Il faut parfois s’accrocher pour résister à la tentation de la résignation face à la détermination d’un grand nombre de gouvernants des pays d’Afrique de l’Ouest à faire tourner leurs pays en rond, à créer les conditions pour que les progrès, parfois significatifs, réalisés dans certains domaines, soient annihilés ou fortement remis en cause par leur incapacité à prendre, dans des moments clés, des décisions qui relèvent simplement de la sagesse, du sens du bien commun et de la conscience de leur propre finitude.
« Côte d’Ivoire : Conjurer le spectre d’une rechute à tout prix ». C’est le titre d’une tribune que nous avons publiée sur le site de WATHI le 17 avril dernier, texte signé de l’analyste politique Wendyam Lankoandé. Cet article est une alerte sur la dégradation du climat politique en Côte d’Ivoire alors que l’élection présidentielle est prévue en octobre. Ce sera la fin du troisième mandat de cinq ans du président Alassane Ouattara, quand on compte sans interruption – comme on apprend à l’école – le nombre de mandats depuis sa première élection en novembre 2020, élection contestée suivie d’un conflit armé meurtrier.
Mais comme ce fut le cas dans plusieurs pays africains, il a suffi de changer de constitution et de république avant la fin du deuxième mandat pour remettre le compteur à zéro et contourner la limitation du nombre de mandats présidentiels à deux. La candidature du président Ouattara avait donc été acceptée par le conseil constitutionnel après des semaines de débats juridico-politiques. La question ne se pose pas cette année. Si le président sortant fait acte de candidature, ce qui est aujourd’hui l’hypothèse la plus probable, elle sera validée par la juridiction constitutionnelle.
Cette année, il faut s’accrocher à nouveau et être passionné de droit pour suivre l’actualité politique pré-électorale ivoirienne. Le débat porte sur l’éligibilité de Tidjane Thiam, celui qui est apparu depuis quelques mois comme le seul véritable adversaire politique sérieux du camp du président sortant. Les autres personnalités politiques les plus connues sont hors course pour cause de condamnations diverses par la justice, sauf revirements improbables. Qu’il s’agisse de l’ancien président Laurent Gbagbo, de son ancien proche Charles Blé Goudé ou de l’ancien Premier ministre Guillaume Soro, qui fut aussi le leader de la rébellion armée qui a soutenu militairement Alassane Ouattara.
Dans son article, publié avant une importante décision de justice concernant Tidjane Thiam, Wendyam Lankoandé évoque la polémique sur la nationalité de ce dernier, qui a pris le contrôle du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) après le décès de l’ancien président Henri Konan Bédié. Diplômé des plus prestigieuses grandes écoles françaises, ancien dirigeant de puissantes multinationales dans le conseil, la finance et les assurances, Tidjane Thiam a aussi été ministre du Plan et de développement en 1998 sous le président Bédié.
Alors que sa nationalité ivoirienne de naissance ne fait pas l’objet de contestation, il a acquis la nationalité française en 1987, ce qui lui a fait perdre automatiquement sa nationalité ivoirienne en vertu d’une disposition du code de la nationalité, l’article 48 que tous les Ivoiriens connaissent désormais. Il n’aura récupéré sa nationalité ivoirienne d’origine qu’après avoir renoncé à la nationalité française, ce qui fut acté par un décret du président français daté du 18 mars dernier. Au moment où il s’était inscrit sur la liste électorale, Tidjane Thiam n’était donc pas encore redevenu citoyen ivoirien. C’est sur cette base qu’un jugement du tribunal de première instance d’Abidjan a donné raison le 23 avril dernier à huit plaignants qui demandaient la radiation de Tidjane Thiam de la liste électorale.
Sauf décision politique a priori improbable, Tidjane Thiam ne pourra donc être ni électeur ni candidat au scrutin présidentiel d’octobre prochain. Il n’est pas impossible qu’il soit aussi destitué de la présidence du PDCI, puisqu’une personnalité de son parti conteste devant la justice son éligibilité toujours en raison de sa nationalité au moment de l’élection. L’audience est prévue le 8 mai et les enjeux cruciaux pour le PDCI qui pourrait se retrouver sans président à quelques mois de la présidentielle.
Tous ceux qui ne sont pas très jeunes ont en mémoire les polémiques sur la nationalité et sur l’éligibilité à la fonction présidentielle de personnalités ivoiriennes au premier rang desquels l’actuel président Alassane Ouattara. Les disputes sur « qui est vraiment ivoirien et qui ne l’est pas », « qui peut montrer son village d’origine et qui ne le peut pas », « qui est de père et de mère ivoirien et peut prétendre diriger le pays et qui ne le peut pas » avaient abouti à une dangereuse fracture de la société ivoirienne.
Une guerre civile larvée, des crimes graves restés largement impunis, une élection présidentielle controversée, un conflit armé post-électoral et des années de relance économique et de stabilisation sécuritaire prometteuses plus tard, les acteurs politiques ivoiriens semblent tentés de replonger le pays dans une climat de tensions. S’il faut bien admettre que Tidjane Thiam aurait dû renoncer beaucoup plus tôt à la nationalité française, et aurait dû s’assurer de ne laisser aucune faille dans son dossier qui puisse être exploitée par ses adversaires, il faut aussi constater que se profile à nouveau une élection présidentielle dans des conditions qui favoriseront outrageusement le pouvoir en place.
À la question « Pourquoi vouloir rester au pouvoir à tout prix ? », alors qu’Alpha Condé en Guinée et Alassane Ouattara étaient tous les deux candidats à un troisième mandat en 2020, j’avais répondu dans un article rédigé pour le Centre for Democracy and Development (CDD West Africa), en disant que « la piste d’une culture politique centrée sur la primauté du chef, en conflit avec celle d’une culture démocratique qui voudrait que le chef ne le soit que de manière limitée dans le temps et dans ses prérogatives », fournissait l’explication la plus complète. La culture politique du chef aux pouvoirs quasiment illimités induit une gouvernance qui crée les conditions d’une obligation de rester au pouvoir à tout prix. La perte du statut de président expose l’ancien chef et ses alliés longtemps intouchables à des ennuis judiciaires, à des règlements de comptes, à l’exil ou à la déchéance matérielle. La peur de partir devient plus forte que l’envie de rester, mais l’implication est la même : il faut rester aussi longtemps que possible au pouvoir.
Le président Ouattara n’est pas encore candidat à l’élection d’octobre prochain. Il a encore la possibilité de prendre une décision qui peut changer le cours de l’histoire et mettre enfin son pays sur le chemin d’une stabilité politique qui reposerait non pas sur un homme fort, organisé et ambitieux mais sur des institutions politiques fortes, équilibrées et légitimes. La bonne décision lui permettrait de se retirer à 83 ans avec un bilan solide sur les plans économique et sécuritaire, et même sportif, avec les trois étoiles acquises par l’équipe ivoirienne de football au terme de la Coupe d’Afrique des nations qui fut un beau succès populaire en 2024.
S’il se porte candidat, dans le contexte d’une élection qui sera forcément perçue comme gagnée d’avance, Alassane Ouattara offrira un merveilleux cadeau aux dirigeants militaires actuels et aux dirigeants civils d’autres pays de la région qui les accompagnent dans l’œuvre de restauration de l’autoritarisme en Afrique de l’Ouest. Ce sera aussi du pain bénit pour les populations, jeunes et moins jeunes, qui sont convaincues qu’il n’y a aucune différence entre des démocraties dysfonctionnelles et des dictatures violentes. Le président Ouattara peut encore éviter d’asséner un coup terrible à une Afrique de l’Ouest où la culture et l’espérance démocratiques ne survivent que dans une poignée de pays.