Comme souvent, au dernier moment, j’ai failli changer de sujet pour ce rendez-vous hebdomadaire de WATHI. Avec une élection présidentielle ce 12 octobre au Cameroun, grand pays d’Afrique centrale voisin immédiat de l’Afrique de l’Ouest, dont les lendemains sont incertains, un autre scrutin présidentiel à venir le 25 octobre en Côte d’Ivoire, avec là aussi un risque de violences non négligeable, et alors qu’au large du continent, dans la grande île de Madagascar, on ne sait pas encore si l’armée a pris le pouvoir, peut-on choisir de parler d’autres sujets et notamment d’éducation des filles?
En fait, oui. On peut le faire et on doit même le faire lorsqu’on s’est donné pour mission de mettre dans le débat public toutes les questions les plus cruciales pour les futurs des pays de la région ouest-africaine et du continent. Les développements politiques et sécuritaires dans notre partie du monde ne laissent jamais de répit et il est évident qu’ils constituent l’obstacle le plus redoutable aux progrès dans tous les autres domaines. Ils sont aussi dans une certaine mesure les résultats des progrès qui n’ont pas été faits au fil des décennies précédentes pour façonner nos sociétés. Ce qui façonne le plus un pays dans la moyenne et la longue durée, c’est le système d’éducation dans le sens le plus large du terme, qui inclut mais ne se limite pas à l’instruction dans les écoles, les collèges, les lycées et les universités. C’est ce qu’on fait et qu’on ne fait pas dans ce domaine qui change les perspectives de sécurité, de stabilité, de cohésion nationale, de création d’emplois, de revenus, de sens pour les populations.
J’ai donc choisi de parler de notre série de dialogues virtuels sur le maintien des filles à l’école. Le troisième de la série a eu lieu le 9 octobre dernier, deux jours avant la Journée internationale de la fille célébrée le 11 octobre. Nous avons invité Dr Aïcha Awa Ba, fondatrice du cabinet de conseil Bantare Impact Group, consultante et chercheuse en développement international, experte sur les questions de genre et de protection de l’enfance. Une riche conversation comme les deux précédentes, qui a permis de mettre en lumière non seulement les principaux facteurs qui empêchent dans certains pays de la région des progrès plus rapides dans la scolarisation des filles surtout au niveau du cycle secondaire, mais aussi les liens entre ces facteurs, l’importance capitale des contextes socioculturels et économiques et la diversité des résultats obtenus par différents pays. Ce dernier point montre qu’il n’y a aucune fatalité lorsque la volonté politique est forte et que les politiques publiques sont pensées et mises en œuvre en étant attentifs aux exigences de l’écoute des communautés, du suivi et de l’évaluation.
Aïcha Awa Ba a rappelé que le mariage des enfants constituait toujours l’un des obstacles majeurs à la rétention des filles à l’école, auquel s’ajoute le faible intérêt encore accordé à l’éducation formelle des filles par rapport aux garçons dans certaines communautés, en lien avec le coût d’opportunité perçu par les parents, c’est-à-dire ce qu’ils perçoivent comme gains et pertes potentiels lorsque les filles vont à l’école par exemple jusqu’à la fin du cycle secondaire au lieu de se consacrer à une préparation de fait aux rôles de future mère et de future épouse qui leur sont assignés en priorité. Elle a donné l’exemple du Niger, où une étude a montré que l’âge médian au mariage pour les femmes sans instruction était de 15,6 ans, il est de 16,7 ans pour celles qui ont fréquenté au moins l’école primaire, et de 21,1 ans pour celles qui ont fait des études secondaires. Il faut mettre en avant les facteurs qui relèvent des normes sociales, et faire évoluer les représentations sociales des rôles des filles et des femmes, et miser sur un dialogue permanent avec les communautés.
La conversation avec Aïcha Ba a complété de manière remarquable les deux dialogues précédents sur le même thème, avec une focalisation sur les leçons qu’on peut tirer de différentes parties du monde. Le 21 août dernier, ce sont près de deux heures d’échanges qui avaient permis de creuser le sujet avec beaucoup de données sur la scolarisation des filles aux différents niveau d’études, des exemples de politiques qui ont produit ou non de bons résultats dans des pays africains ou en Asie, et une mise en garde essentielle sur les comparaisons internationales dans ce domaine. L’invitée de WATHI était la professeur Marie France Lange, directrice de recherche, experte en éducation des filles et politiques éducatives des pays du Sud (Afrique Subsaharienne, Asie du Sud Est…).
Elle a montré à travers les indices sur la parité entre les sexes que si l’on compare avec les autres régions du monde, c’est surtout au niveau des études secondaires que les inégalités entre filles et garçons sont les plus fortes en Afrique. Dans le premier cycle du secondaire, des pays comme le Tchad en 2019 avec un indice de parité entre les sexes (IPS) de 0,58, la république centrafricaine avec 0,70, le Niger (0,77) ou le Togo (0,78) en 2017, affichaient des données très défavorables aux filles. Alors que d’autres pays étaient déjà parvenus à l’égale fréquentation scolaire dans ce premier cycle du secondaire, comme le Ghana ou l’Afrique du Sud. Dans quelques pays, les inégalités touchent même plutôt les garçons : le Burkina Faso avec un indice de 1,11 en 2019, la Tanzanie 1,11, le Rwanda, 1,18 le Sénégal, 1,18 et le Burundi, 1,26.
Les inégalités entre filles et garçons dans le deuxième cycle du second secondaire varient aussi énormément entre les pays africains, d’un indice de 0,44 pour le Tchad, 0,58 pour le Togo, 0,67 pour le Niger, à un indice de 1,04 au Sénégal en 2019, soit une scolarisation plus élevée des filles par rapport aux garçons. La professeure Lange montre que deux pays peuvent avoir des taux bruts de scolarisation quasiment équivalents, 36% pour le Sénégal et 38% pour le Togo au second cycle du secondaire, et afficher des indices de parité très différents. Au Sénégal, des actions publiques d’envergure pour lutter contre les discriminations sexuelles scolaires, et l’implication d’une société civile engagée ont produit des résultats incontestables sur la scolarisation des filles jusqu’au niveau secondaire. Seul l’accès à l’enseignement supérieur reste inégalitaire en défaveur des filles.
Au Sénégal, le problème principal aujourd’hui, c’est le nombre toujours trop élevé d’enfants, filles comme garçons, qui ne sont pas scolarisés ou qui sont déscolarisés précocement. C’est l’occasion de saluer le travail formidable de l’organisation non gouvernementale sénégalaise ARED, Associates in Research and Education for Development, dont le directeur exécutif Mamadou Amadou Ly a reçu le 29 septembre dernier le Yidan Prize, considérée comme la plus prestigieuse distinction dans le domaine de l’engagement pour l’éducation. Mamadou Ly avait participé en juillet dernier à une des tables rondes de WATHI sur la conception des programmes scolaires. ARED a développé depuis 1990 des modèles éducatifs utilisant les langues nationales parallèlement aux langues officielles, avec des résultats probants en matière de développement des compétences de base en lecture, écriture et calcul chez les enfants scolarisés et non scolarisés.
Les trois dialogues sur le maintien des filles à l’école, les dialogues et tables rondes sur différentes dimensions du vaste thème du renforcement des systèmes éducatifs et toutes les ressources sélectionnées par WATHI sur ce sujet, sont en libre accès sur une page dédiée du site internet de WATHI et sur la chaîne Youtube qui propose plus de 700 contenus.
