

Bah Traoré
Le 6 juin 2025, des jeunes Togolais se sont mobilisés dans plusieurs villes du pays, notamment à Lomé, pour dénoncer la longévité du régime de Faure Gnassingbé, au pouvoir depuis 2005 et héritier d’une dynastie politique qui règne sur le Togo depuis plus d’un demi-siècle. Cette mobilisation s’inscrit dans une dynamique plus large, observable dans de nombreux pays d’Afrique, où la jeunesse se dresse de plus en plus ouvertement contre des systèmes politiques perçus comme verrouillés, illégitimes ou néo-coloniaux.
Ces dernières années, des mouvements similaires ont émergé notamment au Sahel contre la présence militaire française, au Kenya contre les politiques économiques jugées antisociales, ou encore en RDC face à la passivité des autorités devant l’insécurité persistente. Parallèlement, les réseaux sociaux deviennent des espaces privilégiés d’expression politique, où prolifèrent des discours populistes et souverainistes portés par une jeunesse en quête de changement radical.
Cette effervescence traduit un profond malaise mais aussi un espoir partagé. Pour de nombreux jeunes africains, la lutte politique et sociale reste un puissant fantasme collectif. Elle est nourrie à la fois par l’héritage des grandes figures de l’indépendance comme Patrice Lumumba, Kwame Nkrumah ou Modibo Keita et par l’illusion d’une émancipation immédiate, souvent véhiculée dans des récits viraux relayés sur les réseaux sociaux.
Entre admiration pour les héros du passé et désillusion face aux réalités contemporaines, la jeunesse est partagée entre la volonté de faire renaître l’esprit de la résistance et la tentation de s’y réfugier comme dans une légende. Cette quête de rupture s’exprime également dans les symboles. De nombreux activistes, sur le terrain comme en ligne, réinterprètent les codes du panafricanisme révolutionnaire: slogans anticolonialistes, bérets rouges à la Sankara, chapeaux à la Cabral, et des poings levés. Autant de signes distinctifs qui expriment un désir assumé d’inscrire leur engagement dans la lignée de figures emblématiques, porteuses d’un rêve africain de liberté et de souveraineté.
Ce mimétisme visuel et idéologique ne s’arrête pas aux sphères militantes. Au Burkina Faso, le capitaine Ibrahim Traoré mobilise également les références symboliques associés à Thomas Sankara, adoptant son esthétique militaire et ses expressions, comme “valets locaux de l’impérialisme”, pour qualifier ceux qu’il considère comme traîtres ou complices de l’ordre impérial. La réactivation de ce lexique révolutionnaire participe à une forme de légitimation, où l’autorité cherchant à s’inscrire dans la continuité de l’ère révolutionnaire des années 1980.
Ce discours trouve un écho auprès d’une jeunesse en quête de repères, avide de récits d’affirmation et d’émancipation. Mais cette fascination pour la lutte révolutionnaire, aussi sincère soit-elle, révèle aussi un vide politique. Faute de perspectives claires ou de projets viables à long terme, nombre de jeunes se réfugient dans un imaginaire de la rupture. Le mythe devient alors un refuge, voire un écran. Car si les slogans galvanisent, ils peinent souvent à déboucher sur des alternatives concrètes, capables de transformer durablement les structures de pouvoir et d’offrir une véritable autonomie économique et politique. Ce phénomène illustre autant un besoin de repères qu’une absence de perspectives.
Face à des systèmes politiques sclérosés et une économie mondialisée laissant peu de place à l’initiative locale, ces références historiques deviennent des boussoles idéologiques, parfois idéalisées. Elles offrent un langage et une posture pour dénoncer les injustices, mais peinent souvent à déboucher sur des alternatives concrètes et durables. Cette tension entre mythe et action, entre mémoire et projet, façonne une partie des mobilisations africaines contemporaines.
Au Burkina Faso, le capitaine Ibrahim Traoré mobilise également les références symboliques associés à Thomas Sankara, adoptant son esthétique militaire et ses expressions, comme “valets locaux de l’impérialisme”, pour qualifier ceux qu’il considère comme traîtres ou complices de l’ordre impérial. La réactivation de ce lexique révolutionnaire participe à une forme de légitimation, où l’autorité cherchant à s’inscrire dans la continuité de l’ère révolutionnaire des années 1980
Un passé lourd à porter
La lutte occupe une place centrale dans l’imaginaire collectif africain. Elle évoque les combats pour l’indépendance, la résistance à l’oppression coloniale, et fait émerger des figures tutélaires comme Patrice Lumumba, Thomas Sankara, Amílcar Cabral ou Nelson Mandela. Ces héros, dont les trajectoires ont profondément marqué l’histoire du continent, continuent d’inspirer les jeunes générations, bien au-delà des frontières nationales. Dans les années 1950-60, la quête de souveraineté a mobilisé des peuples entiers. Puis, dans les décennies suivantes, des leaders révolutionnaires tels que Jerry Rawlings ou Sankara ont incarné l’espoir d’une transformation radicale, nourrissant une mémoire collective transmise par les récits familiaux, la culture populaire et, aujourd’hui, les réseaux sociaux.
Aujourd’hui, la lutte est à la fois un héritage revendiqué et un fantasme. De nombreux jeunes Africains idéalisent un passé qu’ils n’ont pas connu, en opposition à des régimes actuels souvent perçus comme corrompus et soumis à des logiques de dépendance extérieure. Le mythe révolutionnaire trouve son expression dans de nombreuses mobilisations sociales, notamment les bérets rouges symbolisés par Sankara, et les bérets noirs incarnés par le Che Guevara, les slogans anti-impérialistes, ainsi que les appels à une ‘’deuxième indépendance’’ marquée par une souveraineté retrouvée et une rupture avec l’Occident. Des symboles comme le franc CFA cristallisent cette revendication d’autonomie.
Les signes visibles des luttes passées réapparaissent comme un langage politique de contestation. Cette nostalgie ne se limite pas aux cercles militants : elle imprègne aussi l’imaginaire institutionnel, surtout dans les zones en crise comme le Sahel, où l’autorité militaire regagne en popularité. Cette fascination envers les régimes militaires puise dans la mémoire de dirigeants en uniforme perçus comme patriotes, Moussa Traoré, Seyni Kountché, John Rawlings, qui incarnaient l’ordre, la réforme et la souveraineté. Dans un contexte de désillusion démocratique au Sahel, la figure du militaire s’impose comme une alternative de rupture face à un pouvoir civil largement discrédité.
Cette dynamique se cristallise autour de figures comme le capitaine Ibrahim Traoré au Burkina Faso, les généraux Assimi Goïta au Mali et Abdourahamane Tiani au Niger. Ce recours aux symboles du passé relève à la fois d’une stratégie politique délibérée et d’une réponse à une aspiration populaire, en particulier chez une jeunesse en quête de repères, de dignité et d’un projet collectif à reconstruire.
Cette quête de rupture est traversée par des ambiguïtés profondes. L’admiration pour ces figures tend à occulter une tolérance inquiétante envers certaines dérives autoritaires, surtout lorsque l’autorité forte est perçue comme le seul moyen de restaurer l’ordre et la fierté collective. Les atteintes aux libertés, les arrestations arbitraires ou la fermeture de certains espaces démocratiques suscitent de moins en moins de réactions. Aujourd’hui, la frontière entre émancipation et autoritarisme devient floue, surtout lorsque le pouvoir fort est perçu comme la seule voie vers l’ordre et la fierté retrouvée. Les atteintes aux libertés, les arrestations arbitraires, ou la fermeture de certains espaces démocratiques émeuvent de moins en moins. Le désir de souveraineté semble parfois l’emporter sur les principes de justice, de transparence et de pluralisme. C’est là toute la complexité de ce moment politique.
Cette fascination envers les régimes militaires puise dans la mémoire de dirigeants en uniforme perçus comme patriotes, Moussa Traoré, Seyni Kountché, John Rawlings, qui incarnaient l’ordre, la réforme et la souveraineté. Dans un contexte de désillusion démocratique au Sahel, la figure du militaire s’impose comme une alternative de rupture face à un pouvoir civil largement discrédité
Une injonction confuse : lutter, mais contre quoi ?
L’héritage de ces luttes, bien que fondamental dans l’histoire politique du continent, s’est transformé avec le temps en une injonction parfois pesante. Les figures héroïques du passé, devenues les seuls repères dans de nombreux récits nationaux, sont souvent érigées en symboles intouchables. Cette sacralisation a figé l’imaginaire collectif, nourrissant l’idée que seule une nouvelle forme de lutte politique permettrait de restaurer la dignité et la souveraineté africaines.
Dans de nombreux discours souverainistes actuels, l’appel à “libérer l’Afrique” revient avec insistance non plus seulement comme une revendication historique, mais comme une exigence politique contemporaine. Il s’accompagne de discours de rupture, visant à en finir avec les survivances du colonialisme, les logiques impérialistes et les formes modernes de domination économique, perçues comme des entraves à la pleine souveraineté du continent. Cette rhétorique puise certes dans une histoire de luttes légitimes et dans des réalités bien documentées, notamment à travers le système de la Françafrique.
En mettant l’accent sur des ennemis extérieurs, les discours souverainistes passent souvent sous le silence des faiblesses structurelles internes aux États. À cela s’ajoutent les difficultés d’accès à l’éducation, à la santé et aux services de base. Derrière les appels à la souveraineté, ces réalités alimentent une frustration rarement abordée de manière frontale. La confusion actuelle tient aussi à une mémoire sélective.
Or, on ne bâtit pas une nation libre à coups de slogans ou de poings levés, mais par un investissement durable dans le savoir, l’esprit critique et le développement des compétences. La véritable libération de l’Afrique passe par une transformation en profondeur de ses structures économiques, sociales et politiques
Des figures comme Thomas Sankara sont invoquées pour justifier des postures radicales vis-à-vis de l’Occident, mais on oublie que sa souveraineté passait d’abord par des actions concrètes : vaccination, égalité femmes-hommes, éducation des filles, production locale. Des avancées silencieuses mais durables. Or, on ne bâtit pas une nation libre à coups de slogans ou de poings levés, mais par un investissement durable dans le savoir, l’esprit critique et le développement des compétences. La véritable libération de l’Afrique passe par une transformation en profondeur de ses structures économiques, sociales et politiques.
Une éducation inclusive, compétitive et ancrée dans les réalités et les défis du continent constitue l’outil fondamental pour impulser un changement durable. Sans cela, les discours de rupture resteront creux, incapables de répondre aux aspirations des populations. Ces enjeux ne relèvent pas de la rhétorique du combat, mais d’un travail de fond axé sur la valorisation du capital humain et l’utilisation stratégique des technologies.
Aujourd’hui, la lutte ne peut plus se résumer à un soutien aux régimes autoritaires ou à un simple changement de leadership. Elle doit viser une refondation de la gouvernance, une gestion transparente des ressources naturelles et une lutte effective contre la corruption. Tant que ces chantiers ne seront pas sérieusement engagés, les discours sur la souveraineté resteront sans portée réelle.
Crédit photo: Ahram Info
Bah Traoré est chargé de recherche à WATHI. Il s’intéresse aux questions politiques et sécuritaires au Sahel. Il anime Afrikanalyste, un site dédié à l’analyse de l’actualité au Sahel. Il a travaillé sur des projets liés à la désinformation et au fact-checking en Afrique de l’Ouest.