J’avais titré une de mes chroniques récentes, publiée au moment où s’achevait le festival du film panafricain, le Fespaco, le 1er mars dernier, « Le service précieux que rend le cinéma d’Afrique et d’ailleurs au monde ». Un film sorti en salles en France le 2 avril dernier et ensuite dans quelques capitales africaines fournit une illustration éclatante de cette puissance du cinéma, de la capacité de cet art à nous rappeler qu’à chaque génération, des combats ont été menés par des hommes et des femmes qui ont plus que d’autres, pensé les réalités de leur époque, et eu l’ambition de changer ces réalités par leur pensée et par leur action. « Chaque génération doit dans une relative opacité découvrir sa mission, la remplir ou la trahir ». Cette citation est sans doute la plus célèbre de Frantz Fanon, tirée de son ouvrage « Les damnés de la terre », publié en 1961. Le film dont je parle est, vous l’aurez deviné, « Fanon », que l’on doit au réalisateur Jean-Claude Barny.
J’ai eu la chance de voir ce film il y a quelques semaines au lendemain de sa sortie en salles à Dakar. Je sais que c’est un privilège parce qu’une infime partie de la population dans les pays africains a la possibilité de voir des films sur grand écran. La force du cinéma, et d’un biopic comme Fanon, est de faire connaître dans ce cas précis la vie, les engagements, les écrits d’un personnage singulier à ceux qui ne le connaissaient pas ou très peu, en Afrique, aux Antilles, en Europe et dans le monde. Le fait que le réalisateur Jean-Claude Barny ait décidé de consacrer des années de travail à une tranche de vie de Frantz Fanon fait redécouvrir la pensée de cet homme et la cohérence entre sa pensée et son action.
Le film s’ouvre sur l’arrivée de Frantz Fanon à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville en Algérie, où il vient d’être affecté par les autorités françaises. Il arrive avec son épouse française blanche Josie. Et il est tout de suite confronté à une des manifestations très classiques du racisme : l’intendant ne pense pas un seul instant que le médecin annoncé puisse être de peau noire. Fanon est impassible et prend tranquillement ses marques dans cet hôpital où les Français, mais aussi les Algériens, voient d’abord un homme noir avant de voir un psychiatre qui vient soigner des corps et des âmes.
Le film Fanon raconte la partie algérienne de la vie intense de cet homme né il y a presque 100 ans, le 20 juillet 1925 à Fort-de-France, en Martinique. En 36 petites années de vie, Frantz Fanon a fait un nombre étonnant de choses. À 17 ans, en 1943, il intègre les forces de la France libre pour libérer la France du nazisme qu’il considère comme une atteinte à la dignité humaine. L’expérience de la guerre est celle de la désillusion, de la réalisation du fait qu’être de peau noire impliquant un regard négatif, méprisant, de la part des soldats blancs et de l’institution militaire. Fanon réalise alors que la France universaliste, antiraciste, était une fiction.
Il découvre en Algérie la profondeur de la domination coloniale et se met à écrire le livre qui deviendra « Les Damnés de la terre », texte qu’il dicte le soir à sa femme Josie, tout aussi engagée que lui, tout aussi révoltée par le racisme, par la violence physique et morale infligée par le colonialisme. Le film rend justice à l’engagement de son épouse, oubliée dans la plupart des récits sur Fanon. Fanon, le médecin-chef, met fin à la ségrégation entre patients français et algériens, il élabore et teste de nouvelles approches pour traiter les patients. Quand la guerre d’Algérie éclate, il soigne les soldats français le jour, et la nuit, il soigne clandestinement les combattants du Front de Libération Nationale. Il s’engage de plus en plus étroitement aux côtés du FLN et de l’une de ses figures politiques.
La pensée de Fanon reste aujourd’hui précieuse. Que dirait-il du racisme à l’égard des Noirs et du racisme tout court qui se laisse voir partout avec la même force qu’il y a quelques décennies ? Que dirait-il d’un monde qui laisse faire au mieux des crimes contre l’humanité, au pire un génocide, à Gaza ? Que dirait Fanon des guerres et des violences extrêmes au Soudan, en République démocratique du Congo, de la banalisation des atrocités dans les pays du Sahel, des violations des droits humains élémentaires par des dirigeants censés protéger les populations ? Que dirait Fanon de la reproduction encore aujourd’hui dans tant de pays africains de l’état d’esprit et des pratiques des pouvoirs coloniaux ? Que penserait-il de l’Algérie à laquelle il a tout donné et de son cheminement politique depuis l’indépendance ?
“Chaque fois que la liberté et la dignité de l’homme sont en question, nous sommes tous concernés, Blancs, Noirs ou Jaunes”, écrit Frantz Fanon. Alors que beaucoup de jeunes et de moins jeunes Africains découvrent, redécouvrent ou réalisent l’ampleur des massacres de milliers de personnes par les pouvoirs coloniaux, de l’Algérie au Cameroun en passant par Madagascar, si on se limite à des exemples d’anciennes colonies françaises, et que cela nourrit chez certains la colère, les ressentiments et même la haine à l’égard des Européens ou des Blancs de manière générale, la lecture de Fanon, le psychiatre, l’observateur et le penseur, invite à y voir les traces profondes des traumatismes de la colonisation.
Fanon n’était pas un humaniste naïf résolument optimiste quant à l’évolution politique des pays africains une fois qu’ils seraient libérés de l’oppression coloniale. Il avait identifié très tôt quelques-unes des sources de désillusions possibles. Je cite : « Les ministres, les chefs de cabinets, les ambassadeurs, les préfets sont choisis dans l’ethnie du leader, quelquefois même directement dans sa famille. Ces régimes de type familial semblent reprendre les vieilles lois de l’endogamie et on éprouve non de la colère mais de la honte en face de cette bêtise, de cette imposture, de cette misère intellectuelle et spirituelle. Ces chefs de gouvernement sont les véritables traîtres à l’Afrique car ils la vendent au plus terrible de ses ennemis : la bêtise. Cette tribalisation du pouvoir entraîne, on s’en doute, l’esprit régionaliste, le séparatisme. »
Je reviens à la citation célèbre évoquée au début de mon propos: « Chaque génération doit dans une relative opacité découvrir sa mission, la remplir ou la trahir ». La mission que nous nous sommes donnée à WATHI, je ne sais pas si c’est celle qu’il nous fallait découvrir, est de contribuer à faire reculer la haine, la bêtise sous ses multiples formes, l’aveuglement, en animant un espace de débat public modéré permettant de penser et d’agir pour construire des sociétés africaines en paix, en sécurité et en progrès économique, social et culturel commun. Mais ce que je crois comprendre aussi de Fanon, c’est qu’il ne sera jamais suffisant de travailler à faire reculer la bêtise dans sa partie du monde pour être protégé des conséquences potentiellement dévastatrices de la bêtise humaine d’où qu’elle vienne. Nous pouvons disparaître, ensevelis par le poids de notre propre bêtise ou par celui de la bêtise des autres. C’est pour cela que défendre la dignité humaine tout court est bien la meilleure manière de défendre la dignité et la sécurité des Africains.