Lorsque des interlocuteurs me demandent quel est ou quels sont les sujets prioritaires pour WATHI, je réponds généralement d’abord en expliquant que par construction, WATHI entend animer un débat public informé et sérieux sur toutes les questions majeures d’intérêt général pour le présent et le futur des pays d’Afrique de l’Ouest, et que cela implique une attention permanente à une grande diversité de sujets, politiques, sécuritaires, économiques, sociaux, environnementaux, culturels. J’ajoute cependant toujours que parmi tous ces sujets, la question de l’éducation dans son sens le plus large, est pour nous la priorité parmi les priorités.
Cette position est la nôtre depuis la création de WATHI et l’état politique, sécuritaire, économique, culturel, et même psychique des sociétés ouest-africaines aujourd’hui ne fait que confirmer que ce que nous allons faire au cours des prochaines années et décennies dans le domaine de l’éducation, de la formation, de la culture, de la recherche, de la science, allait être décisif pour la trajectoire globale de la région. Alors j’ai forcément été attiré par le titre d’un article publié dans la revue Finances et Développement du Fonds monétaire international (FMI), signé par un économiste du département de recherche de la Banque mondiale, Amory Gethin. Ce titre c’est « The Power of Education Policy », « le pouvoir des politiques éducatives». Il rappelle que les économistes débattent depuis longtemps de l’importance du capital humain dans le développement économique, mais qu’on sait peu de choses de manière empirique sur la manière dont l’éducation a amélioré le niveau de vie des populations pauvres.
Il a constitué une base de données à partir d’enquêtes menées par des instituts statistiques dans 150 pays. Cela lui a permis de mesurer pour la première fois la relation entre le revenu et l’éducation pour un échantillon représentant 95 % de la population mondiale. Pour chaque pays et pour différents niveaux d’éducation, il a pu calculer dans quelle mesure les revenus individuels augmentaient à mesure que les personnes recevaient une éducation plus poussée. Cela permet également d’observer comment l’éducation influence les inégalités de revenus, un élément clé pour estimer l’effet de l’éducation sur la réduction de la pauvreté.
Les résultats montrent que l’éducation a été un puissant moteur de croissance inclusive au cours des quatre dernières décennies : sans les progrès réalisés en matière de niveau d’éducation, la croissance du revenu mondial par habitant entre 1980 et 2019 n’aurait été que de moitié. L’éducation a été responsable de 60 à 70 % de la croissance du revenu réel des 20 % les plus pauvres de la population mondiale. Les explications qui ressortent de l’étude sur la manière dont l’éducation a impacté les revenus des individus partout dans le monde sont aussi très intéressantes. Contre toute attente, écrit l’auteur, l’éducation de base ne suffit pas à expliquer ces effets considérables. L’enseignement supérieur a joué aussi un rôle majeur.
L’élargissement de l’accès à l’enseignement supérieur permet à un groupe plus large de travailleurs d’accéder à des emplois hautement qualifiés. Dans le même temps, il libère des opportunités d’emploi pour les travailleurs peu qualifiés. Dans des pays comme l’Inde ou dans les pays africains avec un secteur traditionnel agricole où la productivité est faible ou très faible, lorsque l’éducation se développe, certains des travailleurs peuvent accéder à des emplois plus qualifiés. Leur productivité et leur revenu augmentent, mais les travailleurs agricoles qui restent dans le secteur deviennent également plus productifs, et peuvent gagner plus de revenus.
Amory Gethin explique que les progrès technologiques importants ont profité de manière disproportionnée aux travailleurs hautement qualifiés au cours des dernières décennies. Cela a creusé les écarts de revenus entre les travailleurs à faible niveau d’éducation (dans le sens d’instruction et de formation) et les travailleurs à haut niveau d’études. L’interaction entre l’éducation et la technologie joue donc un rôle essentiel dans l’augmentation des revenus des populations pauvres à travers le monde : sans progrès technologique, l’éducation aurait eu des effets nettement moins importants sur la croissance économique. Dans un monde où l’interdépendance entre les compétences et la technologie ne cesse de croître, les politiques en matière d’éducation et d’innovation doivent donc aller de pair.
Les résultats de cette étude suggèrent aussi que, contrairement aux idées reçues, le rendement annuel de la scolarité en termes de revenus n’est pas plus élevé aux niveaux d’éducation les plus bas. En Inde, par exemple, une année d’enseignement primaire augmente les revenus d’une personne de 2 à 3 % ; une année d’enseignement secondaire, de 6 à 8 % par rapport aux revenus d’une personne n’ayant suivi que l’enseignement primaire ; et une année d’enseignement supérieur, de plus de 13 % par rapport à ceux d’une personne n’ayant suivi que l’enseignement secondaire. Il n’est pas facile de remplacer les travailleurs diplômés de l’enseignement supérieur par d’autres types de travailleurs. Lorsqu’il y a une demande importante non satisfaite de main-d’œuvre hautement qualifiée, le rendement de l’enseignement supérieur est particulièrement élevé.
Ces résultats ne signifient pas nécessairement que les économies en développement doivent réorienter leurs ressources vers l’élargissement de l’accès à l’enseignement supérieur. On sait que l’enseignement supérieur est généralement plus coûteux par étudiant, et que les travailleurs hautement qualifiés de niveau universitaire sont plus susceptibles d’émigrer après avoir terminé leurs études. Ces facteurs peuvent conduire à ne pas vouloir injecter beaucoup de ressources publiques dans l’enseignement supérieur. Mais cette étude confirme ce qu’on ne pouvait que faire semblant de ne pas voir : l’absurdité qui consiste à sacrifier comme on l’a fait pendant des décennies dans beaucoup de pays africains un investissement significatif dans les universités et les écoles d’ingénieurs par exemple, sachant que l’enseignement supérieur est indissociable de la recherche scientifique, de la capacité d’innovation et de modernisation d’une économie. Les résultats de cette étude impliquent en tout cas que les autorités devraient, lorsqu’elles élaborent leurs politiques éducatives, prêter une attention particulière aux différences considérables entre les rendements des différents niveaux de scolarité et à l’évolution prévue de la demande de main-d’œuvre en tenant compte des opportunités liées aux technologies.
Un dernier résultat mis en avant par cette étude illustre la complexité des choix à faire par les États en matière de politiques éducatives. Faut-il continuer à élargir l’accès à l’éducation ou faut-il se concentrer sur l’amélioration de la qualité de l’éducation ? « Dans un monde où les deux tiers de la réduction de la pauvreté mondiale depuis 1980 ont été rendus possibles par l’élargissement de l’accès à l’éducation, il semble peu probable que se concentrer uniquement sur la qualité suffise à promouvoir une croissance plus inclusive », explique Amory Gethin.
Cela ne veut évidemment pas dire qu’il ne faut faire aucun effort pour améliorer la qualité de l’éducation. Cela souligne, me semble-t-il, l’exigence et l’urgence pour les pays africains d’envisager des innovations majeures dans les systèmes et les politiques éducatifs pour élargir plus rapidement l’accès à l’enseignement notamment secondaire et supérieur, tout en améliorant la qualité des apprentissages, très faibles dans beaucoup de pays. Après avoir discuté de la question de la formation des enseignants lors d’une table ronde virtuelle de WATHI le 24 avril dernier, nous mettrons en débat le 26 juin prochain le sujet des conditions de vie et de travail des enseignants, qui sont les piliers de tout système éducatif. Comme toujours, l’inscription est libre et la participation ouverte à tous.