

Margaux Deleu
Depuis le 15 avril 2023, le Soudan est plongé dans une guerre civile dévastatrice, opposant les deux principales forces armées du pays dans une lutte acharnée pour le pouvoir. D’un côté, l’armée régulière soudanaise (FAS), dirigée par le général Abdel Fattah al-Burhan, chef de facto de l’État; de l’autre, les Forces de soutien rapide (FSR), un groupe paramilitaire redouté, mené par le général Mohamed Hamdan Dagalo, dit Hemetti.
Alliés dans les premières heures de la transition post-Bashir, ces deux chefs de guerre sont désormais ennemis jurés dans un conflit qui déchire le pays. Alors que le Secrétaire général des Nations Unies réclame un cessez-le-feu immédiat, les deux parties redoublent d’efforts, soutenues par des puissances étrangères. Le bilan actuel estimé est de 20 000 le nombre de morts, et 12 millions le nombre de déplacés. Le 26 mars 2025, l’armée régulière a repris le contrôle de la capitale soudanaise, Khartoum, marquant un tournant majeur dans la guerre.
Les violences sexuelles sont devenues une caractéristique de ce conflit : le Haut-Commissaire des Nations unies aux Droits de l’Homme, Volker Turk, a déclaré que le viol y était utilisé comme « une arme de guerre ». Mais le récit des violences sexuelles tend à figer les femmes dans un statut de victime du conflit. S’il vise à reconnaître une souffrance bien réelle, ce statut enferme les femmes dans une identité stigmatisante qui les dessert davantage qu’il les soutient dans leur volonté de contribuer à leur société pendant et après le conflit.
Le corps des femmes, autre front de la guerre soudanaise
Le Conseil de Sécurité de l’ONU qualifie le viol comme le crime de guerre le plus ancien, le plus omis, et le moins condamné. A titre d’exemple, dans l’histoire africaine récente, le génocide au Rwanda (1994) a vu entre 250 000 et 500 000 viols sur des femmes et filles, et au moins 200 000 en République Démocratique du Congo depuis 1996. Dans cette guerre, la Mission Internationale Indépendante d’Établissement des Faits pour le Soudan établie que les deux parties au conflit sont responsables de violations systématiques des droits humains à grande échelle, notamment de violence sexuelle. Edmore Tondhlana, numéro deux au Bureau humanitaire des Nations Unies (OCHA), affirme que les femmes et les jeunes filles sont les plus touchées par le conflit.
Les violences sexuelles ne sont pas des cas isolés, mais des violences sexuelles organisées et délibérées. Elles font partie intégrante de la stratégie de guerre et visent à influencer l’issue du conflit en impactant la communauté tout entière. La sociologue Camille Boutron, spécialiste des questions de genre dans les conflits armés, parle de domestication du corps des femmes.
Au cœur de cette stratégie se joue une vision bien spécifique de l’homme et de la femme. Dans un conflit, les femmes font partie du butin de guerre. Le corps des femmes, à plus forte raison le corps d’une femme d’une ethnie adversaire, est considéré comme un bien. A Wad Madani, deuxième ville la plus peuplée du Soudan, envahie par les FSR en décembre 2023, la population a caché les femmes avec les voitures dans la forêt, loin des villages car elle sait que les FSR envahissent les maisons en cherchant de l’argent, des voitures et des jeunes femmes.
Relégué au même plan que celui des voitures, le corps des femmes dans le cadre de conflit se distingue pourtant par sa capacité à donner naissance. Et c’est précisément cette capacité de reproduction qui est attaquée. Le documentaire sur la guerre du Tigré (2020-2022) « Tigré: viols, l’arme silencieuse » (2024), montre une infirmière extrayant du vagin d’une femme des clous ainsi que ce mot : « Nous Erythréens, sommes des héros. Voilà comment nous faisons les choses. Nous continuerons jusqu’à être sûrs que les femmes tigréennes ne donnent plus jamais naissance.».
Les violences sexuelles ne sont pas des cas isolés, mais des violences sexuelles organisées et délibérées. Elles font partie intégrante de la stratégie de guerre et visent à influencer l’issue du conflit en impactant la communauté tout entière
Dans le cadre de conflit, le corps des femmes se distingue aussi en raison de son symbolisme. En effet, cette violence sexuelle prend place au sein de communautés religieuses conservatrices, dans lesquelles le corps des femmes symbolise l’honneur et la pureté. L’attaquer, c’est toucher ce qu’il y a de plus cher à l’ennemi dans son ensemble. En effet, le viol vise aussi, par proxy, les hommes. Docteure Azza Youssef explique : « La femme devient un moyen de s’attaquer à une communauté, de la détruire de l’intérieur. Surtout, ces violences visent finalement les hommes, les adversaires, elles servent à les briser dans ce qu’ils ont d’intime, dans leur fierté, dans leur masculinité. »
Il s’agit donc, en violant une femme, d’émasculer les hommes du camp ennemi. Au Soudan, parmi les groupes armés, un slogan populaire est « notre dignité réside dans la défense de la vertu de nos femmes ». Si cette phrase semble tenir compte des violences infligées aux femmes, elle transforme en réalité leur corps en monuments nationaux qui permettent de poursuivre des idéaux de masculinité et d’ intégrité », ainsi que de justifier des agendas politiques violents. Chaque partie au conflit s’approprie le narratif sur les violences faites aux femmes pour gagner du soutien populaire lors de leurs interventions contre les civils.
Femmes combattantes : réalité ou mirage ?
Les femmes ne sont pas seulement victimes dans les conflits. Elles sont aussi combattantes. Des reportages sur le conflit au Soudan montrent des femmes, armes en main, s’entraînant dans les camps des FAS. Répondant à l’appel à la mobilisation populaire, ces images remettent en question la passivité des femmes dans le conflit. Dans le camp de Hay El-Shati, à Omdurman, une centaine de femmes suivent des entraînements intenses et apprennent la discipline militaire, le maniement des armes, le karaté et le tir. Ces recrues féminines sont appelées « mustanfeerat ».
Relégué au même plan que celui des voitures, le corps des femmes dans le cadre de conflit se distingue pourtant par sa capacité à donner naissance. Et c’est précisément cette capacité de reproduction qui est attaquée
Les images sont un outil de communication puissant. Montrer les femmes se battre aux côtés de l’armée régulière a une portée stratégique, notamment en raison de la charge symbolique de la figure féminine traditionnellement perçue comme pure. Ainsi, le camp pour lequel les femmes se battent se veut implicitement rattaché à celui du Bien. En réalité, le recrutement de plus en plus de Soudanaises au sein des FAS sert la propagande plus que l’effort de guerre. Les chances qu’elles rejoignent le champ de bataille sont infimes.
Victime ou combattante, ces deux identités ne sont pas exclusives. Comme le souligne la sociologue Camille Boutron dans son livre Combattantes (2024), les deux peuvent coexister. Cette frontière mérite d’être interrogée, et déconstruite. D’autant que l’attention excessive portée à cette question tend à occulter la multitude d’autres rôles et identités endossés par les femmes en guerre. Matériellement, beaucoup de femmes constituent la seule source financière au sein des familles, la figure paternelle étant souvent au combat ou bien décédée.
Leur rôle dans la survie des enfants, des personnes âgées, des infirmes, et donc de la communauté est primordial. Sur le plan politique, les femmes jouent un rôle important, qui fait rarement la une des journaux. Dans la guerre au Soudan, les femmes se sont mobilisées pour la fin du conflit armé. L’initiative Feminists for Peace en est un exemple. Cependant, associer systématiquement les femmes à la figure de l’apaisement repose sur une construction stéréotypée.
Avant le début de la guerre, lors de la Révolution de 2019, les femmes soudanaises constituaient environ 70% des manifestants, réclamant des droits et du changement social. Selon le chercheur Gérard Prunier, « les femmes, qui avaient trouvé leurs voix, étaient omniprésentes. »
Chaque partie au conflit s’approprie le narratif sur les violences faites aux femmes pour gagner du soutien populaire lors de leurs interventions contre les civils
L’étudiante Alaa Salah, prise en photo le 10 avril en train de manifester incarne le symbole de l’implication des femmes en politique, remettant ainsi en question l’image des femmes passives. Une idée historiquement infondée, puisque les femmes soudanaises ont formé et organisé des groupes de résistance à la colonisation et de lutte pour leurs droits depuis la fin du XIXème siècle. La formation du Sudanese Women’s Union (1952) constitue un moment décisif dans le mouvement des femmes. Cependant, le développement d’un véritable mouvement politique des femmes a été entravé par le paysage politique. Pour cette raison, les femmes occupent une place majeure au sein des comités de résistance soudanais, qui ont pour objectif d’adresser les tendances violentes au sein de la société soudanaise, considérées non pas seulement comme épisodiques mais comme une composante culturelle de la société.
Selon Hilina Berhanu Degefa, activiste féministe éthiopienne, le viol en tant qu’arme de guerre n’est jamais priorisé par la communauté internationale dans la reconstruction des sociétés post-conflit. Cette forme de violence tend à être perçue comme relevant de la compétence nationale plutôt qu’internationale. Elle établit un parallèle avec la séparation longtemps prévalente entre la sphère publique et la sphère privée dans l’appréhension des violences conjugales. Ainsi, il est quasiment certain que les violences sexuelles ne feront pas l’objet de discussion dans l’agenda politique post-conflit.
Crédit photo: defishumanitaires.com
Margaux Deleu est étudiante à Sciences Po Paris en Politique et gouvernance. Elle s’intéresse particulièrement aux enjeux de sécurité internationale et de gouvernance démocratique.
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Super article !