L’actualité politique au Sénégal au cours des dernières semaines a été dominée par la situation des finances publiques et ce qu’elle augure pour les perspectives économiques et sociales à court et moyen terme du pays un an après le dénouement d’une crise politique par le choix clair et tranché des citoyens lors de l’élection présidentielle du 24 mars 2024. Les enjeux sont très importants pour le président Bassirou Diomaye Faye et le Premier ministre Ousmane Sonko, porteurs de promesse de rupture dans les pratiques politiques et d’amélioration rapide des conditions de vie des populations.
Derrière les débats techniques des économistes et des experts des finances publiques, les données sont assez simples: pour produire des résultats économiques et sociaux, pour commencer à mettre en œuvre la stratégie nationale de développement Sénégal 2050, ou même plus modestement pour sortir le pays de la morosité économique et faire face aux obligations financières de l’État, y compris le service de la dette, il faut disposer de ressources et être capable d’en mobiliser. Et pour cela, il faut bénéficier de la confiance des créanciers et des investisseurs. Pour mériter cette confiance, le pays doit présenter des indicateurs macroéconomiques satisfaisants et crédibles. Le Premier ministre Ousmane Sonko avait été le premier à alerter en septembre 2024 sur le fait que les chiffres officiels de la dette et du déficit budgétaire communiqués par le gouvernement du président Macky Sall ne correspondaient pas à la réalité.
L’audit réalisé par la Cour des comptes du Sénégal sur la période 2019-2023 lui a donné raison. C’est aussi ce qu’a confirmé le Fonds monétaire international à l’issue d’une mission à Dakar du 18 au 26 mars 2025. Dans le communiqué de presse du FMI, on peut lire ceci : «L’audit mené par la Cour des comptes a révélé d’importantes révisions des données budgétaires du Sénégal pour la période 2019–2023. Plus précisément, le déficit budgétaire moyen a été révisé à la hausse de 5,6 points de PIB, tandis que la dette de l’administration centrale est passée de 74,4 % à 99,7 % du PIB à fin 2023… Ces conclusions mettent en lumière de graves lacunes dans le contrôle budgétaire et la reddition des comptes, soulignant l’urgence de mettre en œuvre des réformes structurelles ». Le propos est très clair.
Même si l’équipe du FMI a salué « l’engagement fort des autorités sénégalaises en faveur de la transparence et de la redevabilité budgétaires », le programme du FMI avec le Sénégal reste suspendu et la notation souveraine du pays a été immédiatement revue à la baisse. Quoiqu’on pense de la justesse des appréciations des agences privées de notation de risque, quoiqu’on pense du FMI et des exigences de réformes associées à son assistance financière, le fait est que la dette cachée estimée à 7 milliards de dollars US, héritée de la gouvernance du président Macky Sall, pèsera lourd sur la capacité du gouvernement actuel à relancer la machine économique.
La lecture des rapports des cours des comptes, en particulier sur les finances publiques, n’est pas passionnante pour les citoyens mais ces documents produits par des institutions constitutionnelles a priori indépendantes et dotées d’un mandat précis, sont extrêmement utiles. Depuis des années, nous insistons à WATHI sur la nécessité de faire du renforcement de toutes les institutions de contre-pouvoir, et particulièrement les institutions de contrôle des comptes publics et de lutte contre la corruption, une priorité dans tous les pays d’Afrique de l’Ouest. Dans les pays de la région, il est encore trop facile pour les chefs d’État de réduire la portée des travaux des cours des comptes et de toutes les autres institutions censées veiller à une bonne gestion des ressources publiques, en bloquant, entre autres, la publication de leurs rapports. Ce fut le cas pendant les dernières années du mandat du président Sall.
Parmi les nombreux rapports rendus publics par la Cour des comptes du Sénégal au cours des derniers mois, j’ai pris le temps de lire notamment le rapport définitif du contrôle de la gestion du programme des domaines agricoles communautaires sur la période 2018-2021. Ce programme était prévu pour une durée de cinq ans (2014-2018), avec un budget total estimatif à mobiliser de 100 milliards de francs CFA. De vastes étendues de terres devaient être aménagées et dotées d’infrastructures de qualité de dernière génération pour permettre aux jeunes de s’adonner à des activités économiques. Les cibles précises du programme étaient la création de 300.000 emplois, la réalisation de 2000 unités autonomes d’exploitation, la création de 2000 groupements d’entrepreneurs agricoles; l’aménagement de 30.000 hectares de terres, la mise en place d’au moins 10 domaines agricoles communautaires.
La Cour des comptes a relevé des dysfonctionnements dans tous les aspects de la mise en œuvre du programme et elle a constaté qu’aucun des objectifs du programme n’avait été atteint. L’exécution de la première phase de ce programme avait été confiée à une entreprise israélienne à travers un marché clé en main, passé par entente directe en 2015. Cette entreprise devait s’occuper de l’aménagement d’infrastructures hydroagricoles et de la fourniture des équipements dédiés à l’activité agricole. Elle a interrompu ses travaux et notifié son départ en 2021. L’un des passages les plus ahurissants du rapport décrit l’absence de transfert de compétences en ces termes :
« Il a été constaté que certaines infrastructures sont à l’arrêt depuis le départ de Green 2000 en raison, notamment, d’une absence de transfert de compétences. C’est le cas du « Talgil », qui est un dispositif installé pour l’irrigation, dont le mécanisme peut être activé à distance par le biais d’une connexion internet. Il permet également de recueillir et de disposer en temps réel d’informations relatives à la qualité et la capacité des sols, leur acidité ou basicité, leurs températures, etc. Le Coordonnateur, responsable de la mise en œuvre du contrat, devait prendre les dispositions pour la mise en œuvre du transfert de compétences durant l’exécution du contrat. Étant partie sans avoir transmis les codes d’accès et sans avoir assuré la formation des experts sénégalais, Green 2000 n’a pas respecté ses obligations contractuelles en la matière… De surcroit, Green 2000 est seule à maitriser le mécanisme de fonctionnement du talgil, de telle sorte que le système peut même être paralysé à distance par cette dernière ».
À la lecture de ce rapport, rien n’indique dans la manière dont un programme de cette ampleur a été piloté que les autorités considéraient sa mise en œuvre effective et l’atteinte des objectifs de formation, de création d’emplois et de développement économique local comme une priorité. Je donne cet exemple parce qu’il n’est pas isolé – il faut lire d’autres rapports de la cour des comptes du Sénégal et d’autres pays de la région pour s’en convaincre – et parce qu’il illustre les gaspillages, les mauvais choix délibérés des cadres institutionnels, la légèreté avec laquelle des grands programmes dotés de dizaines de milliards de francs CFA sont gérés.
On peut choisir de continuer à faire comme si les raisons des échecs ou des progrès très insuffisants dans la transformation économique de nos pays sont à rechercher principalement voire exclusivement dans l’injustice du système international, dans le désastreux héritage des crimes coloniaux et dans les formes modernes d’impérialisme et de domination par les plus puissants ou on peut choisir de concentrer nos efforts, notre attention et notre énergie sur le renforcement du socle institutionnel de nos pays, celui qui permet de faire des progrès significatifs même dans un monde injuste, fracturé, ou chacun défend et continuera à défendre ses intérêts vitaux sans états d’âme. Commençons par prendre beaucoup plus au sérieux et à défendre collectivement l’indépendance des institutions de contrôle des comptes publics et de surveillance de la gouvernance de nos États.