

Jean-Marc Segoun
La mobilisation de la règle de droit pour rationaliser l’exclusion des oppositions dans le champ de la compétition électorale n’a jamais été aussi violente après la période des partis uniques. En effet, pendant longtemps les oppositions politiques africaines ont servi à légitimer les parodies électorales permettant aux partis uniques de remporter des élections avec des scores frauduleux et écrasants sous le contrôle bienveillant et salutaire des organes juridiques.
Cette désillusion de la démocratie date de la première décennie postindépendance où malheureusement le droit était pressenti comme un outil de régulation sociopolitique après la colonisation et des siècles d’esclavage. Le droit a ouvertement échoué dans sa fonction de régulation sociale du fait de sa captation exclusive par des institutions étatiques privatisées.
Dans un tel contexte, le principe de la séparation des pouvoirs n’était ni envisageable ni concevable dans l’inconscient collectif. Après la guerre froide, on a assisté à une relative ouverture démocratique dans certains pays comme le Bénin, le Sénégal, le Cap vert. Ces exceptions continentales ne font pas l’unanimité, dans la mesure où certains auteurs n’ont pas hésité à qualifier, notamment l’expérience béninoise de mirage démocratique.
Cette gymnastique démocratique demeure, depuis des décennies, un exercice complexe dont le bilan mitigé mérite d’être relativisé. Toutefois, l’évidence est que le droit aura essentiellement été mobilisé dans l’histoire politique du continent comme un instrument au service des intérêts privés et contre la volonté générale.
À la différence du parti unique, notre ère est caractérisée par une élimination précoce des partis d’opposition qui pourrait sonner le glas des régimes gérontocrates. Le projet d’une éventuelle alternance est verrouillé par le droit, lequel a désormais plusieurs usages dans son rapport au pouvoir politique : des usages hégémoniques, pernicieux et phallocrates.
Cette désillusion de la démocratie date de la première décennie postindépendance où malheureusement le droit était pressenti comme un outil de régulation sociopolitique après la colonisation et des siècles d’esclavage. Le droit a ouvertement échoué dans sa fonction de régulation sociale du fait de sa captation exclusive par des institutions étatiques privatisées
Dans ce processus d’érosion démocratique généralisée, les perceptions des liens entre le droit et la démocratie sont mitigées. En ce sens que le recours au droit à des fins de protection des droits civils et politiques demeure une entreprise irréaliste. Le droit dans de nombreux États, qu’ils soient militaires ou civils, protège exclusivement les intérêts des personnes dépositaires du pouvoir politique ou dotées d’un capital social solide.
Le droit au service de l’exclusion et de la consolidation des régimes hybrides et gérontocrates en Afrique
Le rôle ambivalent du droit dans la sphère politique en Afrique est de l’ordre de l’irrationnel. Le droit est flexible et se réinvente en fonction des enjeux. La question de l’intérêt et le capital social des acteurs sont des variables importantes dans la production de la règle de droit. Autrement dit, le droit s’adapte et varie selon les acteurs et leurs profils. Cette inconstance de la règle juridique a contribué à une dévalorisation des institutions et de leur notoriété. Celles-ci sont généralement mobilisées comme un instrument au service du pouvoir politique. La détérioration des institutions s’est consolidée avec le phénomène du ”mensonge d’État”.
Autrement dit, les personnalités qui incarnent le pouvoir politique sont au centre de mensonge public, de vol et parfois de scandale financier à visage découvert. La parole politique est l’incarnation de la haute trahison et la démonstration de l’opportunisme. C’est le cas en Côte d’Ivoire sur l’engagement du Président à ne pas briguer plus de deux mandats. Ce discours tenu devant la Nation et les institutions de l’État n’a pas de valeur au regard des faits qui se sont succédé.
Les expériences du Cameroun et du Tchad sur les exclusions et les répressions des candidats aux élections présidentielles sont des illustrations du rôle morbide de la politique. La figure politique est le symbole du mensonge et de la tromperie. Cette posture a fortement contribué au désintéressement des jeunes pour la politique ainsi qu’à la défiance citoyenne à l’égard des institutions. Le moment politique le plus favorable pour une analyse fine est la compétition électorale.
En effet, la période électorale est une question extrêmement sensible sur le continent dans la mesure où elle questionne les formes de privatisation de l’État (clientélisme, privatisation des moyens de l’Etat etc.). La question centrale est celle de l’évaluation des engagements politiques. Évoquer la problématique du bilan est un sujet passionnant et extrêmement personnalisé dans la mesure où la redevabilité ne fait pas partie de la culture politique. Ce dysfonctionnement et cette perception erronée favorisent une gestion caractérisée par la gabegie et le principe de l’accumulation illimitée.
À la différence du parti unique, notre ère est caractérisée par une élimination précoce des partis d’opposition qui pourrait sonner le glas des régimes gérontocrates. Le projet d’une éventuelle alternance est verrouillé par le droit, lequel a désormais plusieurs usages dans son rapport au pouvoir politique : des usages hégémoniques, pernicieux et phallocrates
L’urgence d’instaurer un mécanisme annuel de redevabilité de l’action gouvernementale s’impose comme une nécessité. Ce principe devrait aller au-delà des discours à l’Assemblée nationale et proposer un débat de contenu sur l’évaluation de l’action gouvernementale dans lequel les citoyens sont dépositaires du pouvoir d’arbitrage et de la formulation des recommandations. Une conception de la citoyenneté qui va au-delà de la fonctionnalité électorale. Cette nouvelle configuration suppose la manifestation d’un intérêt aux questions de gouvernance publique. Un tel projet n’est pas plausible sans une formation, une connaissance de ses droits et devoirs.
La démocratie substantive et le droit : l’urgence d’une réinvention du rapport au pouvoir et au service
Le droit constitue un enjeu de conquête et de pouvoir. Il représente une opportunité politique qui a la faculté de confisquer et de légitimer la violence, puis en proposer comme une offre de gouvernance. La compétition politique est liée au contrôle des institutions, et à la capacité à influencer les décisions de justice. Dès lors, une nouvelle fonction du droit devrait permettre de redéfinir le lien entre l’État et la société. Une nouvelle génération de lutte qui devrait être conditionnée par le réarmement de la pensée avec une contribution signifiante des sociétés civiles africaines et des intellectuels.
L’urgence est de rétablir ou de prôner une conception du droit au service de la vie et de la protection sans distinction. Un droit allié de la démocratie substantive, qui ne contribue pas à la fabrique des mécanismes de consolidation des gérontocraties mais qui est cohérent et non tributaire du capital social et économique des individus.
Les expériences du Cameroun et du Tchad sur les exclusions et les répressions des candidats aux élections présidentielles sont des illustrations du rôle morbide de la politique. La figure politique est le symbole du mensonge et de la tromperie
En d’autres termes, un droit substantif. Cette approche est conditionnée par une nouvelle définition d’un paradigme sur le service en politique, envisagé comme un exercice éminemment intellectuel. Elle traduit l’urgence de renouveler la pensée sur les possibilités de faire la politique autrement, une politique au service des communautés et des vies. Ce paradigme permettra de repenser les fonctions de la solidarité, les rôles, le rapport de la politique dans la production de la vie et de la mort en Afrique.
Dans l’histoire politique récente des sociétés africaines, le droit s’est essentiellement positionné comme un facteur de régression, parfois comme une arme au service de la destruction des vies par le biais des politiques d’exclusion dans les compétitions électorales. Le droit en Afrique est devenu un objet immatériel insaisissable, parfois mystique. Face au bilan mitigé du droit dans les sociétés politiques africaines, l’urgence de recourir à la société civile comme une force de proposition et non un dispositif de privatisation du pouvoir s’avère indispensable. C’est en ce sens que la démocratie substantive devient un remède pour repositionner le vivant au centre d’une conception de la politique au service de la vie.
Crédit photo : undp.org
Jean-Marc Segoun est Docteur en Science politique de l’Université Paris Nanterre, et auteur de plusieurs articles et ouvrages sur les questions de militarisation et de désarmement en Afrique de l’Ouest.
