

Bah Traoré
Dans la nuit du 31 mars au 1er avril 2025, un drone appartenant aux forces armées maliennes en opération a été abattu par l’armée algérienne dans la zone de Tinzawatene, à la frontière entre les deux pays. Si les versions divergent quant aux circonstances exactes de cet incident, cet épisode s’inscrit clairement dans un climat de tensions croissantes entre le Mali et l’Algérie.
Loin d’être un fait isolé, il illustre l’escalade progressive d’un malaise diplomatique et sécuritaire, nourri par des intérêts stratégiques divergents, des dynamiques régionales complexes, et un profond désaccord sur la gestion de la crise au nord du Mali. Le départ de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) a modifié la donne sécuritaire dans le nord du Mali. Il a ravivé les tensions entre l’État central et les mouvements armés, accélérant la reprise des hostilités dans des zones autrefois sous surveillance onusienne.
Les hostilités entre les Forces armées maliennes (FAMa) et les groupes armés signataires de l’accord pour la paix et la réconciliation au Mali issu du processus d’Alger, ont marqué une rupture du fragile équilibre instauré depuis 2015. L’un des épisodes les plus marquants de cette nouvelle phase a été la reconquête de Kidal en novembre 2023. Haut lieu symbolique de la rébellion touarègue, la prise de cette ville par les FAMa a été largement célébrée par les autorités maliennes comme une victoire historique rétablissant la souveraineté de l’État sur un territoire longtemps considéré comme hors de contrôle.
Dans la foulée, un changement radical s’est opéré dans la communication officielle. Les anciens groupes rebelles, longtemps traités comme des acteurs politiques dans le cadre du processus d’Alger, ont désormais été assimilés à des groupes terroristes. Ce glissement sémantique marque un basculement stratégique : l’accord d’Alger, déjà affaibli, entrait dans une logique de rupture ouverte.
Face à la pression militaire, les groupes du Cadre stratégique permanent (CSP) devenu le Front de libération de l’Azawad (FLA) ont opéré un repli stratégique vers Tinzawatene, localité frontalière située à la jonction du nord-est du Mali et du sud de l’Algérie.. Tinzawatene, par sa position transfrontalière, constitue aujourd’hui un point de tension géopolitique majeur. Elle représente à la fois une base de repli pour les groupes armés et une zone tampon où les logiques de souveraineté se superposent et parfois s’entrechoquent.
En juillet 2024, de violents affrontements ont opposé les forces armées maliennes aux rebelles du Cadre stratégique permanent pour la défense du peuple de l’Azawad (CSP-DPA), soutenus par des groupes jihadistes affiliés au Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (JNIM). Fait marquant, l’Ukraine aurait apporté un appui en matière de renseignement aux rebelles. En réaction, le Mali a rompu ses relations diplomatiques avec l’Ukraine en août 2024, invoquant un soutien de Kiev au terrorisme, notamment à travers des propos jugés “subversifs” du porte-parole des services de renseignement militaires ukrainiens, Andriy Yusov. Depuis cette rupture, la zone de conflit est devenue une priorité stratégique pour Bamako, avec une intensification des opérations militaires, notamment par des frappes de drones et un renforcement de la surveillance aérienne.
L’Algérie, historiquement impliquée comme médiatrice dans la crise malienne, voit son influence reculer face à l’émergence d’un nouveau paradigme régional. Fidèle à une approche diplomatique fondée sur le dialogue, Alger se retrouve en porte-à-faux face à une dynamique souverainiste portée par les régimes militaires de la région, notamment au Mali.
Ces derniers rejettent de plus en plus ouvertement les ingérences extérieures et privilégient une stratégie centrée sur les opérations militaires, le contrôle territorial et l’affirmation de leur autonomie. Ainsi, le différend entre Bamako et Alger dépasse largement la simple gestion d’un contentieux frontalier ou d’un incident militaire. Il met en lumière un affrontement entre deux conceptions opposées de la gestion des conflits au Sahel.
D’un côté, les autorités maliennes défendent une approche sécuritaire, désormais renforcée par de nouveaux partenaires comme la Russie et la Turquie. De l’autre, l’Algérie continue de promouvoir une posture fondée sur le dialogue, la médiation et le respect des cadres diplomatiques établis, une stratégie qui semble aujourd’hui en décalage avec la redéfinition en cours des équilibres régionaux.
Tinzawatene, par sa position transfrontalière, constitue aujourd’hui un point de tension géopolitique majeur. Elle représente à la fois une base de repli pour les groupes armés et une zone tampon où les logiques de souveraineté se superposent et parfois s’entrechoquent
Une relation au rythme des divergences stratégiques et des évolutions régionales
Dans les mois qui ont suivi la prise de pouvoir par le colonel Assimi Goïta en mai 2021 a la suite d’un second coup d’Etat, l’Algérie a adopté une posture de prudence, sans hostilité manifeste. Sa priorité demeurait la préservation de l’accord de paix signé en 2015, un processus dont elle était le principal parrain et garant. À cette période, une défiance commune envers la France avec qui Alger entretient des relations historiques conflictuelles semblait rapprocher les deux capitales.
La visite du ministre algérien des Affaires étrangères Ramtane Lamamra à Bamako, en octobre 2021, avait matérialisé cette convergence. En pleine crise diplomatique entre le Mali et la France, Alger affichait alors un soutien appuyé aux autorités de transition. Lamamra avait rappelé, dans un discours très commenté à Bamako, la solidarité historique entre les deux pays : « Les Algériens lisent dans leurs livres d’histoire la contribution inestimable du Mali, à travers la décision souveraine du président Modibo Keïta d’ouvrir sa frontière à l’armée de libération nationale algérienne, après l’indépendance en 1960, pour lui permettre de lutter contre le colonialisme ». Une phrase forte est restée dans les esprits : « Le Mali sera le tombeau de l’impérialisme ». Une déclaration reprise depuis par de nombreux activistes et journalistes maliens, comme un écho au passé et un message adressé à la France.
Mais cette entente de circonstance n’a pas résisté à l’évolution rapide du rapport de force sur le terrain. À partir de 2023, la transition malienne a affirmé une posture résolument souverainiste et militaire, rompant progressivement avec l’esprit de cogestion et de décentralisation porté par l’accord d’Alger. Le retrait de la MINUSMA a ouvert la voie à une remilitarisation progressive du Nord, marquée par la reprise de Ber, puis celle de Kidal.
Dans ce nouveau contexte, la communication des autorités maliennes s’est durcie. Les groupes signataires de l’accord ont été qualifiés comme des “groupes terroristes”, effaçant la frontière entre acteurs politiques et ennemis sécuritaires. Bien que le gouvernement ait évité de rejeter ouvertement l’accord d’Alger, ses propos sur la nécessité d’une application intelligente traduisaient une volonté de réinterprétation, voire de contournement des engagements pris en 2015.
C’est à la fin de l’année 2023 que les tensions ont atteint un point de rupture, lorsque l’Algérie, en tant que présidente du comité de suivi de l’accord de paix, a reçu officiellement une délégation du Cadre stratégique permanent (CSP), alors même que certains de ses membres étaient sous le coup de poursuites judiciaires engagées par la justice malienne. Pour Bamako, cette rencontre dépassait largement le rôle traditionnel de médiateur. Elle était perçue comme une atteinte directe à la souveraineté nationale et une ingérence dans ses affaires intérieures.
La présence en Algérie de figures critiques des autorités de transition, comme l’imam Mahmoud Dicko, a ravivé les tensions latentes entre Bamako et Alger. L’annonce de son retour au pays en février 2025 a été accompagnée d’un dispositif sécuritaire renforcé, illustrant la portée politique que conserve cette voix influente de la scène religieuse et nationale malienne.
C’est dans ce contexte conflictuel que, le 25 janvier 2024, le gouvernement malien a officiellement dénoncé l’accord d’Alger. Un geste fort, aux conséquences symboliques et géopolitiques majeures. Une page s’est ainsi tournée dans les relations entre le Mali et l’Algérie, mettant fin à une décennie d’efforts diplomatiques infructueux et ouvrant une période d’incertitude et de reconfiguration des alliances au Sahel.
Mais cette entente de circonstance n’a pas résisté à l’évolution rapide du rapport de force sur le terrain. À partir de 2023, la transition malienne a affirmé une posture résolument souverainiste et militaire, rompant progressivement avec l’esprit de cogestion et de décentralisation porté par l’accord d’Alger
L’AES : nouvel acteur dans les tensions
Avec la création de l’Alliance des États du Sahel (AES), le Mali, le Burkina Faso et le Niger reconfigurent l’architecture politique et sécuritaire de la région. Marquée par une volonté de rupture avec les médiations classiques et les influences extérieures, l’AES adopte une posture souverainiste et militarisée. Au sein de l’AES, deux logiques cohabitent. D’une part, l’Alliance se structure autour d’une nouvelle doctrine de défense collective et une diplomatie commune. D’autre part, les relations bilatérales des États restent marquées par des réalités différentes. Cette recomposition remet en question le rôle central que l’Algérie a longtemps occupé dans la gestion des crises sahéliennes, notamment au nord du Mali. Dans ce paysage en mutation, les rivalités historiques entre Alger et Rabat trouvent un nouveau terrain d’expression au Sahel. Profitant de l’influence algérienne auprès de certains États sahéliens, le Maroc cherche à étendre sa présence stratégique dans la région.
La recomposition régionale en cours ne suit pas une trajectoire linéaire. Elle est traversée par des dynamiques parfois contradictoires, à l’image du positionnement de l’Algérie, qui, tout en étant marginalisée dans la gestion politique de la crise malienne, renforce ses liens bilatéraux avec certains pays de l’AES, notamment le Niger et le Burkina Faso. Avec Niamey, la coopération s’intensifie autour des hydrocarbures. Le mémorandum signé en octobre 2024 entre Sonatrach et SONIDEP a débouché sur la création de deux sous-comités : l’un chargé de la construction d’une raffinerie et d’un complexe pétrochimique à Dosso, l’autre dédié aux aspects juridiques des projets pétroliers.
Cette dynamique s’inscrit dans une volonté plus large de concrétiser le projet de gazoduc transsaharien (TSGP), qui permettrait au gaz nigérien de transiter vers l’Europe via l’Algérie. Ce rapprochement s’est accéléré après les tensions entre le Niger et le Bénin, consolidant la position d’Alger comme partenaire énergétique stratégique.
Au Burkina Faso, l’Algérie adopte une posture de solidarité active, mêlant aide humanitaire et coopération technique. En janvier 2025, Alger a acheminé de l’aide humanitaire composée de 72 tonnes de colis alimentaires, 15 tonnes de couvertures, 14 tonnes de tentes et 5 tonnes de médicaments, soit un total de 106 tonnes pour faire face à la crise humanitaire. En mars 2025, une mission de la Société nationale d’électricité du Burkina Faso (SONABEL) a également été reçue à Alger pour discuter avec les autorités algériennes du renforcement des capacités de production, de transport et de distribution d’électricité et de gaz.
D’une part, l’Alliance se structure autour d’une nouvelle doctrine de défense collective et une diplomatie commune. D’autre part, les relations bilatérales des États restent marquées par des réalités différentes
Cette évolution marque un tournant dans la posture algérienne au-delà de son rôle historique de médiateur, Alger adopte une diplomatie axée sur les leviers techniques, les infrastructures, l’industrie et l’intégration des systèmes énergétiques. Ce repositionnement répond à la quête d’autonomie énergétique exprimée par les pays sahéliens, tout en permettant à l’Algérie de renforcer son ancrage régional dans un contexte de redéfinition des alliances. Toutefois, les tensions persistent, notamment autour de la gestion des flux migratoires à Assamaka et du traitement des migrants subsahariens.
Malgré cela, la coopération économique, notamment avec le Niger, se poursuit. Sur le plan diplomatique, Niamey et Ouagadougou restent alignés avec la position alienne, comme en témoignent les rappels coordonnés d’ambassadeurs et le soutien exprimé à Bamako après l’incident du drone malien abattu par l’Algérie. L’Algérie a répliqué par le rappel de ses ambassadeurs et la fermeture de son espace aérien au Mali, mesure à laquelle Bamako a répondu par la réciprocité.
Le maintien de l’ouverture des espaces aériens par le Niger et le Burkina Faso, contrairement à la fermeture décrétée par le Mali, illustre une approche diplomatique plus nuancée au sein de l’AES. Cette attitude reflète une loyauté régionale émergente, fondée sur des intérêts communs, des interdépendances concrètes et une gestion pragmatique des différends.
Crédit photo: maliweb.net
Bah Traoré est chargé de recherche à WATHI. Il s’intéresse aux questions politiques et sécuritaires au Sahel. Il anime Afrikanalyste, un site dédié à l’analyse de l’actualité au Sahel. Il a travaillé sur des projets liés à la désinformation et au fact-checking en Afrique de l’Ouest.