Type de publication : Briefing Paper
Date de publication : Août 2024
Site de l’organisation : Crisis group
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Dans le département d’Abala, à l’ouest du Niger, l’inégalité entre les hommes et les femmes est un problème ancien, profondément ancré dans les traditions locales. Mais avec l’arrivée de l’État islamique au Sahel (EI-Sahel), cette situation déjà difficile a pris un tournant encore plus sombre. Ce groupe impose des règles strictes qui limitent gravement les libertés des femmes, les empêchant de subvenir à leurs besoins et de participer à la vie de la communauté. Dans cette société patriarcale, où les femmes étaient déjà en marge, elles se retrouvent aujourd’hui sous une pression immense. Si les hommes subissent des violences physiques brutales, les femmes, elles, sont soumises à des restrictions qui renforcent des inégalités profondément enracinées, les privant de droits fondamentaux. Depuis cinq ans, l’insurrection jihadiste s’est intensifiée dans la région de Tillabéri, prenant de plus en plus le contrôle des zones rurales comme Abala. Les habitants vivent sous la menace constante de représailles s’ils ne respectent pas les règles imposées. En parallèle, le coup d’État militaire de 2023 a encore fragilisé la situation des femmes, sapant les efforts précédents pour améliorer leurs droits. Avec le retrait de plusieurs partenaires internationaux, les avancées en matière d’égalité des genres sont au point mort. Dans ce climat d’insécurité et d’instabilité politique, les femmes et les filles se retrouvent plus vulnérables que jamais, et les espoirs d’un avenir plus juste semblent de plus en plus éloignés.
Les pays de la zone WATHI peuvent tirer des leçons précieuses de ce qui se passe à Abala, au Niger, notamment en matière de lutte contre les inégalités de genre et de résistance à l’extrémisme. D’abord, il est important de comprendre que l’exclusion des femmes et les inégalités profondément enracinées aggravent la vulnérabilité des communautés face aux groupes jihadistes. Renforcer les droits des femmes et leur donner accès à l’éducation, à la santé et à des opportunités économiques n’est pas seulement une question de justice sociale, c’est aussi une manière de rendre les communautés plus fortes et plus résilientes. Quand les femmes sont autonomes et participent à la gouvernance locale, elles deviennent des actrices clés dans la prévention des conflits et dans la construction d’une société plus solidaire. Il est donc essentiel que les pays de la zone WATHI incluent les questions de droits des femmes dans leurs stratégies de développement et de sécurité. D’autre part, la stabilité politique et une coopération régionale efficace sont cruciales pour freiner l’influence des groupes armés. La situation d’Abala montre aussi que lorsque l’État est absent des régions rurales et que les services publics manquent, cela laisse un vide dans lequel les extrémistes s’engouffrent. Les gouvernements de la zone WATHI doivent donc s’assurer que l’État reste présent dans les zones éloignées en garantissant des services de base, comme la santé et l’éducation, tout en travaillant de près avec les communautés locales pour répondre à leurs besoins réels. Ces efforts doivent être soutenus par des partenaires internationaux, mais avec une vraie implication des populations locales pour que les solutions soient durables et adaptées aux réalités du terrain.
Les extraits proviennent des pages : 3-4, 5-6, 7-8, 9-10, 11-12, 13-14, 15-16, 17-18, 19-20
L’influence jihadiste à Abala
Abala est l’un des treize départements qui composent la région de Tillabéri.Son chef-lieu, la ville d’Abala, est situé à 50 kilomètres au sud de la frontière malienne et à 250 kilomètres au nord-est de la capitale nigérienne, Niamey. Le département, dont la population totale est estimée à 215 000 personnes, compte une autre petite ville, Sanam, ainsi que plus d’une centaine de villages et campements nomades peul et touareg. Le département d’Abala est depuis longtemps une plaque tournante du commerce transfrontalier et de la transhumance. Les éleveurs font régulièrement déplacer leurs troupeaux de part et d’autre de la frontière. L’élevage et l’agriculture sont les piliers de l’économie régionale. Les femmes ont traditionnellement des rôles spécifiques dans ces deux secteurs, comme l’élevage des jeunes animaux et la vente de denrées alimentaires.
Violence et déplacements
Au cours du vingtième siècle, sous l’effet de la croissance démographique, les communautés agricoles djerma et haoussa de Tillabéri ont progressivement migré vers le nord de la région à la recherche de terres arables. Des localités comme Abala ont également attiré des éleveurs peul et touareg semi-nomades pour les marchés et autres services qu’elles offraient. L’augmentation continue de la population a nourri des conflits fonciers, qui ont parfois dégénéré en affrontements armés. Ces derniers opposaient généralement les communautés pastorales nomades entre elles, notamment les Peul et les Daosahak, ou alors des éleveurs aux agriculteurs djerma et haoussa.
A partir de la fin des années 1990, les conflits intercommunautaires sont devenus plus meurtriers, l’apparition de groupes armés des deux côtés de la frontière Niger-Mali ayant facilité l’accès aux armes à feu. Les jeunes hommes, en particulier ceux des communautés nomades, ont appris à manier des armes de guerre. Certains ont été recrutés par des entrepreneurs politiques au sein de milices communautaires qui prétendaient défendre les intérêts des populations nomades marginalisées.
En 2012, des rebelles – essentiellement touareg – des villes maliennes de Kidal et de Ménaka ont pris les armes contre le gouvernement pour revendiquer l’indépendance du nord du Mali, créant une vague d’instabilité qui s’est propagée aux communautés nigériennes de l’autre côté de la frontière. Si le mouvement séparatiste s’est emparé de plusieurs villes de la région, il a rapidement été dépassé par les groupes jihadistes affiliés à al-Qaeda, avec lesquels il s’était brièvement allié avant de les affronter pour le contrôle du nord du Mali.
Les groupes armés ayant participé à la crise dans le nord du Mali ont d’abord recruté selon les clivages intercommunautaires existants. Des jeunes daosahak et touareg ont rejoint les rangs du Mouvement de libération nationale de l’Azawad, une organisation laïque qui revendiquait un Etat séparé. Des jeunes peul, au Mali et au Niger, se sont, eux, ralliés au Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao). Mais au fil du temps, comme Crisis Group a eu l’occasion de le décrire, les jihadistes de la zone frontalière ont attiré des recrues et des conscrits issus de différents groupes ethniques. En 2017, quatre organisations ont fusionné pour former le Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (GSIM), aujourd’hui la plus grande force jihadiste au Sahel central. Contrairement au GSIM, affilié à al-Qaeda mais largement dirigé par des chefs du centre et du nord du Mali, les dirigeants de l’EI-Sahel viennent de la région saharienne – mais ne sont ni maliens ni nigériens.
La franchise de l’Etat islamique au Sahel est née d’une scission au sein du Mujao. Connu initialement sous le nom d’Etat islamique dans le Grand Sahara, le groupe a peu à peu étendu son influence sur la région de Tillabéri à partir de sa base au Mali. A partir de 2017, il a mené des attaques contre les forces de sécurité nigériennes et s’est mis à enlever ou à assassiner des chefs locaux considérés comme trop proches du gouvernement. Avant 2021, le groupe avait également forgé des alliances au-delà des Peul, ciblant les communautés touareg, daosahak et djerma. Il s’était pour cela présenté comme une force capable de protéger une partie des habitants contre le vol de bétail et d’autres formes de criminalité, tout en faisant usage de méthodes d’intimidation et de violence. En mars 2022, le commandement central de l’EI a donné au groupe le statut de province, lui attribuant le nom de province de l’Etat islamique au Sahel.
Jusqu’à récemment, la direction de l’EI-Sahel était composée d’étrangers, mais la base reste toujours essentiellement constituée de Peul et de Daosahak. Plutôt que d’occuper des villes ou des villages, le groupe appelle les combattants des zones frontalières à se rassembler sur des motos lorsqu’ils montent une attaque et à se disperser ensuite dans la brousse. Les villageois qui résistent sont punis ou tués.
Présence étatique et influence jihadiste
Du fait de la présence permanente des forces de sécurité nigériennes dans la ville d’Abala, celle-ci est plus sûre que les zones rurales environnantes et a ainsi attiré des milliers de personnes fuyant leurs domiciles. Dès 2012, le gouvernement avait déjà ouvert un camp pour les réfugiés maliens. Le département accueille également des déplacés internes, répartis entre la ville d’Abala, un site à sa périphérie et d’autres sites temporaires à travers son territoire. A la mi-2023, Abala comptait quelque 21 000 personnes réfugiées et 16 000 personnes déplacées internes, soit la plus grande population déracinée des treize départements de Tillabéri. Le gouvernement et les groupes humanitaires tentent de fournir un abri, de la nourriture et d’autres produits de première nécessité aux personnes déplacées, mais ils peinent à répondre à l’ensemble des besoins. Les écoles et les cliniques de la ville d’Abala fonctionnent mais sont insuffisamment équipées pour satisfaire la demande locale.
La franchise de l’Etat islamique au Sahel est née d’une scission au sein du Mujao. Connu initialement sous le nom d’Etat islamique dans le Grand Sahara, le groupe a peu à peu étendu son influence sur la région de Tillabéri à partir de sa base au Mali
En dehors de la ville d’Abala, cependant, l’Etat est à peine visible. Les soldats effectuent des patrouilles dans le département, mais n’ont plus de base permanente à l’extérieur de la ville, et la plupart des services, notamment les écoles, ont fermé. La plupart des organisations humanitaires ont également quitté les zones rurales, estimant qu’il était trop compliqué et trop dangereux de s’aventurer au-delà des limites de la ville d’Abala. Peu après le coup d’Etat, les autorités ont annoncé la suspension des activités des agences des Nations unies et des ONG étrangères dans les zones d’opérations militaires, sans préciser quelles zones étaient considérées comme telles. En avril, le régime a rendu obligatoires les escortes militaires pour tous les déplacements des agences humanitaires et des ONG en dehors des villes principales, une exigence qui n’est pas nouvelle mais qu’elles appliquent strictement, contrairement aux autorités précédentes. Les efforts de plaidoyer visant à donner une plus grande marge de manœuvre aux travailleurs humanitaires ont, jusqu’à présent, été infructueux. Après le coup d’Etat, les bailleurs de fonds ont suspendu la majeure partie de la coopération au développement à long terme, en particulier l’aide budgétaire et les activités de soutien aux structures gouvernementales. Celle-ci n’a été que lentement et partiellement relancée.
L’EI-Sahel exerce une influence dans tout le département, y compris à proximité immédiate de la ville d’Abala. Une femme a déclaré à Crisis Group que des jihadistes venaient régulièrement prélever la zakat (impôt islamique) dans son village, situé à seulement trois kilomètres d’Abala. L’organisation n’a pas de bases visibles, mais ses combattants font régulièrement irruption dans les villages pour s’assurer du respect de ses règles et punir toute transgression présumée. Ces règles comprennent le paiement forcé de la zakat en espèces ou en bétail, des codes vestimentaires rigides et l’interdiction des cérémonies ostentatoires, du vol ou du banditisme, ainsi que du tabac. Les jihadistes érigent souvent des points de contrôle à l’entrée des villages, inspectant les voitures et les motos – une « procédure standard » selon les villageois. L’EI-Sahel tente également d’empêcher les loisirs populaires, comme ceux au cours desquels des jeunes hommes se rassemblent autour d’un feu de charbon pour préparer du thé.
Les informateurs jouent un rôle essentiel pour permettre au groupe de surveiller et de contrôler le comportement des habitants. De nombreuses femmes interrogées par Crisis Group ont déclaré que la peur et la suspicion étaient monnaie courante, parfois au sein même des familles. Une femme haoussa l’explique ainsi : « Nous avons peur de parler aux étrangers car, ici, les murs ont des oreilles. Il est plus facile de répondre aux questions en disant “je ne sais pas”, même si ce n’est pas vrai. »
La vie sous l’influence des jihadistes
En imposant des restrictions aux femmes et aux filles dans le nord de la région de Tillabéri, l’EI-Sahel n’est pas parti de rien. Le Niger est une société profondément patriarcale et les inégalités de genre sont particulièrement marquées dans cette région rurale et pauvre. Ces normes solidement enracinées ont façonné la manière dont l’EI-Sahel intervient dans la vie des femmes et des hommes qui y vivent.
Mariage, liens familiaux et recrutement
Dans la société nigérienne, où le mariage marque l’entrée dans la vie d’adulte, la plupart des femmes se marient jeunes. Une fille sur quatre est mariée avant l’âge de quinze ans, et près des trois quarts ont un mari à dix-huit ans. Environ un tiers des femmes mariées vivent dans des unions polygames (dans ces arrangements, les hommes ont plusieurs femmes, ce qui accroît leur statut social et économique). Le consentement des parents et l’accord de la communauté jouent généralement un rôle primordial dans la prise de décision relative au mariage.
Se marier nécessite de l’argent, ce dont manquent beaucoup de jeunes hommes de la région. Par convention, lorsqu’un homme demande une fille ou une femme en mariage, lui et sa famille offrent une somme d’argent, des terres ou d’autres biens à la future mariée et sa famille. Cela permet de financer les festivités liées au mariage et à l’installation du nouveau foyer.
Les fonds nécessaires étaient autrefois accessibles aux jeunes hommes aux moyens limités, mais au fil du temps, la pression exercée sur les familles pour qu’elles organisent des cérémonies particulièrement coûteuses afin d’asseoir leur statut social a fait grimper fortement le prix de la dot. En 2023, la dot s’élevait ainsi à plus de 500 dollars dans la ville d’Abala et les villages environnants – une petite fortune pour les jeunes hommes de la région qui, même quand ils travaillent, vivent le plus souvent au jour le jour. La dot ne constitue qu’une partie de l’engagement financier du jeune époux. Une fois mariés, les hommes sont responsables non seulement de leur propre ménage, mais aussi d’un cercle familial élargi. La plupart des femmes que Crisis Group a interrogées sur le sujet pensent que des attentes aussi lourdes peuvent expliquer l’attrait du jihadisme aux yeux des jeunes hommes. Comme il sera discuté plus en détail plus loin dans ce briefing, les opportunités de gagner de l’argent sont rares, et la situation s’est davantage détériorée avec le conflit lié à l’EI-Sahel. Les hommes sont attirés dans le giron du groupe de différentes manières : certains s’engagent comme combattants, d’autres fournissent aux insurgés des motos ou du carburant, d’autres encore aident à vendre du bétail volé sur les marchés.
Se marier nécessite de l’argent, ce dont manquent beaucoup de jeunes hommes de la région. Par convention, lorsqu’un homme demande une fille ou une femme en mariage, lui et sa famille offrent une somme d’argent, des terres ou d’autres biens à la future mariée et sa famille. Cela permet de financer les festivités liées au mariage et à l’installation du nouveau foyer
Les membres de l’EI-Sahel pourraient, en théorie, utiliser leur statut au sein du groupe pour contraindre les femmes et les jeunes filles à avoir des relations avec eux. Dans la pratique, cependant, les femmes interrogées ont indiqué qu’un tel contournement des normes locales ne se produisait généralement pas. Les futurs mariés issus des rangs jihadistes suivent généralement la voie traditionnelle en demandant la main de la future épouse à ses parents et en payant la dot. Bien que les jihadistes respectent largement ces coutumes et n’aient pas recours à la force physique pour se marier, ces arrangements ne sont pas nécessairement exempts de pression.
De tels mariages reçoivent un accueil mitigé de la part des familles et plus largement de la communauté. De nombreuses femmes s’opposent à l’idée que des combattants jihadistes épousent les filles de leur famille. D’autres estiment néanmoins qu’il n’est pas anormal pour les filles et les jeunes femmes des zones rurales proches de la frontière de se marier avec ces hommes, puisqu’elles les connaissent et proviennent des mêmes communautés.
D’autres encore voient dans le mariage avec un jihadiste un moyen d’échapper à la misère. Plusieurs femmes interrogées ont en effet souligné que le système imposé par l’EI-Sahel, selon lequel les femmes restent à la maison et les hommes sont chargés de subvenir à leurs besoins, est un attrait pour les filles qui ont eu pour habitude de travailler dur pour aider leur famille. Une femme a fait remarquer que « les femmes des jihadistes ne travaillent pas. Elles sont toujours à la maison ». Selon elle, la perspective d’avoir à moins travailler tout en ayant assez à manger pourrait peser dans la balance chez celles qui cherchent ou acceptent de se marier avec un membre du groupe. Une autre femme, farouchement opposée à ce que ses quatre filles soient mêlées aux jihadistes, a déclaré que « les filles de la brousse les aiment bien » car elles n’ont pas besoin de travailler et ont toujours de la nourriture en abondance.
Les femmes jouent un rôle central au sein de l’EI-Sahel autour des enjeux matrimoniaux ou autres questions familiales. Au Sahel central, contrairement au bassin du lac Tchad, les jihadistes ne recrutent généralement pas de femmes pour en faire des combattantes ou les utiliser pendant les combats. Le soutien apporté par les femmes est davantage lié à leurs activités traditionnelles d’épouses et de mères. Elles peuvent, par exemple, utiliser leurs réseaux familiaux pour se procurer des biens, tels que les médicaments, que les combattants n’arrivent pas à obtenir seuls.
A l’inverse, certaines femmes utilisent ces rôles traditionnels pour dissuader leurs proches, en particulier leurs fils, de rejoindre l’EI-Sahel – bien que leur capacité à y parvenir soit souvent limitée. Dans certains cas, la pression sociale est très forte. Une femme peul déplacée, dont le fils a 15 ans, a déclaré qu’elle serait impuissante à l’empêcher de rejoindre l’EI-Sahel s’ils devaient retourner dans leur village d’origine. « Si tout le village soutient cela, si tout le monde souhaite cela, je ne pourrai rien faire. » La pression exercée par l’EI-Sahel, y compris à l’encontre des familles des recrues potentielles, entre également en ligne de compte. Une femme ayant fui son village près de la frontière malienne a raconté comment des jihadistes avaient battu son mari parce qu’ils voulaient l’obliger à enrôler son fils dans le groupe. Enfin, certains hommes cachent à leur famille leurs liens avec l’EI-Sahel, expliquant que leurs longues absences et leurs nouveaux revenus proviennent d’un travail (licite) à l’étranger. Dans ces cas-là, les parents ne découvrent souvent la vérité que lorsque leur fils est tué au combat ou est reconnu par une connaissance détenue un temps par le groupe.
Les normes comportementales et leur mise en œuvre
L’EI-Sahel exige des femmes et des jeunes filles qu’elles respectent les normes comportementales que le groupe tire de son interprétation des principes islamiques. La plus visible d’entre elles concerne l’apparence des femmes et leur présence dans les espaces publics. Dans les villages sous influence jihadiste, les filles et les femmes sont tenues de porter un hijab noir ne laissant apparaître que les yeux, une robe noire intégrale (abaya) et des chaussettes noires. Les femmes plus âgées ont un peu plus de latitude ; elles peuvent choisir la couleur de leur hijab et laisser leur visage à découvert.
L’EI-Sahel communique de diverses manières ce qu’il considère être une tenue vestimentaire appropriée pour les femmes. Des prédicateurs musulmans itinérants donnent des instructions sur les codes vestimentaires et encouragent les femmes à copier le style des épouses de jihadistes. Même lorsqu’elles sont habillées de « manière appropriée », les femmes disent avoir peu de liberté de mouvement. Les jihadistes ont clairement fait savoir qu’ils préféraient qu’elles restent à l’intérieur et, dans certains villages, ils leur ont interdit de travailler dans les champs ou de ramasser du bois. Ces contraintes sont particulièrement lourdes pour les femmes qui sont cheffes de ménage et doivent subvenir aux besoins des leurs.
Les interactions entre les hommes non mariés et les jeunes femmes sont aussi strictement contrôlées. De simples contacts, même anodins, entre hommes et femmes peuvent en effet conduire à des pressions en vue d’un mariage. Une femme a déclaré à Crisis Group que les jihadistes forcent les jeunes à se marier si l’on pense qu’ils entretiennent une relation. Si de nombreuses femmes n’apprécient pas les contraintes imposées par l’EI-Sahel, quelques-unes ont toutefois exprimé une certaine approbation à l’égard de ces règles qui, selon elles, proscrivent les tenues et les comportements indécents et permettent de contenir la prostitution.
L’EI-Sahel exige des femmes et des jeunes filles qu’elles respectent les normes comportementales que le groupe tire de son interprétation des principes islamiques. La plus visible d’entre elles concerne l’apparence des femmes et leur présence dans les espaces publics
Les jihadistes ne punissent pas de la même manière les hommes et les femmes qu’ils jugent désobéissants. Les hommes peuvent être enlevés si leur comportement est jugé contraire à la loi islamique ou s’ils sont soupçonnés de transmettre des informations aux autorités. Ils sont généralement libérés après un certain temps (allant, semble-t-il, d’une semaine à un mois), mais des transgressions répétées peuvent être punies par la peine de mort. Le groupe jihadiste exécute également les bandits ou mutile les voleurs. Les témoignages sur les châtiments physiques, souvent mortels, infligés aux hommes sont nombreux. En revanche, le sort réservé aux femmes qui transgressent l’interprétation que fait l’EI-Sahel de la loi islamique est beaucoup plus ambigu. Certaines femmes affirment que les jihadistes infligent des châtiments corporels aux femmes, mais lorsqu’elles sont interrogées spécifiquement sur ce point, elles disent avoir simplement entendu parler d’incidents au cours desquels des femmes ont été battues ou fouettées, sans en avoir été personnellement témoins. D’autres sources déclarent que les femmes ne sont pas soumises à des châtiments physiques. D’autres disent enfin que la simple menace de violences dissuade les femmes de désobéir.
De manière générale, en comparaison de la violence terrible qu’ils infligent régulièrement aux hommes et aux garçons, il est rare que les jihadistes s’en prennent physiquement aux femmes en public dans le département d’Abala – c’est même à peine s’ils les regardent. Lors de massacres de civils à Tillabéri, les jihadistes ont, dans au moins un incident survenu près du département d’Abala, pris pour cible uniquement les hommes et les garçons, y compris des enfants âgés d’à peine onze ans. Ils avaient par contre laissé les femmes indemnes.
Enfin, si la violence contre les hommes et les garçons est fréquemment mentionnée par les femmes comme une raison de se montrer méfiantes vis-à-vis de l’EI-Sahel, il en va de même pour leurs perceptions des forces de sécurité nationales. Certaines femmes (principalement des Peul) considèrent même les jihadistes comme un moindre mal à cet égard. Ces derniers, disent-elles, punissent tous ceux qui leur désobéissent, quelle que soit leur appartenance ethnique, alors que les forces de sécurité s’en prennent pendant leurs patrouilles principalement aux Peul, que certains au sein des forces de l’ordre associent aux insurrections jihadistes.
Les moyens de subsistance
L’économie du département d’Abala, et plus largement celle de Tillabéri, repose principalement sur l’agriculture, l’élevage et le commerce transfrontalier, et influence de nombreux domaines, allant du mariage à l’éducation en passant par le recrutement des jeunes hommes par les jihadistes. L’insécurité généralisée a cependant rendu les activités économiques dangereuses, tandis que les quelques emplois du secteur public auparavant disponibles dans les zones rurales ont pratiquement tous disparu. Le gouvernement a en outre fermé un certain nombre de marchés ruraux et interdit l’utilisation de motos afin de lutter contre l’EI-Sahel, réduisant encore davantage les moyens de subsistance des populations.
En revanche, le sort réservé aux femmes qui transgressent l’interprétation que fait l’EI-Sahel de la loi islamique est beaucoup plus ambigu. Certaines femmes affirment que les jihadistes infligent des châtiments corporels aux femmes, mais lorsqu’elles sont interrogées spécifiquement sur ce point, elles disent avoir simplement entendu parler d’incidents au cours desquels des femmes ont été battues ou fouettées, sans en avoir été personnellement témoins. D’autres sources déclarent que les femmes ne sont pas soumises à des châtiments physiques
Si tous les habitants subissent la détérioration économique, les hommes et les femmes la vivent différemment. Une femme a expliqué qu’avant l’arrivée de l’EI-Sahel dans son village, les hommes mariés interdisaient déjà à leurs femmes de vendre des marchandises sur le marché local. Estimant que cette activité était l’occasion d’une sortie inappropriée, ils obligeaient leurs femmes à y envoyer leurs jeunes filles à la place. Au Niger, les hommes ont aussi longtemps possédé la majeure partie des terres agricoles. Avant que l’EI-Sahel ne soit si influent, de nombreuses femmes trouvaient tout de même des moyens de gagner de l’argent, notamment en cueillant et en vendant des plantes comestibles, en élevant du petit bétail ou en travaillant la terre. Elles utilisaient alors les revenus de ces activités pour compléter ceux de leurs maris, ce qui leur offrait une certaine autonomie financière.
Aujourd’hui, de nombreuses femmes ont perdu ces rares sources de revenu et d’autonomie. Celles qui sont restées dans les zones rurales ont souvent cessé de travailler la terre par crainte des violences jihadistes. D’autres ont vendu leurs animaux pour pouvoir joindre les deux bouts, à condition que les jihadistes ne se soient pas déjà emparés de leur bétail lors de leurs violentes incursions. Les femmes qui ont trouvé refuge dans la ville d’Abala ont généralement perdu leurs propres animaux (en plus du troupeau familial) ou l’accès à leurs champs, voire les deux. De nombreuses femmes ont fait preuve de créativité et de résilience pour trouver d’autres activités leur permettant de nourrir leur famille.
Celles devenues veuves à cause du conflit se trouvent dans une situation particulièrement précaire, car les normes patriarcales peuvent leur interdire l’accès aux biens de leurs maris, y compris aux maisons et aux terres. Une mère de trois enfants a ainsi décrit comment, après la disparition de son mari près de la frontière (probablement en raison de ses liens avec l’EI-Sahel), elle et ses enfants sont devenus entièrement dépendants de son frère. Sans ce dernier, a-t-elle précisé, « j’aurais toutes les difficultés du monde ».
Certaines femmes interrogées dans la ville d’Abala ont déclaré avoir reçu des aides ou participé à des activités génératrices de revenus proposées par des ONG. Mais, même avant que le coup d’Etat de 2023 ne vienne compliquer les efforts humanitaires, de nombreuses femmes ont indiqué n’avoir reçu qu’une aide sporadique, voire aucune aide du tout. Plusieurs personnes interrogées par Crisis Group ont affirmé que certains jeunes, arrivant dans la ville d’Abala et constatant la situation difficile des personnes déplacées, avaient conclu qu’il était encore préférable de retourner dans leur village sous contrôle de l’EI-Sahel.
L’éducation
Parmi les enfants de la région de Tillabéri, nombreux sont ceux garçons et filles, qui n’ont pas accès à l’éducation. En janvier, environ un tiers des écoles de la région avaient fermé leurs portes en raison de la menace constante de violence, privant plus de 70 000 enfants d’instruction. La grande majorité de ces établissements sont des écoles primaires. Les jihadistes font parfois irruption dans des salles de classe pour intimider les enseignants et les élèves, avant d’endommager le matériel ou les bâtiments. « Nos enfants ne sont pas allés à l’école depuis deux ans », a déclaré une femme peul, mère de cinq enfants. « Les terroristes ont fouetté les enfants, mis le feu à leurs fournitures scolaires et incendié l’école. Les enseignants ont eu peur et ont quitté notre village. »
L’EI-Sahel ne semble pas cibler spécifiquement l’éducation des filles, mais les attaques du groupe contre les écoles ont un effet disproportionné sur celles-ci. D’après les entretiens menés par Crisis Group, de nombreuses familles n’ont pas assez d’argent pour pouvoir envoyer tous leurs enfants à l’école dans la ville d’Abala, où l’enseignement est encore accessible. L’éducation des fils étant plus valorisée que celle des filles, et ces dernières étant souvent appelées à participer aux tâches ménagères du foyer, les familles ont tendance à utiliser les moyens à leur disposition pour scolariser les garçons. Les filles qui ne sont plus à l’école en raison du conflit sont davantage susceptibles de se marier jeunes, surtout si leur famille peine à joindre les deux bouts.
Cela dit, même s’ils en ont les moyens, de nombreux parents considèrent que maintenir leur fille à l’école au-delà d’un certain âge risque de nuire à leurs chances de se marier. « Etudier, c’est bien, mais se marier, c’est mieux », a déclaré une femme touareg déplacée qui ne s’opposerait pas à ce que sa fille de douze ans se marie. « Si une fille va à l’école, elle peut tomber enceinte. »
Les autorités militaires ont reconnu la nécessité de rouvrir les écoles à Tillabéri, vantant les efforts dans ce domaine comme la preuve qu’elles ont rendu la région un peu plus sûre. Selon la Direction régionale de l’éducation nationale (DREN), 122 des 900 écoles fermées pourraient reprendre les cours sans présence militaire sur place. En novembre 2023, le gouvernement a demandé à la DREN d’équiper ces écoles pour une réouverture à la mi-décembre 2023. Peu d’enseignants semblent pourtant disposés à retourner dans la région. A la fin du mois de juin 2024, une seule des onze écoles censées rouvrir dans le département d’Abala y était parvenue. Si les écoles rouvrent leurs portes, les autorités, en collaboration avec les organisations d’aide au développement, devront redoubler d’efforts pour encourager les familles à y envoyer leurs filles et à les y maintenir plus longtemps.
L’accès aux soins de santé
L’EI-Sahel tolère en grande partie la présence des services de santé dans le département d’Abala, et plus largement à Tillabéri, probablement parce que les combattants ou leurs proches ont aussi besoin de soins médicaux. Par exemple, le village de Tigézéfen, situé à moins de 20 kilomètres du Mali, dispose encore d’un poste de santé public. Une femme a confié à Crisis Group que les « femmes des jihadistes » venaient régulièrement du Mali pour accoucher ou se faire soigner dans ces postes de santé.
L’éducation des fils étant plus valorisée que celle des filles, et ces dernières étant souvent appelées à participer aux tâches ménagères du foyer, les familles ont tendance à utiliser les moyens à leur disposition pour scolariser les garçons. Les filles qui ne sont plus à l’école en raison du conflit sont davantage susceptibles de se marier jeunes, surtout si leur famille peine à joindre les deux bouts
Si les jihadistes ne ciblent donc pas les services de santé, l’accès des femmes aux soins de santé dans les villages ruraux reste pourtant limité par le manque d’infrastructures – une situation qui prévalait bien avant l’insécurité actuelle – et de moyens de transport vers les villes. Dans la ville d’Abala, les services de santé peinent à répondre aux besoins d’une population qui augmente rapidement. Une femme peul de 26 ans explique : « Lorsque nous nous rendons au centre de santé pour des consultations prénatales, il arrive que quarante personnes fassent la queue. Dans ces cas-là, les agents de santé acceptent vingt personnes et disent aux autres femmes de revenir un autre jour. » De nombreuses personnes interrogées par Crisis Group ont également fait état du coût prohibitif des consultations et des médicaments.
Avec des taux de natalité parmi les plus élevés au monde, en particulier chez les femmes pauvres vivant dans les zones rurales, et un accès quasi inexistant à la contraception moderne, les services de santé sont essentiels au bien-être des femmes nigériennes, y compris à Tillabéri. La tolérance dont l’EI-Sahel a fait preuve jusqu’à présent dans ce domaine suggère qu’il est possible de répondre aux besoins en matière de santé des femmes et des hommes dans le département d’Abala.
L’effritement des liens intercommunautaires
Les tensions entre groupes ethniques ont favorisé la montée en puissance de l’EI-Sahel dans le nord de Tillabéri, mais ces mêmes fractures intercommunautaires se sont détériorées encore davantage sous l’effet de la présence des jihadistes, comme l’a observé Crisis Group par le passé. Si les auteurs comme les victimes des affrontements sont majoritairement des hommes, les femmes influencent à leur manière l’évolution des liens intercommunautaires.
Certaines femmes incitent les hommes de leur entourage à prendre les armes. Elles l’ont fait dès la fin des années 1990 et dans les années 2000, lorsque de violents conflits opposaient soit les éleveurs peul aux éleveurs daosahak, soit les éleveurs peul aux agriculteurs djerma, suscitant une vague de peur parmi les populations. Les hommes qui ont combattu à l’époque, et dont certains ont ensuite rejoint des groupes jihadistes, sont encore salués par certaines femmes comme des protecteurs de leur communauté qui « ont fait en sorte que les gens se sentent en sécurité. » Plus récemment, les femmes ont parfois tenté de convaincre les hommes de résister à l’EI-Sahel par la force. Une jeune femme de 21 ans a ainsi raconté comment, après des incursions répétées de jihadistes dans son village, elle et plusieurs autres jeunes femmes ont exigé que les hommes prennent les armes pour les protéger, plutôt que de devoir fuir.
Les femmes contribuent également à perpétuer un climat d’acrimonie entre les membres des différentes communautés. La présence de groupes jihadistes a renforcé l’animosité entre les communautés, en particulier à l’égard des Peul, qui portent le stigmate d’avoir fourni le gros des combattants au début du jihadisme au Mali. Plusieurs personnes interrogées ont exprimé leur méfiance à l’égard des hommes et des femmes peul. Beaucoup imputent la violence jihadiste aux jeunes hommes peul, et les femmes d’autres communautés accusent les femmes peul de soutenir leurs fils soupçonnés d’avoir embrassé la cause jihadiste. Une femme haoussa a déclaré que son village « chasserait tous les Peul » s’il en avait les moyens. Une agricultrice djerma âgée d’une cinquantaine d’années a, quant à elle, dit voir dans le massacre de civils perpétré par l’EI-Sahel près de son village en 2021 une vengeance des Peul pour les violences que les Djerma leur avaient infligées par le passé. La méfiance imprègne ainsi nombre d’interactions ordinaires, comme l’a déclaré une femme peul à Crisis Group : « Dès qu’un homme ou une femme peul s’approche, les gens cessent de parler. »
Quant à la possibilité pour les femmes de jouer un rôle de pacificatrices, la plupart de celles que Crisis Group a interrogées peinent à l’envisager. Si la majorité d’entre elles pensent que le dialogue entre les communautés et entre l’Etat et les jihadistes pourrait favoriser la stabilité à long terme, il leur est extrêmement difficile d’envisager un rôle concret dans la résolution des conflits. « Les femmes n’ont aucun pouvoir dans ce domaine », a déclaré l’une d’elles. « Le pouvoir appartient aux hommes. » Une autre femme a ajouté : « Notre rôle politique se limite à voter. Lorsqu’il s’agit de gérer des conflits, les femmes ne sont pas sollicitées. Nos connaissances sont sous-estimées. »
Enfin, l’insécurité a modifié le cadre social au sein duquel les femmes de différents groupes avaient l’habitude d’interagir au quotidien. La perte de terres et d’animaux, les déplacements de population et la fermeture des marchés ont contraint de nombreuses femmes à cesser de commercer entre elles, y compris pour échanger des produits agricoles ou des vêtements pour enfants. De même, le fait qu’il y ait moins de cérémonies sociales autour des mariages ou des naissances – que ce soit en raison des interdictions imposées par les jihadistes, de l’insécurité ou du manque de moyens signifie que les femmes de différentes communautés passent moins de temps ensemble et tissent moins de liens qui, dans certaines circonstances, pourraient contribuer à désamorcer les tensions.