Le dimanche 22 juin prenait fin à Dakar la deuxième édition des Assises africaines de la démocratie, la rencontre annuelle phare de la Fondation de l’innovation pour la démocratie, présidée par l’historien et philosophe de renom, Achille Mbembé. Dakar au Sénégal, après Praia, la capitale du Cabo Verde l’année dernière. Deux excellents choix de lieu pour accueillir trois jours d’échanges, de rencontres, de débats parfois vifs mais toujours respectueux et constructifs sur l’état des lieux et les perspectives politiques mais aussi économiques, sociales, culturelles, sociétales du continent dans sa diversité. Trois jours pour connecter, mobiliser ou remobiliser des femmes et des hommes, dont beaucoup de jeunes, qui essaient, chacune et chacun dans sa localité, dans sa région, dans son pays, de porter des valeurs d’empathie, de solidarité, de respect du bien commun, des valeurs qui, lorsqu’elles sont suffisamment partagées dans un espace donné, créent les conditions d’une vie plus agréable pour le plus grand nombre.
Le Sénégal a accueilli ces assises de la démocratie deux semaines après la fin du Dialogue national sur le système politique, qui rassembla du 28 mai au 4 juin l’essentiel des forces vives du pays, des représentants des partis politiques, de la société civile, des organisations syndicales, des confessions religieuses, du secteur privé, ainsi que des experts et des citoyens engagés pour mener « une réflexion collective sur les réformes nécessaires pour consolider la démocratie sénégalaise et répondre aux aspirations profondes du peuple ». La démocratie en pratique comme dialogue, comme discussion, avec une large implication de la société civile.
Un exercice comme celui d’un dialogue national annuel, même lorsqu’il résulte de l’initiative d’un président de la république et non d’une obligation inscrite dans la constitution, est un marqueur d’une volonté démocratique qui ancre l’idée selon laquelle les citoyens sont légitimes pour prendre part à la conception des règles et des institutions qui doivent encadrer et orienter les évolutions de leur pays. Ce n’est pas rien, alors que dans beaucoup de pays de la région, lorsqu’on ne fait pas enlever des journalistes et acteurs de la société civile, bastonner des avocats, on ne parle que de suppression de partis politiques, d’interdiction des manifestations, de célébration de dirigeants militaires qui s’octroient des grades, des privilèges et des mandats pour gouverner sans limites…
Le dialogue, le débat, la confrontation des idées mais aussi des intérêts et des ambitions avouables ou non des divers groupes qui composent une société, c’est cela qu’impose la pratique démocratique. Cela prend du temps et de l’énergie, et cela ne débouche pas forcément et rapidement sur les réformes les plus souhaitables et les plus audacieuses. Mais c’est tellement plus rassurant, plus apaisant, plus à même de créer le degré de confiance qui permet à un pays de préserver l’essentiel : la cohésion nationale, la paix, la sécurité, la stabilité des institutions. Ce qui m’avait le plus frappé au soir de l’élection présidentielle de mars 2024, c’était comment en quelques heures toute la tension politique et sociale était retombée, comment les forces de sécurité s’étaient immédiatement mises au service du président élu, qui était en prison quelques semaines plus tôt. Ce fut une nouvelle étape franchie par le Sénégal dans l’entreprise de construction d’une démocratie et d’un Etat de droit ancrés dans la société. Il n’y a bien sûr aucun acquis qui soit définitif au Sénégal comme partout ailleurs.
Invité à prendre la parole lors de la dernière session de ces assises de la démocratie, j’ai rappelé quelques-unes des données mises en avant par l’institut Afrobaromètre dans sa publication en 2024 sur la perception de la démocratie en Afrique. La Zambie (87%), le Sénégal (84%), le Cabo Verde (84% aussi), l’Ouganda (81%) et le Bénin (79%) étaient les pays où le soutien à la démocratie comme meilleure forme de gouvernement était à la fois très fort et très régulier, en dépit des défis politiques dans tous ces pays au moment des enquêtes. Si à travers 39 pays sondés entre 2021 et 2023, deux tiers (66%) des citoyens africains affirmaient préférer la démocratie à tout autre système de gouvernement, la préférence pour la démocratie était désormais une opinion minoritaire dans cinq pays africains : le Mali (39%), l’Afrique du Sud (43%), l’Angola (47%), le Mozambique (49%) et le Lesotho (49%).
Selon le dernier rapport de l’organisation Variations of Democracy, VDEM, qui analyse la base de données la plus complète sur la démocratie dans ses différentes composantes avec une méthodologie solide, 64 % des populations en Afrique subsaharienne vivaient en 2024 dans des régimes autocratiques. Mais le rapport confirme que la tendance au retour en force des autocraties est mondiale. L’Europe de l’Est et l’Asie du Sud et centrale connaissent un déclin particulièrement marqué. Pour la première fois en plus de 20 ans, le monde comptait en 2024 moins de démocraties (88) que d’autocraties (91). Il y a des démocraties qui ne sont qu’électorales – avec très peu d’autres dimensions essentielles relatives aux droits, aux libertés, à la participation citoyennes. Les démocraties libérales sont devenues le type de régime le moins répandu dans le monde, avec un total de 29 en 2024. Près de 3 personnes sur 4 dans le monde – 72 % – vivent désormais dans des autocraties. Il s’agit du chiffre le plus élevé depuis 1978.
C’est donc une grande partie du monde qui a besoin aujourd’hui d’organisations et d’initiatives visant à redonner du sens, un nouveau contenu à l’idéal de construction de sociétés démocratiques, pour freiner la course vers l’accaparement total des ressources planétaires et du pouvoir de décision par quelques cercles restreints d’hommes aussi puissants qu’indifférents au sort de la majorité et même au sort de la planète au-delà de leurs horizons de vie.
En Afrique, le continent avec de loin la population la plus jeune mais la concentration de pays les plus faibles sur le plan militaire et économique – cela compte qu’on le veuille ou non -, nous avons le choix entre la posture du repli, les logiques de la frustration, de la colère, de la revanche pour toutes les injustices passées et actuelles, ou la posture de l’ouverture d’esprit, du réalisme et du pragmatisme qui permet la construction d’alliances même circonstancielles, opportunistes, intéressées, au-delà des frontières nationales, régionales, continentales.
Des espaces et des moments de réflexion et d’intelligence collectives ne peuvent que jaillir de nouvelles idées, de nouvelles alliances, des initiatives autour du bien commun. C’est pour cela que les activités de la Fondation de l’innovation pour la démocratie dans les domaines de la recherche, de la formation, de la mise en réseaux et de l’accompagnement des sociétés civiles, avec un accent délibérément mis sur les jeunes, sur les femmes, sont très prometteuses.
Lorsque le professeur Achille Mbembé avait accepté courageusement la mission de réflexion sur le renouveau des relations entre la France et l’Afrique, à l’initiative du président français Emmanuel Macron, mission qui a abouti à la création de la fondation de l’innovation pour la démocratie en 2022, je m’étais dit que cette figure intellectuelle africaine de renommée académique mondiale, y avait certainement vu une opportunité rare, peut-être unique, d’apporter une contribution significative au continent africain. C’est exactement ce que donne à voir la fondation à travers ses activités.
Je n’ai pas vu à Dakar comme à Praia des hommes et des femmes qui nourrissent un quelconque complexe par rapport à la France, à l’Europe, à l’Occident parce que les ressources de la fondation sont pour le moment essentiellement d’origine française. L’une des tables rondes lors des assises a porté sur l’aide publique au développement et l’avenir de la solidarité internationale. Le message que j’ai voulu faire passer est le suivant : faisons l’usage le plus stratégique des ressources extérieures, en étant parfaitement au fait de la diversité des motivations et des intérêts de tous les acteurs impliqués, servons-nous autant que possible de ces ressources pour construire les bases d’une souveraineté minimale qui ne se chante pas sur tous les toits mais qui se bâtit avec une conscience claire de l’ampleur des interdépendances et des rapports de forces dans le monde réel, où chacun se cherche.