Auteur : International crisis group
Site de publication : ICG
Type de publication : Rapport
Date de publication : Août 2025
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Introduction
Depuis 1995, aucun scrutin présidentiel n’a donné lieu à une alternance pacifique. Élection après élection, la Côte d’Ivoire reproduit des schémas identiques de crise politique, alimentés par des luttes personnelles de pouvoir, l’incapacité de la classe politique à dialoguer et à trouver des compromis sur les règles du jeu électoral, et la dangereuse instrumentalisation des questions liées à l’identité et à la nationalité.
La fragilité du système politique ivoirien trouve, en grande partie, sa racine dans la manière dont le premier président du pays, Félix Houphouët-Boigny a exercé le pouvoir. « Père fondateur de la nation », ce dernier a gouverné, de l’indépendance en 1960 à la veille de son décès fin 1993, à travers un régime de parti unique dont il était l’axe central. Ce système présidentialiste lui a survécu et a été très peu modernisé. Il donne à la fonction de chef de l’État une telle importance que ceux qui la convoitent sont prêts à tout, y compris à la violence, pour s’en emparer ou la conserver. Cela dit, Félix Houphouët-Boigny avait su, 33 ans durant, contenir les rivalités et les divisions en trouvant un savant équilibre entre la soixantaine de groupes ethniques qui composent le pays, tout en ouvrant celui-ci à l’immigration régionale et internationale.
En plus de fausser le jeu électoral et de discréditer la démocratie dans un pays où le multipartisme n’était alors vieux que de cinq ans, cette exclusion a eu pour effet de monter les populations les unes contre les autres. Schématiquement, celles du nord du pays, d’où Alassane Ouattara est originaire, se sont senties exclues car non représentées lors du vote. Pendant ce temps, celles du sud et de l’ouest forestier ont commencé à mettre en doute « l’ivoirité » – concept modelé par des proches du président Bédié, qui entend établir une différence entre les « Ivoiriens de souche » et les « Ivoiriens de circonstance », tout en dénonçant la « présence étrangère » sur le sol national – de leurs compatriotes septentrionaux, souvent associés ou confondus avec les nombreux travailleurs immigrés des pays sahéliens voisins.
Alassane Ouattara, candidat à un quatrième mandat
La décision d’Alassane Ouattara présente plusieurs risques. Le premier est de susciter, comme ce fut le cas en 2020, un fort mécontentement populaire, susceptible d’être attisé par des réseaux sociaux manipulés par des adversaires intérieurs et extérieurs. Le président est, selon le Conseil constitutionnel, en droit de se représenter. Il a tenu à rappeler, dans son annonce de candidature, que la constitution « l’autorise à faire un autre mandat ».
En 2020, ses opposants avaient invoqué l’article 55 de la constitution, stipulant que le président « n’est rééligible qu’une fois », pour contester sa participation au scrutin. Mais le Conseil constitutionnel avait estimé que l’adoption d’une nouvelle constitution en 2016, un an après la deuxième élection d’Alassane Ouattara, instituait une « Troisième République », remettant les compteurs à zéro et lui permettant de se représenter pour deux autres mandats en 2020 et 2025.
Cette quatrième candidature risque également de sembler anachronique aux yeux de nombreux jeunes Ivoiriens qui observent leur région changer. Ces mutations peuvent s’opérer de manière apaisée, à l’image du Sénégal, où le président Macky Sall a échoué à reporter l’élection présidentielle de 2024 face à l’intransigeance des institutions et de la société civile.
Selon ses partisans, Alassane Ouattara a par ailleurs un bilan à défendre, en particulier sur les plans sécuritaire et économique. L’armée, « kaléidoscope » issu des dix années de partition du pays, a été réformée et unifiée avec succès.19 Les mutineries et les mouvements d’humeur qui l’agitaient de manière récurrente ont pris fin en 2018. De plus, après avoir conduit plusieurs attaques meurtrières en territoire ivoirien, le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (Jama’at Nusrat al-Islam wal-Muslimin, Jnim) – le principal groupe jihadiste actif au Sahel et affilié à al-Qaeda – n’a plus frappé le pays depuis fin 2021. Cette situation s’explique notamment par un meilleur fonctionnement de l’appareil de sécurité et la mise en place d’un vaste programme régional de développement économique.
L’ombre de la crise post-électorale de 2010-2011
Laurent Gbagbo et son ancien ministre de la Jeunesse, Charles Blé Goudé, sont l’un et l’autre sous le coup d’une condamnation en Côte d’Ivoire pour des faits survenus pendant la crise post-électorale de 2010-2011, et qui les rend inéligibles.28 Arrêtés après la crise, inculpés par la Cour pénale internationale (CPI) pour crimes contre l’humanité, et placés en détention à La Haye, les deux hommes ont été définitivement acquittés par cette juridiction internationale en mars 2021. Le président Ouattara leur a ensuite permis de rentrer dans leur pays, respectivement en 2021 et en 2022.
Pour favoriser la réconciliation nationale, le président Ouattara avait pourtant signé, en août de la même année, une ordonnance accordant une amnistie à environ 800 personnes poursuivies ou condamnées pour des infractions en lien avec la crise de 2010-2011. Cette mesure incluait la libération de Simone Gbagbo, condamnée en 2015 à vingt ans de prison pour atteinte à la sûreté de l’État. L’amnistie, au terme de laquelle les condamnations sont effacées du casier judiciaire, avait permis à l’ancienne première dame de redevenir éligible.
Une opposition divisée
Pour le moment, la perspective d’un candidat unique de l’opposition reste donc très lointaine, d’autant que le trio formé par Tidjane Thiam, Laurent Gbagbo et Guillaume Soro n’a pas grand-chose en commun, hormis d’être absent de la liste électorale. Une candidature unique semble pourtant être le seul moyen dont dispose l’opposition pour espérer l’emporter face à un parti présidentiel en ordre de bataille et uni autour du président Ouattara.
Le chef de l’État jouera vraisemblablement sa réélection face à une opposition dont le principal ténor pour le moment autorisé à se présenter est l’ancienne première dame, Simone Ehivet Gbagbo. Figure historique de l’opposition, cette dernière ne dispose cependant pas de l’appui d’un grand parti pour la propulser vers la victoire, et ce, même si elle parvenait à forger une union avec le Front populaire ivoirien (FPI) de l’ancien Premier ministre Pascal Affi N’Guessan et avec le Cojep de Charles Blé Goudé, deux formations de taille relativement modeste.
Relancer le dialogue politique
La réouverture du dialogue semble être la condition sine qua non à leur réintégration dans la Commission centrale de l’institution. Ce dialogue devrait aussi être l’occasion d’examiner la possibilité d’une révision de la liste électorale avec l’objectif de trouver plus de consensus, autour de sa composition et éventuellement de permettre à certains candidats radiés de se présenter. Ce dialogue politique sera cependant difficile à tenir sans la présence, sur le territoire ivoirien, de l’ensemble des leaders de l’opposition. A ce titre, Tidjane Thiam devrait regagner la Côte d’Ivoire, dont il est absent depuis quatre mois. On voit mal, en effet, un dialogue politique digne de ce nom se tenir en l’absence du dirigeant du principal parti d’opposition qui a, qui plus est, appelé ce dialogue de ses vœux.
Promouvoir des processus électoraux plus représentatifs
Pour rompre avec le cycle d’échecs électoraux qui affecte leur pays les dirigeants ivoiriens, y compris les nouvelles autorités issues du vote d’octobre, devront envisager, sur le plus long terme, des mesures visant à instaurer des processus électoraux plus inclusifs, en particulier lors des scrutins présidentiels. A cet égard, deux problématiques sont particulièrement cruciales : les dispositions relatives à la nationalité et la place des jeunes dans la vie politique.
Les exigences imposées aux candidats aux élections en matière de nationalité devraient être revues à la baisse pour permettre à un plus grand nombre d’Ivoiriens aux origines diverses de se présenter à un mandat électif, y compris celui de chef de l’État. Dans un pays où des centaines de milliers de citoyens sont issus de l’immigration, ces restrictions ne sont plus en phase avec la réalité démographique.
Elles sont surtout un facteur d’instabilité : elles divisent les Ivoiriens et peuvent être instrumentalisées à des fins politiciennes. Elles sont aussi un manque à gagner pour un pays qui ne profite pas pleinement de sa diversité démographique. La loi de 1961 sur la nationalité ivoirienne devrait ainsi être modifiée pour permettre aux Ivoiriens qui possèdent une autre nationalité de briguer le suffrage des électeurs.
