Le chef de la transition au Gabon, Brice Clotaire Oligui Nguema, a remporté l’élection présidentielle du 12 avril dernier avec 94,85 % des suffrages exprimés, selon les nouveaux résultats provisoires corrigés annoncés le 18 avril, encore plus que les 90,35 % déjà impressionnants initialement annoncés. Le principal adversaire de Oligui Nguema, l’ancien Premier ministre Alain Claude Bilie-by-Nze, n’a obtenu que 3,11 % des voix. Victoire en forme de plébiscite donc pour l’homme fort du Gabon depuis le coup d’État du 30 août 2023.
Une semaine après le renversement surprise du président Ali Bongo par celui qui commandait la garde républicaine, chargée d’assurer la sécurité du chef de l’État, je m’étais posé la question, comme beaucoup, de l’appréciation qu’on pouvait faire d’un coup d’État qui mettait fin à un régime impopulaire qui venait d’organiser une nouvelle fois une élection présidentielle frauduleuse pour se maintenir au pouvoir. Pouvait-on parler d’un bon coup d’État? Pouvait-on de manière générale qualifier certains coups d’État de « bons coups d’État » sachant qu’il s’agit toujours d’une prise du pouvoir par la force, même lorsqu’il n’y a pas d’affrontements armés et d’effusion de sang?
J’estimais que tous les putschs ne se valaient pas, qu’on ne pouvait pas faire fi des contextes spécifiques dans lesquels ils survenaient, mais qu’il était toujours très dangereux de parler de bon coup d’État. Même si on pouvait très bien comprendre le sentiment de soulagement et même la joie exprimée par les populations lorsqu’un groupe de militaires mettait fin à un pouvoir qui était en réalité lui-même illégitime. Je disais que ce qui pouvait être considéré comme un bon coup d’État au moment où il a lieu pouvait se révéler être a posteriori une catastrophe s’il produisait quelques mois ou quelques années plus tard des tentatives de coup d’État, des fractures au sein des forces armées, de l’instabilité politique donc, ou si le présumé bon coup d’État faisait le lit d’une dictature militaire sur une longue durée. Mon point de vue était qu’on ne pourrait juger de l’impact ultime du coup d’État du général Oligui sur la trajectoire politique du Gabon que dans quelques années.
On en est en fait toujours là maintenant que la transition s’achève. On ne saura ce qui adviendra du Gabon sous Oligui Nguema qu’au bout de son mandat de sept ans. Une majorité de Gabonais a manifestement estimé que l’auteur du coup d’État, à la tête de l’unité la mieux équipée de l’armée, méritait de devenir président démocratiquement élu avec un score spectaculaire. Beaucoup de Gabonais, y compris une majorité d’acteurs politiques et sociaux influents, ne semblent pas avoir trouvé très dérangeant le fait que celui qui a pris le pouvoir par la force que lui procurait sa fonction, dominé l’espace public pendant la transition et piloté les réformes institutionnelles et électorales, se soit présenté à une élection qu’il ne pouvait pas perdre.
Comment reprocher à une population désabusée après des décennies de confiscation du pouvoir par la dynastie Bongo d’avoir applaudi largement un putsch militaire renommé « coup de la libération » ? Comment leur reprocher d’avoir considéré un an et demi plus tard que dans l’offre politique très limitée à leur disposition, le meilleur choix pour diriger leur pays cette fois comme président élu était le chef de la transition? Comment ne pas comprendre que beaucoup aient trouvé ce choix rassurant puisqu’ils ont vu Brice Oligui gérer la transition en père de famille conciliateur, prompt à intégrer dans les institutions des caciques des gouvernements précédents, des anciens opposants, des acteurs de la société civile, des personnalités de la diaspora? Il a réussi cet exercice et l’a conclu par une campagne festive, déployant des moyens sans commune mesure avec ceux des autres candidats, et montrant à l’occasion ses qualités de danseur et d’homme proche du peuple.
Le président élu Oligui Nguema dit avoir respecté sa promesse de rendre le pouvoir à un civil à la fin de la transition… puisqu’il est entre-temps devenu un civil. Ou plus exactement un militaire bénéficiant d’une mise en disponibilité de l’armée. Il n’a pas démissionné de l’armée jusqu’à son élection. Cette manière pour un dirigeant militaire de transition de remettre le pouvoir à un civil élu, qui n’est personne d’autre que lui-même en tenue civile, n’est pas très convaincante. Mais au point où on en est dans beaucoup d’autres pays du continent sous transition militaire, ce n’est manifestement pas perçu comme étant un grave problème.
La leçon que donne la transition gabonaise est une leçon de réalisme, qui amène à voir la réalité politique africaine du moment comme elle est. Elle appelle à réviser à la baisse les attentes des idéalistes – j’en fais partie – qui trouvent fort dommage que ce soit aussi difficile pour des officiers qui arrivent au pouvoir dans des circonstances exceptionnelles de faire leur part de travail et de résister à la tentation sans doute naturelle de rester au palais présidentiel en changeant de costume.
Lorsqu’on fait le tour des autres pays africains en transition militaire, on ne peut que qualifier de réussite relative la transition gabonaise conduite par un général accommodant. En Guinée, la transition depuis septembre 2021 – bientôt quatre ans – est ponctuée par des disparitions forcées d’acteurs de la société civile, des enlèvements de journalistes, l’arrestation et la condamnation des rares acteurs politiques critiques qui résident dans le pays, à l’instar d’Aliou Bah. Au Mali, les voix critiques sur la transition militaire qui dure depuis cinq ans s’exposent à une condamnation en bonne et due forme pour atteinte au crédit de l’État. Au Niger, le général Tiani au pouvoir depuis juillet 2023 vient à peine de commencer formellement une transition de cinq ans, autant dire un mandat de président de la République sans élection. Au Burkina Faso, le pouvoir du capitaine Ibrahim Traoré s’accompagne d’enlèvements d’acteurs politiques, de journalistes et d’activistes de la société civile. Le dernier enlèvement en date, le 31 mars dernier, est celui du secrétaire exécutif du Balai citoyen, Ousmane Miphal Lankoandé, dont on est toujours sans nouvelle.
Et enfin, lorsqu’on observe le leadership en place dans le voisinage immédiat du Gabon, en Afrique centrale, on peut même estimer que le nouveau président gabonais, âgé de 50 ans, incarne un renouvellement politique auquel aspirent une partie des populations du Cameroun, de la République du Congo ou de la Guinée équatoriale. Il ne reste plus qu’à souhaiter au Gabon sept années de paix, de sécurité, de cohésion sociale, de redressement économique, de gestion décente des ressources publiques, de création d’opportunités pour les jeunes. Pour augmenter les chances qu’un tel scénario se concrétise, il faudra tourner la page de l’euphorie et des acclamations de l’auteur du coup de la libération et rester vigilants sur la construction d’un État de droit avec une séparation des pouvoirs et une gouvernance participative, transparente et efficace.