Faut-il parler des crimes de masse commis à Gaza lorsqu’on est quelque part en Afrique de l’Ouest alors que des conflits, des violences sont toujours dans l’actualité dans plusieurs pays du Sahel, au Nigeria, ou un peu plus loin sur le continent africain, au Soudan ou en République démocratique du Congo ? Faut-il que chacun s’occupe d’abord ou même exclusivement des principales sources d’angoisse dans sa petite partie du monde ou faut-il essayer de rester attentifs aux zones de conflits, de violences, d’ancrage du cynisme et de l’indifférence pour la manière dont les vies humaines sont traitées, sur tous les continents ?
Le 4 juin, le Conseil de sécurité des Nations unies a échoué à voter une résolution qui exigeait un cessez-le-feu « immédiat, inconditionnel et permanent » à Gaza, une exigence apparemment scandaleuse pour la première puissance mondiale. Les Etats-Unis ont bloqué avec leur droit de veto le vote du texte présenté par les dix membres non permanents et approuvé par les quatre autres membres permanents. L’ambassadeur pakistanais aux Nations unies a dénoncé un « feu vert pour l’annihilation » des Palestiniens de Gaza, une « tache morale sur la conscience » du Conseil, expliquant que le véto américain envoyait le message consistant à dire que les vies de deux millions de Palestiniens ne comptaient pas.
Le représentant d’Israël à l’ONU a salué la «clarté morale» des Etats-Unis, l’allié indéfectible qui lui fournit des armes à profusion et le défend sur la scène mondiale. Il s’agit de clarté morale donc lorsque la première puissance mondiale empêche l’instance chargée de veiller à la paix et à la sécurité internationale de voter une résolution demandant la fin d’un massacre de populations civiles. Le 5 juin, le gouvernement des Etats-Unis a sanctionné les deux magistrates de la CPI qui avaient autorisé l’émission des mandats d’arrêt contre le Premier ministre israélien et son ancien ministre de la Défense, et deux autres qui sont à l’origine d’enquêtes sur des crimes de guerre présumés de soldats américains en Afghanistan. Une nouvelle démonstration sans doute d’une clarté morale.
Le 13 mai dernier, le chef des opérations humanitaires des Nations unies, le Britannique Tom Fletcher avait placé les membres du Conseil de sécurité face à leurs responsabilités avec ces mots : «Nous avons informé ce Conseil en détails sur le mal fait de façon extensive aux civils dont nous sommes témoins chaque jour: mort, blessure, destruction, faim, maladie, torture, autres traitements cruels, inhumains ou dégradants, déplacements répétés à large échelle… Nous avons décrit l’obstruction délibérée des opérations humanitaires et le démantèlement systématique de la vie des Palestiniens et de ce qu’il en reste à Gaza…Pour les morts et ceux dont les voix sont réduites au silence, de quelles preuves supplémentaires avez-vous besoin? Allez-vous agir, de façon décisive, pour empêcher un génocide et assurer le respect du droit humanitaire international ou direz-vous à la place nous avons fait tout ce que nous avons pu ?».
La clarté morale est du côté de ceux qui ont pris la mesure du déni d’humanité qui se donne à voir non pas depuis quelques semaines mais depuis plus d’une année à Gaza. Imagine-t-on des quartiers entiers de villes en Europe ou aux Etats-Unis, abritant des milliers de familles, qui seraient bombardés pendant des mois, détruits, rasés, par une armée régulière parce que des dizaines ou des centaines de terroristes s’y seraient terrés après avoir mené une attaque dévastatrice? La réponse est évidente et c’est parce qu’elle l’est que personne ne pose jamais la question en ces termes dans les innombrables débats sur ce qui se joue à Gaza. La vie des plus forts vaut infiniment plus que celle des plus faibles. Ce n’est pas tout à fait nouveau. On le sait particulièrement en Afrique, où on ne compte pas les massacres coloniaux et même le premier génocide du 20ème siècle, commémoré pour la première fois le 28 mai de cette année en Namibie. 75000 Namibiens furent exterminés entre 1904 et 1908 par l’armée coloniale allemande. Les crimes de masse commis par la France, la Grande-Bretagne, la Belgique et le Portugal furent nombreux. Et cela ne remonte pas à des siècles lointains.
Mais en 2025, qu’il y ait une telle non volonté de faire quoi que ce soit de significatif face à des crimes d’une extrême gravité, observables et observés par tous, est extraordinairement choquant. Comme le rappelle l’organisation International Crisis Group dans son dernier briefing sur Gaza, « Après quelque 600 jours de campagne militaire israélienne, lancée après l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023, au moins 54000 Palestiniens et 1600 Israéliens ont perdu la vie, et l’enclave palestinienne est en ruines. Depuis mars dernier et la reprise de l’offensive militaire, Israël a poussé les 2,2 millions d’habitants de Gaza au bord de la famine et a maintenant commencé à les regrouper sous la menace des armes dans à peine un cinquième de la bande déjà surpeuplée. »
Ce briefing de Crisis Group s’adresse aux pays européens dont beaucoup ont enfin durci leur discours au cours des dernières semaines à l’égard du gouvernement israélien. J’en cite un extrait : « Les dirigeants européens peuvent faire clairement comprendre aux Israéliens que leur gouvernement a franchi une ligne rouge et que ce qui se passe à Gaza est indéfendable. Ils devraient imposer des mesures immédiates – au minimum l’arrêt des livraisons d’armes, des sanctions et des restrictions commerciales – qui ne seraient levées que lorsque Israël mettrait fin à sa campagne militaire et reprendrait les négociations pour libérer les otages et tracer l’avenir de Gaza. » Il faut en effet savoir qu’en plus des Etats-Unis, plusieurs pays européens dont l’Allemagne continuent à livrer des armes à Israël tout en évoquant le risque de nettoyage ethnique ou de génocide. On ne sait pas exactement à quel moment et qui décidera que le stade du risque a été dépassé.
Alors qui peut aller donner des leçons à des dirigeants ailleurs dans le monde qui autorisent leurs armées à faire un usage disproportionné et criminel de la force que ce soit dans le cadre de la lutte contre les groupes armés terroristes ou pas, ou pour réduire au silence les adversaires politiques réels ou présumés, et tous ceux qui ne soutiennent pas leur approche ? Qui pour expliquer aux militaires au pouvoir au Sahel que les réponses exclusivement militaires à l’ancrage des groupes terroristes sont en train d’accélérer la déconfiture de leurs pays ? Qui pour rappeler qu’on peut lutter contre les groupes terroristes sans décimer les civils qui vivent dans les régions où les groupes se sont installés ? Qui pour mettre fin à la banalisation effrayante de formes de violence inhumaine qui se donnent à voir dans des vidéos macabres circulant via WhatsApp ou Tiktok dans toute l’Afrique de l’Ouest?
Dans le monde de Netanyahu, de Trump, de Poutine, et des leaders extrémistes en vogue dans plusieurs pays européens, ce sont tous les autocrates des plus visibles aux plus discrets, des plus brouillons aux plus subtils, tous ceux pour qui ne comptent que leurs intérêts, leurs passions, leurs egos, tous les cyniques, les illuminés, les narcissiques, qui sont maintenant en roue libre. Partout. Le pire n’est jamais sûr, mais il me semble aujourd’hui essentiel de ne pas exclure les scénarios les plus terrifiants, notamment en Afrique de l’Ouest. Dans un monde où la technologie sublime les moyens dont les humains disposent pour s’auto-détruire et détruire la planète, et où la sagesse semble avoir déserté les lieux où s’exerce le pouvoir, le pire n’est pas sûr mais il de plus en plus envisageable.