Parmi les nombreux rapports d’organisations internationales assortis de classements, les rapports sur le développement humain du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) sont particulièrement intéressants. Malgré les limites, les ambiguïtés et les biais des comparaisons internationales, et malgré les dangers de l’obsession des classements des pays sur la base d’une liste sans cesse renouvelée d’indicateurs, la notion de développement humain à l’échelle d’un pays que tente de mesurer l’indice de développement humain (IDH) depuis 1990 fait du sens. Cet indice composite prend en compte les dimensions de la santé, de l’éducation et du niveau de revenu. Il combine précisément les données sur l’espérance de vie, sur le niveau d’éducation qui est mesuré par la durée moyenne de scolarisation et le taux d’alphabétisation des adultes, et enfin le revenu national brut par habitant.
Le titre traduit en français du rapport 2025 sur le développement humain du PNUD publié en mai dernier est « Une affaire de choix : individus et perspectives à l’ère de l’IA ». Le rapport s’intéresse, d’une part, à ce qui distingue l’ère de l’IA des précédentes mutations numériques, et d’autre part, aux implications pour le développement humain, notamment la manière dont l’IA peut renforcer ou miner la capacité d’action des êtres humains. On peut y lire ceci : « Les progrès de l’intelligence artificielle (IA) sont entrés dans une phase d’accélération vertigineuse. Chaque jour semble annoncer un nouveau prodige algorithmique alimenté par l’IA. L’IA comme technologie à usage général a ainsi été surnommée « la nouvelle électricité ». Si les risques sont bien réels, l’histoire ne peut pas et ne doit pas se résumer à cela. Il nous faut dépasser ces craintes pour entrevoir les possibilités qu’offre l’IA aux populations − des possibilités qui seront déterminées par les choix opérés… Un monde avec l’IA est un monde qui déborde de possibilités dont l’exercice est à la fois une affaire de développement humain et un moyen de promouvoir ce développement. »
Le principal message du rapport du PNUD est clair : ce ne sont pas les technologies qui décident et doivent décider de ce qu’il adviendra de nos sociétés. Ce sont les choix faits par les humains qui vont décider des usages de l’IA pour le bien ou pour le mal : « Alors que l’IA, qui était jusque-là une technologie de niche, est en train de devenir un élément essentiel de la vie des gens dans de nombreux domaines, son potentiel pour promouvoir le développement humain doit être exploité. Cela n’est pas qu’une question d’algorithmes, c’est une question de choix. »
Le rapport donne l’exemple de l’éducation : « L’IA a montré des résultats prometteurs dans le domaine de l’enseignement en offrant aux élèves une aide aux études lorsque les éducateurs ou les parents ont des contraintes de temps ou de ressources ou en améliorant l’apprentissage personnalisé/adaptatif. L’IA pourrait combler des manques lorsque les moyens éducatifs sont limités et aider ainsi à offrir les mêmes chances aux élèves défavorisés. L’IA vient ici compléter et non remplacer le travail des enseignants qui sont les seuls à pouvoir assurer, entre autres, les interactions sociales indispensables au développement de leurs élèves. »
Il y a en fait d’un côté l’intelligence artificielle. Et de l’autre la réalité pas du tout artificielle du moment dans la majorité des pays africains. L’exemple de ce que peut apporter l’IA au domaine de l’éducation me ramène à la série de tables rondes virtuelles organisées par WATHI en partenariat avec l’Irlande depuis l’année dernière et en particulier aux deux dernières en date, respectivement sur la formation et sur les conditions de travail des enseignants en Afrique de l’Ouest. Tous les panélistes à ces tables rondes, des enseignants, des experts, et deux anciens ministres de la Guinée et du Bénin, ont décrit de manière très précise et sans langue de bois les conditions salariales, les conditions de vie et de travail très difficiles des enseignants dans le secteur public, le manque d’attractivité des métiers de l’enseignement alors même que les besoins sont croissants dans la région la plus jeune du monde, et la volonté politique insuffisante dans un contexte où les investissements éducatifs sont électoralement moins rentables que d’autres choix d’allocation des ressources.
Alors oui, l’IA peut apporter des solutions extraordinairement efficaces pour « combler des manques lorsque les moyens éducatifs sont limités » et pour « compléter − et non remplacer − le travail des enseignants » comme le souligne le rapport du PNUD. Mais il y a un gouffre entre ce qui peut être fait en théorie pour une intégration pensée et maîtrisée de nouvelles technologies dans les politiques éducatives et ce qu’on peut espérer de manière réaliste sur la base de ce qu’on voit du fonctionnement actuel des États. Il faut visionner nos webinaires sur les systèmes éducatifs pour revenir sur terre et regarder en face les réalités politiques, économiques et budgétaires qui réduisent les chances de progrès rapide dans le domaine de l’éducation, composante déterminante du développement humain.
En plus de l’exploration du lien entre intelligence artificielle et perspectives pour le développement humain, le rapport du PNUD présente les dernières valeurs de l’IDH dans les différents pays du monde. La réalité décrite par le rapport est celle d’un ralentissement sans précédent des progrès en matière de développement humain, depuis la baisse de l’IDH mondial en 2020-2021, conséquence de la pandémie de Covid-19. L’IDH en 2023 sur lequel se base le rapport 2025 est le plus élevé en Islande (0,972 sur une échelle de 0 à 1), suivi de la Norvège, de la Suisse, du Danemark, de l’Allemagne et de la Suède. Deux pays africains seulement se classent parmi les pays à IDH très élevé, les Seychelles et Maurice. Huit autres figurent dans le groupe des pays à « IDH élevé » : Algérie, Égypte, Tunisie, Afrique du Sud, Gabon, Botswana, Libye et Maroc. Vingt pays sont classés dans la catégorie « IDH moyen », et 22 pays du continent dans le groupe de pays à « IDH faible ». Le Tchad, la République centrafricaine, la Somalie et le Soudan du Sud sont les quatre pays africains dont l’indice de développement humain est le plus faible.
En Afrique de l’Ouest, le pays qui a l’IDH le plus élevé (0,668) est le Cap-Vert, devant le Ghana, puis la Côte d’Ivoire, suivie par le Togo et le Nigeria. Viennent ensuite le Sénégal, la Gambie, le Bénin et la Guinée Bissau. En bas du classement, on retrouve le Burkina Faso, 45ème au niveau africain, le Mali et le Niger, 47ème avec la même valeur de l’IDH de 0,419. Ces trois pays du Sahel central sont les moins bien classés en Afrique de l’Ouest. Il semble exister un décalage assez important entre la très grande faiblesse de la base sanitaire, éducative et économique des pays aujourd’hui réunis dans la confédération des États du Sahel et la perception que semblent avoir leurs gouvernants actuels de la réalité. L’exaltation de la fierté nationale, d’un passé prestigieux et de la confiance en soi sont fort appréciables et utiles mais le déni de données objectives essentielles peut conduire à des choix malheureux.