« Tu veux faire ton quatrième mandat ? Ce n’est pas un peu trop là ? Pour faire le troisième mandat, tu nous dis que ton candidat est décédé, que tu ne pouvais pas faire autrement. Maintenant pour le quatrième mandat là, Amadou Gon Coulibaly est décédé encore ? Est-ce qu’il ne va pas trop loin ? … Je suis venu vous dire que celui qui est candidat pour un quatrième mandat, il n’a qu’à savoir que nous ferons tout pour qu’il ne soit pas candidat. Comme il veut la bagarre, on va faire la bagarre ».
Pour ceux qui pensaient que l’ancien président Laurent Gbagbo avait perdu une bonne partie de sa verve, de son aisance à galvaniser la foule par une parole accessible à tous et par des formules enrobées de l’inimitable humour ivoirien, la réponse fut donnée en un meeting à Abidjan le 7 juin. La vidéo de cette intervention circule abondamment par la magie des réseaux et des médias sociaux. Il faut l’écouter en intégralité pour comprendre que les prochains mois jusqu’à l’élection présidentielle d’octobre seront plus tendus qu’on pouvait le penser.
Quelques jours après ces mots, Laurent Gbagbo, à la tête du Parti des peuples africains Côte d’Ivoire (PPA-CI), a signé une lettre ouverte avec un message plus policé et mesuré mais qui confirme qu’il entend prendre la tête de l’opposition à une nouvelle candidature d’Alassane Ouattara. « Mes chers compatriotes, je vous annonce que le Mouvement Trop c’est Trop ! est prêt. Ce mouvement est un outil transversal, un espace de rassemblement au-delà des clivages politiques, pour faire entendre les vraies préoccupations des populations », écrit-il.
Je dois dire que je pensais il y a encore quelques semaines que les tensions et éventuelles violences étaient probables – comme à chaque élection présidentielle depuis trois décennies, mais que le risque ne serait pas plus aussi important qu’il y a cinq ans lorsque le président Ouattara avait effectivement donné comme raison de sa candidature le décès de son candidat, alors Premier ministre, Amadou Gon Coulibaly. Rien ne permet aujourd’hui de penser que le niveau de tensions sera relativement limité et ne pourrait pas menacer la stabilité et la sécurité du pays.
En 2014, j’avais choisi comme titre d’un article publié à la veille d’une année électorale 2015 chargée : « la démocratie de l’angoisse ». J’y faisais une analyse des contextes pré-électoraux en Guinée-Bissau, au Nigeria, au Togo, en Guinée et en Côte d’Ivoire. Nous y sommes à nouveau en 2025 en Côte d’Ivoire. Dans une démocratie électorale qui est source d’angoisse. C’est un constat qui est source de tristesse et de dépit pour ceux qui observent la région et voient se multiplier les signaux orange et rouge un peu partout.
Alors que la liste électorale finale a été publiée le 4 juin dernier et que quatre acteurs politiques majeurs n’y figurent pas, le slogan « Trop c’est trop » a de fortes chances d’être très présent dans le débat public ivoirien au cours des prochains mois. Avec Laurent Gbagbo, l’autre figure politique importante et plutôt nouvelle qui ne participera pas à l’élection, Tidjane Thiam, a aussi repris ce slogan lors d’une prise de parole de près d’une heure et demie. La vidéo circule aussi beaucoup sur les réseaux sociaux. On y voit un Tidjane Thiam beaucoup plus offensif que d’habitude face au pouvoir qui change de niveau de langage pour parler au plus grand nombre. Il a attaqué sévèrement le bilan des 15 années de présidence Ouattara, dénoncé l’échec du pouvoir sur le plan des valeurs, citant le non respect des droits de l’homme, les déguerpissements brutaux des habitants de quartiers précaires d’Abidjan, la corruption, l’injustice, la manipulation des institutions, les attaques sur sa nationalité et sa personne… « Moi je n’ai pas le sang des Ivoiriens sur les mains », a-t-il entre autres déclaré.
Le slogan « Trop c’est trop » pourrait bien rassembler de nombreuses forces politiques et sociales, des plus hostiles au pouvoir actuel aux plus modérées, qui estiment qu’il est temps pour le président Ouattara de se retirer. Comme je l’ai expliqué dans ma chronique il y a quelques semaines, renoncer à une nouvelle candidature serait le meilleur service que le président ivoirien pourrait rendre à son pays et à l’Afrique de l’Ouest dans un contexte d’insécurité, de confiscation du pouvoir par les militaires dans quatre pays et d’incertitudes. La stabilité politique n’implique pas de rester au pouvoir ad vitam eternam. Elle implique le respect des règles et des usages qui permettent d’organiser les transferts pacifiques du pouvoir sans compromettre la continuité de l’État et la cohésion sociale.
Tensions en Côte d’Ivoire mais aussi au Togo. Même dans le seul pays d’Afrique de l’Ouest sans alternance démocratique depuis près de soixante ans, la contestation du pouvoir essaie de s’organiser. L’arrestation d’un artiste Aamron, critique sur le régime du président du Conseil Faure Gnassingbé, semble avoir été le déclencheur d’un vent de révolte d’une partie de la jeunesse. Le jeune homme est réapparu ensuite dans une vidéo sur l’incontournable réseau Tiktok, demandant pardon au président et attribuant les propos irrévérencieux qu’il avait tenus à une dépression. Il aurait donc logiquement été transféré dans un hôpital psychiatrique par les forces de l’ordre. La version de la dépression et de la demande de pardon sincère et volontaire ne convainc pas beaucoup de monde mais le message est passé.
Des fractures inhabituelles au sein des cercles proches du pouvoir ont aussi commencé à apparaître au grand jour. Une ancienne ministre des Armées, Essossimma Marguerite Gnakadé, a publié une tribune intitulée « Vingt ans d’espoirs déçus sous Faure Gnassingbé : l’heure du bilan » en mai dernier et ce 12 juin, elle a publié un autre texte adressé aux forces armées et aux forces de sécurité. « Le Togo ne se relèvera pas sans ses forces de défense et de sécurité. Mais les forces de défense et de sécurité ne pourront se relever que si elles se tiennent fermement du côté du peuple », écrit cette personnalité longtemps très proche de la présidence. Plus attendue, une déclaration de partis d’opposition et d’organisations de la société civile a dénoncé le 12 juin aussi le maintien au pouvoir du président Faure Gnassingbé depuis 2005 par « des coups de force répétés, constitutionnels, institutionnels et électoraux ainsi que par l’instrumentalisation de la justice, des institutions de la République et des forces de défense et de sécurité. »
J’avais prévu de parler d’éducation cette semaine et pas une nouvelle fois de tensions politiques, de crises, d’insécurité. Mais la situation régionale est de plus en plus préoccupante au fil des semaines. Il serait bien plus sage de ne rien dire sur ces tendances et de parler de sujets aussi cruciaux que l’éducation, l’intelligence artificielle ou des menaces qui pèsent sur les océans et donc sur la vie de plusieurs millions de personnes en Afrique, à l’occasion du sommet de ces derniers jours à Nice. Mais le fait est là : aucun des autres défis du présent et du futur proche ne pourra être relevé si la majorité des pays de la région et du continent continuent à s’enfoncer dans des crises politiques, sources de violences, de fractures internes parfaitement prévisibles et évitables et d’une vulnérabilité maximale à toutes les menaces extérieures. Dans un monde devenu manifestement fou où toutes les lignes rouges sont franchies une à une par les pays énivrés par leur puissance, trop de gouvernants africains sont en train de jouer à la roulette russe avec l’avenir de leurs populations qui n’aspirent qu’à une vie décente, paisible et digne.