté les droits de douane, les ventes de motos ont diminué. Alors, si on pouvait toujours avoir des clients comme ceux-là, ce serait mieux pour nous. L’essentiel est de vendre et de pouvoir se nourrir. On souffre trop.
INTERDICTIONS DE CIRCULER À MOTO ET CONSÉQUENCES INATTENDUES
Les interdictions frappant les motos sont souvent justifiées par le fait qu’elles sont temporaires, n’impactent pas toutes les motos et qu’elles empêchent les groupes armés de se servir de motos pour mener des attaques. Dans la mesure où les groupes armés se déplacent souvent en nombre et à moto (jusqu’à plusieurs dizaines de motos à la fois), la logique est que les patrouilles aériennes ou terrestres vont les repérer et les cibler lorsque des interdictions sont en vigueur, car il ne peut pas alors s’agir de civils.
Bien qu’ils soient initialement réticents à travailler avec des groupes armés, certains vendeurs de motos admettent que faire affaire avec des groupes armés est indéniablement lucratif et qu’ils n’arrêteront pas de leur plein gré
Types d’interdictions et réponses locales
Les données recueillies par la GI-TOC ont révélé que depuis 2012 (début du conflit malien), 43 interdictions de circuler à moto liées au conflit au Sahel ont été mises en vigueur au Mali, au Niger et au Burkina Faso. Ces interdictions sont de nature variée, mais tendent généralement à proscrire la circulation des motos (ou des deux-roues et des trois-roues) dans une zone administrative donnée à certaines heures. Ces interdictions ne comprennent pas les couvre-feux plus généraux, tels que celui en vigueur dans la ville de Menaka, qui interdit toute circulation de véhicules en ville pendant la nuit. Plus récemment, le Bénin a également eu recours à des interdictions de circuler à moto dans les provinces du nord en prise avec des groupes armés. En février 2023, les communes de Cobly et de Matéri, dans le département de l’Atakora (nord-ouest du pays), ont interdit la circulation des motos entre 21 heures et 6 heures du matin jusqu’à nouvel ordre. Le 17 février, la ville de Tanguiéta a imposé la même interdiction. Cependant, de nombreuses interdictions ne visent, officiellement ou dans la pratique, que les motos que les combattants de groupes armés ont tendance à conduire. Ces motos sont catégorisées par marque plutôt que par spécifications techniques. Les marques Aloba (une filiale d’Apsonic), Hajoue, Sanili et Boxer, qui sont généralement les plus recherchées par les groupes armés, sont les plus impactées par les interdictions. Le Cercle de Bandiagara au Mali a ainsi imposé une nouvelle interdiction de vente de motos de grande cylindrée en mai 2023.
Selon les observateurs, cette interdiction est toutefois appliquée plus largement, et ce de manière informelle, dans la région de Mopti où les soldats arrêtent et interpellent habituellement toute personne conduisant ce type de motos. En juin 2020, le Burkina Faso a mis en place une interdiction nationale d’importation et de commercialisation de motos « Aloba et équivalents », toujours en vigueur. L’interdiction des motos est controversée parmi les civils que cela affecte. Il est difficile de cerner les multiples impacts des interdictions sur les populations civiles, et notamment rurales, mais certains sont manifestement négatifs. Comme l’ont déclaré l’an dernier aux médias les habitants de la région Centre- Nord du Burkina Faso, les grosses motos visées par l’interdiction étaient aussi celles dont les villageois en zone rurale avaient le plus besoin. Ce sont en effet les seules qui peuvent circuler sur des routes en mauvais état. Ces motos n’étaient pas seulement essentielles à la subsistance des populations, mais faisaient aussi de facto office de véhicules d’urgence, face à l’absence d’ambulances dans une large partie de la région. (Au Burkina Faso, les groupes armés s’emparent fréquemment d’ambulances car elles leur servent de véhicules opérationnels. Le problème est donc largement répandu). Les mesures prises concernant les motos ont par ailleurs empêché les ONG d’accéder à des zones difficiles d’accès, comme Tillabéri au Niger. Les autorités reconnaissent souvent que les interdictions de circulation permanentes des motos jour et nuit ne sont pas viables. Par exemple, à la suite du massacre de Solhan dans la province d’Oudalan (Burkina Faso) en juin 2021, la circulation de tous les véhicules à deux roues a été interdite dans la majorité des départements des provinces de l’Est et du Sahel.
Ces interdictions sont de nature variée, mais tendent généralement à proscrire la circulation des motos (ou des deux-roues et des trois-roues) dans une zone administrative donnée à certaines heures. Ces interdictions ne comprennent pas les couvre-feux plus généraux, tels que celui en vigueur dans la ville de Menaka, qui interdit toute circulation de véhicules en ville pendant la nuit
Un mois plus tard, cette interdiction a été restreinte à la nuit (entre 18 h et 6 h). Ces interdictions nocturnes ont néanmoins encore des impacts considérables sur les économies locales, en particulier dans le secteur de l’hospitalité. Une interdiction totale de circulation à moto est en vigueur dans la plupart des départements de Tillabéri (Niger) depuis mars 2016, malgré une brève suspension entre septembre et octobre 2021. Cette interdiction a entraîné la fermeture de plusieurs marchés agricoles hebdomadaires dans certaines zones dépendantes de l’agriculture comme Torodi. Privés de motos, les habitants ne pouvaient plus emmener leurs produits au marché. Les civils se sont en partie adaptés. Lorsque le terrain le permet et dans les zones où les petites motos sont autorisées, on circule désormais davantage en petites motos et en scooters, des véhicules qui étaient auparavant qualifiés avec mépris de « motos de femmes ». Cette tendance s’est traduite par une forte augmentation des prix, la plupart des marques de motos légères disponibles ayant connu une augmentation d’au moins 500 000 CFA depuis l’entrée en vigueur de l’interdiction de vente au Burkina Faso. Cette hausse des prix pèse financièrement sur les ménages. De plus, les petites motos sont moins maniables sur les terrains accidentés et ne peuvent transporter que des charges réduites, ce qui a très probablement des répercussions sur les économies locales.
Parallèlement, les groupes armés semblent mieux s’adapter aux interdictions que les habitants. Selon un journaliste qui a largement couvert le conflit au Burkina Faso, les habitants essaient généralement de respecter l’interdiction afin d’aider l’armée, mais aussi par crainte d’être pris pour cible s’ils conduisent une moto. Dans le Centre Nord, les groupes armés circulent toutefois souvent sur de grosses motos pendant les heures d’interdiction, car ils partent du principe que les forces de sécurité ne pourront pas surveiller l’ensemble de la zone (toute la province est actuellement touchée par les interdictions). Dans les zones où le terrain le permet, ils utilisent des motos légères ou d’autres moyens de transport qui ne sont pas soumis à l’interdiction.
Impacts sur les groupes armés et les réseaux de trafic
Il est difficile de mesurer l’impact d’un changement particulier au sein d’un conflit car chaque tendance observable a de multiples causes. Les éléments qui démontreraient que ces interdictions de circuler à moto gênent l’activité des groupes armés ou leur capacité à se procurer des motos sont cependant rares. Les interdictions dans les provinces burkinabé de l’Est et du Sahel en sont de bons exemples. En 2021, année de la mise en place des interdictions, le JNIM a causé 372 incidents violents à l’encontre des civils, des forces armées ou d’autres groupes armés dans les provinces du Sahel et de l’Est. En 2022, une légère baisse a été constatée, avec 365 incidents répertoriés dans ces deux provinces. Plus inquiétant encore, plusieurs observateurs ont conclu que, si les interdictions nuisent aux activités des vendeurs de motos légaux (ou du moins partiellement légaux), elles pourraient stimuler l’activité des trafiquants de motos. La récession économique peut par ailleurs accroître les ressentiments à l’encontre de l’État, dont les groupes armés pourraient tirer profit. Un policier de Cinkassé (Togo) a ainsi souligné : Nous avons constaté une baisse d’activité chez les commerçants légaux du secteur les obligeant à licencier plusieurs personnes, ainsi qu’une forte augmentation du chômage au sein du personnel employé par ces vendeurs. Nous avons écrit aux autorités pour les alerter de la menace que représente le chômage des anciens travailleurs du secteur de la vente et du transport de motos. Nous craignons que ces personnes ne soient embrigadées par des terroristes car elles connaissent les routes, les villages et les moyens de se procurer rapidement des motos aux dépens des autorités.
Deux vendeurs de motos de Cinkassé et un autre de Malanville (Bénin) ont reconnu que la hausse des prix, favorisée par une augmentation de la demande, inciterait les vendeurs à se tourner de plus en plus vers les réseaux de trafiquants de motos pour se réapprovisionner.89 De même, le fait que les acteurs armés (et pas seulement les acteurs armés extrémistes violents) soient prêts à payer de bons prix pour les motos et à forcer les commerçants à coopérer, obligera certains d’entre eux à avoir recours aux réseaux de trafiquants. Un vendeur de motos basé à Kompienga, qui fait appel à des transporteurs pour faire passer des motos en contrebande, a expliqué :
J’ai des contacts qui me fournissent le nombre de motos dont j’ai besoin en un temps record. Ils peuvent me procurer 40 à 50 motos par commande, qui seront ensuite vendues sur une période de deux mois. Actuellement, je suis sur une vingtaine de motos par mois car il est devenu très difficile de les sortir et de les vendre sur le terrain. Ces deux dernières années, j’ai dû vendre des motos aux hommes armés qui contrôlent la région de Fada. Ce sont parfois des Volontaires pour la défense de la patrie et des Forces de défense et de sécurité. Ce sont aussi souvent des hommes de la brousse. Ne nous voilons pas la face : on leur vend des motos parce qu’ils paient le prix sans discuter et qu’ils contrôlent l’accès aux routes. Si vous les évitez, ils vous bloquent et tuent les personnes qui transportent vos motos. Aussi bien en Afrique de l’Ouest que dans le reste du monde, il a été constaté qu’interdire certains biens ou activités ne fait qu’augmenter les trafics dans de nombreux secteurs économiques illicites. C’est particulièrement vrai lorsque le produit en question est essentiel à l’économie locale et que la demande est plus ou moins garantie.