Auteur : Arsène Brice Bado
Site de publication: Cairn.info
Type de publication: Article
Date de publication: Février 2021
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La conquête et la gestion du pouvoir politique ont souvent été les principales sources d’instabilité en Côte d’Ivoire. Le pays n’a jamais connu une transition politique pacifique entre deux présidents depuis la mort du premier d’entre eux, Félix Houphouët-Boigny, le 7 décembre 1993.
L’annonce du président Ouattara de revenir sur sa décision en se présentant pour un troisième mandat a ravivé les vieux démons de la Côte d’Ivoire en période électorale. En effet, l’élection présidentielle du 31 octobre 2020 s’est tenue dans des conditions calamiteuses avec, officiellement, 85 victimes au cours du processus électoral. Ce dernier fut marqué par la rupture du dialogue entre le parti au pouvoir et les partis d’opposition. Les termes de leur contentieux actuel sont bien résumés dans la déclaration du 20 septembre 2020 de l’opposition qui exigeait le retrait de la candidature du président Ouattara, la dissolution du Conseil constitutionnel actuel, la dissolution de l’actuelle Commission électorale indépendante, l’audit international de la liste électorale issue de l’enrôlement de juin et juillet 2020, la libération de tous les prisonniers politiques, civils et militaires, ainsi que le retour sécurisé de tous les exilés et notamment celui de Laurent Gbagbo et de Guillaume Soro.
La mort du dauphin
La mort du Premier ministre et candidat présidentiel, Amadou Gon Coulibaly, le 8 juillet 2020, a conduit non seulement à rebattre les cartes au sein du Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP), son parti politique, mais aussi à bouleverser le jeu politique et électoral.
Dans un pays où, dix ans après le dernier conflit armé qui a fait officiellement plus de 3 000 morts, la réconciliation est à faire et où la vengeance est encore à l’ordre du jour, ce qui importe, ce ne sont pas seulement les compétences techniques, mais aussi et surtout la confiance et l’assurance d’être à l’abri de tout règlement de compte. En effet, Gon Coulibaly était « le fils et l’héritier politique » du président Ouattara qui l’avait imposé comme candidat du RHDP pour l’élection présidentielle, sans qu’il ait été élu par le parti lors de primaires.
Mais, le 6 août 2020, dans son discours à la Nation, à la veille de la fête de l’Indépendance de la République, il revint sur sa décision et annonça officiellement sa candidature en évoquant un « cas de force majeure », lié au décès du candidat du RHDP à quatre mois de l’élection du 31 octobre. Outre cet argument, deux autres ont été le plus souvent mis en avant dans les discours du RHDP pour justifier une nouvelle candidature d’Ouattara. Il s’agit de l’argument légal selon lequel la Constitution de 2016 instaure une Troisième République qui « met le compte des mandats à zéro ». Dans cette perspective, il ne s’agissait plus d’un troisième mandat mais du premier sous la Troisième République. Il est important de relever que, selon les deux Constitutions de 2000 et de 2016, le nombre de mandats présidentiels est limité à deux successivement.
Le malentendu sur le bilan de Ouattara
Le bilan économique des deux précédents mandats du président Ouattara (2011-2020) a été au cœur d’un malentendu lors du récent processus électoral. Le pays a connu une croissance macroéconomique exceptionnelle qui n’a pas empêché une pauvreté persistante, donnant ainsi raison à la fois aux admirateurs d’Ouattara et à ses détracteurs.
Plus que le bilan économique, c’est le bilan politique du président Ouattara qui est le plus souvent incriminé par ses adversaires. Comme l’indiquent des enquêtes d’Afrobarometer de novembre 2019, en comparaison de celles de 2017, la proportion des Ivoiriens qui considèrent leur pays comme étant « une pleine démocratie » ou « une démocratie avec des problèmes mineurs » a chuté à quatre sur dix (43 %), soit une diminution de sept points. Les plus critiques de l’offre de démocratie en Côte d’Ivoire sont les citoyens jeunes, d’un haut niveau d’instruction, mais pauvres, proches d’un parti d’opposition. C’est donc sans surprise que c’est cette catégorie de jeunes qui est facilement mobilisable pour des manifestations politiques qui tournent facilement à l’émeute, causant des victimes humaines et la destruction de biens publics et privés.
Les problèmes de fonds qui minent le pays
La Côte d’Ivoire a connu deux guerres civiles ces vingt dernières années, entre 2002 et 2006, puis entre 2010 et 2011. Les deux conflits avaient été déclenchés par des questions électorales, ce qui illustre bien la nature du « jeu à somme nulle » de la concurrence électorale dans ce pays et montre comment les élites exploitent les griefs interethniques pour engendrer un soutien politique, rendant possibles des atrocités criminelles. La seconde guerre civile de 2010-2011, appelée « crise postélectorale », portait sur la contestation des résultats de l’élection présidentielle de 2010 pour laquelle Laurent Gbagbo, le Président sortant, et Alassane Ouattara revendiquaient chacun la victoire. Elle avait été particulièrement meurtrière, causant officiellement près de 3 000 morts.
Un autre problème que le processus électoral a exacerbé, ce sont les rivalités liées à la propriété foncière et à l’accès à la terre, qui sont de loin la cause principale de conflit en Côte d’Ivoire. Ils entraînent des violences intercommunautaires, des déplacements de population et la destruction de biens, surtout dans les zones rurales et agricoles.
En période de concurrence politique nationale, ces tensions intercommunautaires et interethniques peuvent être exploitées par les politiciens et les médias pour irriter les partisans, et donc accroître le risque que des conflits à une échelle locale soient généralement perçus comme une menace pour un groupe ethnique ou religieux plus vaste.
On entend dire souvent qu’en Côte d’Ivoire, il n’y a pas un problème ethnique mais un problème politique. Cela n’est pas faux. De fait, aucun parti politique ne peut se dire totalement lié à une ethnie et la configuration ethnique du pays (plus de soixante ethnies) est telle qu’aucun parti ne pourrait remporter une élection présidentielle s’il n’était pas multiethnique. Cela étant dit, il reste que l’appartenance ethnique et l’appartenance régionale restent les critères les plus importants de mobilisation politique, ce qui fragilise la cohésion sociale et exacerbe les rivalités ethniques et régionales. Les inégalités socio-économiques entre les groupes ethniques historiquement défavorisés du Nord et les plus privilégiés des régions du centre et du Sud s’ajoutent aux risques d’une violence ciblée.
Les efforts de prévention de la violence
De fait, les organisations de la société civile ont pris une part active dans la réforme et la mise en place du cadre normatif électoral. Rappelons que, pour la réforme de la Commission électorale indépendante (CEI), c’est l’ONG « Actions pour la protection des droits humains » (APDH) qui avait introduit, le 12 juillet 2014, auprès de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, une plainte contre l’État de Côte d’Ivoire sur le déséquilibre dans la composition des membres de la CEI.
Grâce à des organismes étrangers, certaines organisations de la société civile ont reçu des subventions pour mener des activités de sensibilisation à la cohésion sociale et à la préservation de la paix dans différentes localités, sur toute l’étendue du territoire national [20]. Plusieurs ONG ont acquis une vraie expertise dans le domaine de la sensibilisation à la paix.
Au sein de la société civile, il faut noter l’important et discret travail des chefs traditionnels et des leaders religieux en vue de pacifier l’élection présidentielle de 2020. Plusieurs leaders religieux et chefs traditionnels ont profité des rassemblements de tous genres et des tribunes qui leur étaient accordées pour adresser des messages d’apaisement, des appels à la tolérance et à la non-violence. En février 2020, l’Église catholique a organisé des prières pour des élections apaisées. Au-delà de la sensibilisation de leurs fidèles, les chefs traditionnels et les leaders religieux ont interpellé les responsables politiques sur le besoin de pacifier le climat politique et électoral.
