

Bergedor Hadjihou
En mars 2025, le président estonien Alar Karis a annoncé le lancement du programme « AI Leap 2025 » visant à fournir aux lycéens et à leurs enseignants des outils d’apprentissage basés sur l’intelligence artificielle. Parallèlement le pays investit 85 millions d’euros pour intégrer l’IA dans les secteurs publics et privés d’ici 2030 visant à ce que 75% des entreprises adoptent des solutions d’IA. Ces efforts témoignent de la volonté de conjuguer innovation technologique, éducation et cybersécurité pour façonner une société avancée et résiliente.
L’Estonie, petit pays balte d’Europe du Nord, est souvent qualifié de « nation numérique » la plus avancée du monde. Le pays doit en partie ses prouesses numériques aux années d’occupation soviétique, qui ont créé un contexte favorable à l’émergence d’un modèle novateur dans ce domaine. Aujourd’hui, l’Estonie, membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), redoute une future invasion russe après celles de la Crimée (2014) puis de l’Ukraine (2022), faisant de ses avancées numériques un enjeu de souveraineté nationale.
Après son accession à l’indépendance en 1991, à la suite de l’effondrement de l’Union des républiques socialistes et soviétiques (URSS), le pays hérite des infrastructures technologiques soviétiques. À l’époque, Tallinn, la capitale estonienne, constituait un centre majeur de recherche en cybernétique et un point névralgique des télécommunications pour les républiques baltes. S’appuyant sur cet héritage, l’Estonie a investi massivement dans la construction d’une infrastructure numérique de pointe, intégrée à une stratégie nationale visant à accompagner la transition démocratique du pays et à soutenir sa reconstruction économique.
L’Estonie s’est démarquée en faisant le choix de « l’e-gouvernement », décision qui découle à la fois de contraintes budgétaires et de la configuration géographique du pays. Avec 1,3 million d’habitants répartis sur une superficie de 45 335 km², la faible densité de population aurait engendré des coûts élevés pour un déploiement physique des services publics. La digitalisation est ainsi apparue comme une solution efficace pour garantir l’accessibilité et l’efficacité de l’administration.
Dès lors, la numérisation devient un moteur de transformation continue. En 1996, les premiers services bancaires en ligne voient le jour, suivis en 2000 par la possibilité de déclarer ses impôts sur Internet. En 2001, la plateforme X-Road, système estonien d’échange de données, est mise en place, centralisant 99 % des services publics sur une interface unique, accessible en ligne 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. L’année suivante marque une avancée majeure, avec l’introduction des premières signatures numériques, et l’inscription, dans la Constitution estonienne, de l’accès à Internet comme un droit fondamental pour chaque citoyen.
À partir de là, administration, écoles, banques, santé, transports : tout ou presque se fait en ligne. Depuis 2005, les Estoniens peuvent voter en ligne, une première mondiale. Lors des dernières élections législatives du 05 mars 2023, plus de 53 % des votes ont été effectués de cette manière.En outre, l’administration fiscale est capable de traiter les déclarations d’impôts en trois minutes, collectant automatiquement les données de revenus pour permettre aux citoyens de les soumettre en quelques clics.
L’Estonie s’est démarquée en faisant le choix de « l’e-gouvernement », décision qui découle à la fois de contraintes budgétaires et de la configuration géographique du pays. Avec 1,3 million d’habitants répartis sur une superficie de 45 335 km², la faible densité de population aurait engendré des coûts élevés pour un déploiement physique des services publics
L’Estonie a également investi massivement en matière « d’e-santé ». En visite à Paris en janvier 2024, la ministre estonienne de la Santé, Riina Sikkut, affirmait que son pays était désormais entièrement passé aux prescriptions numériques, atteignant ainsi 100%.
Les impacts du numérique sur l’éducation et l’innovation
L’un des domaines directement touchés par la digitalisation du pays est l’éducation. Dans le classement PISA (Programme international pour le suivi des acquis es élèves) de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) publié en 2022, parmi les 82 pays évalués, l’Estonie s’est distinguée en devenant le premier pays européen en mathématiques et le deuxième en compréhension de l’écrit. Ces résultats soulignent les mérites de l’éducation publique, dans un pays où seulement 6 % des élèves sont inscrits dans des établissements privés.
Les autorités attribuent cette réussite au rôle central du numérique dans l’éducation. Selon elles, il ne s’agit pas seulement d’enseigner des compétences comme le codage, mais surtout de garantir un accès équitable à la connaissance, indépendamment du milieu social ou de la localisation des élèves. Dès 1997, toutes les écoles du pays ont été connectées à Internet, et le personnel enseignant a bénéficié d’une formation adaptée. De plus, chaque année, en fin de cycle scolaire, élèves, enseignants et parents remplissent un questionnaire en ligne sur le bien-être scolaire afin d’améliorer le système éducatif pour l’année suivante.
Le pays prévoit d’intégrer dans quelques mois « ChatGPT Edu », une version de « ChatGPT » adaptée aux universités, ainsi que d’autres outils d’intelligence artificielle (IA) dans son système éducatif. Dès septembre 2025, 20 000 lycéens de seconde et de première, accompagnés de 3 000 enseignants, auront ainsi un accès gratuit à ChatGPT Edu d’OpenAI et à d’autres technologies d’IA. L’objectif est d’élargir cette initiative dès l’année suivante aux écoles professionnelles, portant ainsi le programme à 38 000 élèves et 2 000 enseignants supplémentaires.
À partir de là, administration, écoles, banques, santé, transports : tout ou presque se fait en ligne. Depuis 2005, les Estoniens peuvent voter en ligne, une première mondiale. Lors des dernières élections législatives du 05 mars 2023, plus de 53 % des votes ont été effectués de cette manière
Le succès de l’Estonie dans la quatrième révolution industrielle fait des émules à travers le monde. Dans le cadre de ses actions avec le Groupe de référence mondial sur les technologies pour l’éducation, l’Estonie partage son expérience en matière d’éducation avec d’autres pays. Elle axe prioritairement son engagement géographique sur l’Europe de l’Est et l’Afrique de l’Est. Sur le plan thématique, elle accompagne ses partenaires dans la numérisation des systèmes éducatifs en combinant soutien financier et transfert de savoir-faire, dans le but d’améliorer la qualité de l’éducation.
L’éducation n’est pas le seul domaine où la République balte se distingue grâce à sa stratégie numérique. L’Estonie a mis en place un système de gouvernance numérique permettant aux citoyens et aux entreprises d’accéder à presque tous les services publics en ligne. En 2014, elle a lancé le programme d’e-Residency, qui offre aux entrepreneurs du monde entier la possibilité de créer et de gérer une entreprise basée dans l’Union européenne (UE), entièrement en ligne et depuis n’importe quel endroit.
L’Estonie propose une identité numérique officielle délivrée par le gouvernement. Cette « e-Residency » permet d’accéder à un environnement commercial transparent, de créer une entreprise dématérialisée, de gérer ses opérations à distance au sein de l’UE et de réduire considérablement les lourdeurs administratives grâce à la numérisation des démarches. L’e-Résident inclue une carte à puce lui offrant la possibilité de signer des documents de manière électronique.
Cybersécurité : une priorité nationale dans un contexte de menace russe
En 2007, soit trois ans seulement après son adhésion à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), l’Estonie a été victime d’une cyberattaque massive attribuée à la Russie. Cette attaque, qui a remis en lumière le rôle du cyberespace dans les conflits, a souligné la nécessité de réagir face à des menaces émergentes non conventionnelles ou hybrides, capables de contourner les protections traditionnelles des États-membres et d’utiliser le cyberespace comme une arme.
Bien que la Russie n’ait pas directement revendiqué cette attaque comme représailles à la présence avancée de l’OTAN dans la région, l’Estonie y a vu un signal clair. Ses avancées numériques sont devenues un enjeu de souveraineté nationale, raison pour laquelle le pays a décidé de renforcer ses équipements pour devenir un leader mondial en cybersécurité.
Pour y parvenir, elle a créé un Centre d’excellence de cyberdéfense à Tallinn, adopté la blockchain afin de garantir l’intégrité des bases de données publiques et mis en place la première e-ambassade (ambassade de données) à l’étranger, plus précisément au Luxembourg. L’objectif est de protéger le pays contre les cyberattaques et, en cas d’invasion terrestre, d’assurer la continuité de l’administration depuis l’étranger grâce à la sauvegarde des archives officielles dans un coffre-fort numérique.
L’Estonie a également investi massivement en matière « d’e-santé ». En visite à Paris en janvier 2024, la ministre estonienne de la Santé, Riina Sikkut, affirmait que son pays était désormais entièrement passé aux prescriptions numériques, atteignant ainsi 100%
Aujourd’hui, malgré son avance en matière de cybersécurité, la dépendance totale de l’Estonie au numérique la rend vulnérable aux cyberattaques et aux pannes informatiques. Selon l’Annuaire de la cybersécurité de l’Autorité des systèmes d’information (RIA), l’Estonie a connu 6 515 cyberincidents ayant un impact l’année dernière, soit environ deux fois plus qu’en 2023. Toutefois, l’État balte demeure un modèle reconnu dans le domaine et suscite un vif intérêt à travers le monde, y compris sur le continent africain.
Grâce à des partenariats stratégiques, l’Estonie contribue au développement des infrastructures numériques, de la cybersécurité et de l’administration en ligne en Afrique. L’éducation numérique, l’identité numérique et les paiements électroniques figurent parmi les principales initiatives mises en place. Le Bénin, entre autres, qui a fait de l’économie numérique un pilier central de sa stratégie de développement, illustre parfaitement cette collaboration. Ce pays d’Afrique de l’Ouest a conclu un accord avec l’Estonie pour la mise en œuvre du projet “smart-gouv”, une plateforme visant à garantir l’interopérabilité des services publics.
L’Estonie est sans conteste un pionnier en matière de transformation numérique. Son succès repose sur une gouvernance transparente, une cybersécurité robuste et une volonté politique forte. Ce modèle, qui demeure une source d’inspiration pour de nombreux pays cherchant à moderniser leur administration grâce au numérique, n’est toutefois pas exempt de défis.
Crédit photo: france-estonie.org
Bergedor Hadjihou est titulaire d’un Master 2 recherche, option sciences juridiques et d’une Licence en journalisme. Il a travaillé pendant 07 ans dans les médias au Bénin, notamment au quotidien Fraternité et à la télévision Canal3 Bénin. Il est consultant au sein du think tank WATHI.