

Bah Traoré
Le 3 septembre 2025, le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (JNIM) a annoncé avoir imposé un blocus sur les régions de Nioro du Sahel et de Kayes, dans l’Ouest du Mali. Cette décision intervient après les attaques coordonnées du 1er juillet 2025 à Diboli, Kayes et Nioro, où les habitants s’étaient massivement mobilisés aux côtés de l’armée, permettant l’arrestation de plusieurs combattants terroristes. Le blocus apparaît ainsi comme une réponse directe à cette résistance locale et un moyen d’asphyxier l’économie nationale.
En effet, le JNIM cherche à restreindre la mobilité des populations et à perturber l’approvisionnement. Des bus sont interceptés, des passagers soumis à des contrôles d’identité, et certains ressortissants ciblés disparaissent. Les camions-citernes transportant du carburant, essentiel pour l’économie et la fourniture d’électricité, sont régulièrement attaqués ou incendiés. Les images de convois détruits, en dépit de l’escorte militaire, alimentent une perception d’emprise terroriste. Pourtant, sur le terrain, l’armée malienne continue à mener des patrouilles et une surveillance aérienne qui empêchent un contrôle permanent des axes. La stratégie du JNIM repose davantage sur des embuscades spectaculaires et répétées que sur une occupation continue.
En juillet 2025, près de 17,7 % des exportations sénégalaises étaient destinées au marché malien, principalement constituées de produits pétroliers raffinés. Ce chiffre consolide la place du Mali comme premier client commercial du Sénégal, montrant à quel point les deux économies sont imbriquées. Toute perturbation du corridor Bamako–Kayes–Dakar affecte donc non seulement l’approvisionnement énergétique du Mali, mais aussi les recettes commerciales du Sénégal, transformant la question sécuritaire en un enjeu régional stratégique.
La menace qui pèse sur l’Ouest du Mali s’inscrit dans une dynamique plus large. Depuis plusieurs années, la pression djihadiste progresse le long du corridor Bamako–Kayes, axe vital reliant la capitale au port de Dakar. En visant cette zone, le JNIM attaque non seulement l’État malien, mais aussi l’un de ses poumons économiques. Les attaques coordonnées du 1er juillet 2025, qui ont touché Diboli, Gogui, Nioro du Sahel et surtout la ville de Kayes, capitale régionale, montrent que les groupes armés sont capables de dépasser les périphéries rurales pour cibler des centres urbains stratégiques. L’Ouest du Mali n’est pas un sanctuaire terroriste comme le centre du pays, mais il apparaît de plus en plus comme un espace de projection, où les actions ponctuelles et spectaculaires suffisent à fragiliser les flux économiques.
Une menace progressive qui atteint l’Ouest du Mali
Depuis quelques années, les signaux d’alerte se multiplient dans l’Ouest malien, longtemps perçu comme une zone relativement épargnée par les violences terroristes. En septembre 2022, le convoi du gouverneur de Kayes a été pris pour cible dans le cercle de Diéma. Cet incident révèle que même les représentants de l’État ne sont plus à l’abri sur les routes de cette région. Quelques mois plus tard, en avril 2023, une embuscade près de Nara coûte la vie à l’adjudant Oumar Traoré, chef de cabinet du président de la transition, Assimi Goïta. L’attaque, revendiquée par le JNIM, confirme la capacité du groupe affilié à Al-Qaïda à viser des cibles symboliques ou politiques. En janvier 2025, une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux attire de nouveau l’attention. On y voit le gouverneur de Nara, le colonel-major Amara Doumbia, affirmer qu’il ne prend plus la route pour se rendre à Bamako parce que son convoi a été attaqué à trois reprises. L’axe est désormais considéré comme trop dangereux, en raison des embuscades et attaques récurrentes. Les déplacements aériens sont dès lors privilégiés par les autorités, jugés plus sûrs et plus rapides. Ce choix illustre à quel point l’insécurité perturbe le fonctionnement de l’État, contraignant même ses représentants à adapter leurs déplacements face à la menace persistante des groupes armés.
La menace qui pèse sur l’Ouest du Mali s’inscrit dans une dynamique plus large. Depuis plusieurs années, la pression djihadiste progresse le long du corridor Bamako–Kayes, axe vital reliant la capitale au port de Dakar. En visant cette zone, le JNIM attaque non seulement l’État malien, mais aussi l’un de ses poumons économiques
La vulnérabilité de l’axe ne s’explique pas uniquement par l’insécurité, mais aussi par la forte dégradation des infrastructures routières. Les travaux de construction et de bitumage sont fréquemment interrompus ou détruits par le fait des groupes terroristes. En juillet 2021, l’attaque contre les entreprises COVEC et ATTM.SA, chargées du tronçon Kwala–Nara, s’est soldée par l’enlèvement de cinq employés étrangers et l’incendie de matériel. En s’attaquant à ces projets, les groupes armés cherchent à freiner le désenclavement des zones stratégiques et à empêcher la présence effective de l’État dans ces territoires.
Face à la menace persistante, les autorités maliennes renforcent leur présence militaire. Des positions sont consolidées autour de Kayes et dans des localités frontalières comme Djidiéni ou Sandaré, bien que ces postes continuent de subir des attaques. En mai 2025, le ministre de la Défense a posé la première pierre du vaste camp militaire de 500 hectares à Nioro du Sahel, nouveau chef-lieu régional depuis 2023. Des patrouilles régulières sont désormais organisées le long de l’axe routier, avec des restrictions de circulation nocturnes. Un couvre-feu a été décrété dans la région de Kayes par le gouverneur. Il s’applique de 21h00 à 06h00 et a été reconduit à plusieurs reprises depuis juillet 2025.
Ces efforts soulignent certes, une prise de conscience mais peinent pas à instaurer une sécurité durable. L’ouest malien est devenu un terrain d’expérimentation pour les groupes armés qui combinent attaques spectaculaires, harcèlement constant et sabotage des infrastructures. Les routes reliant le Mali au Sénégal et à la Mauritanie restent fragiles alors qu’elles sont vitales pour l’économie et pour les échanges régionaux. En contrôlant, ou du moins en rendant impraticables les routes, ces groupes parviennent à isoler des régions entières et à réduire la présence effective de l’État dans ces localités.
Des dynamiques locales contrastées entre le Centre et l’Ouest du Mali
Dans les régions du centre, le terrorisme s’est enraciné dans un terreau local marqué par une combinaison de facteurs tels que les conflits communautaires récurrents, de rivalités pour l’accès aux terres et au bétail, de l’effondrement de l’autorité de l’État et d’un profond sentiment d’injustice parmi certaines communautés rurales. En se positionnant à la fois comme arbitres des conflits locaux et fournisseurs de protection, ils ont réussi à s’imposer comme des acteurs incontournables dans ces zones. Cette stratégie leur a permis d’établir des sanctuaires solides, où ils exercent un contrôle important, remplaçant souvent l’État dans ses fonctions régaliennes, telles que la fourniture des services publics et l’administration de la justice. Le JNIM impose des règles sociales et collectent la zakat, une taxe religieuse souvent prélevée sur le bétail. Ils contrôlent aussi les routes et les marchés, où ils font payer des taxes. Ce système leur permet d’exercer un pouvoir fort, d’assurer leur domination et d’instaurer un ordre local basé sur leur idéologie.
La vulnérabilité de l’axe ne s’explique pas uniquement par l’insécurité, mais aussi par la forte dégradation des infrastructures routières. Les travaux de construction et de bitumage sont fréquemment interrompus ou détruits par le fait des groupes terroristes
La région de Kayes et celle de Nioro, situées à l’Ouest du Mali, présentent une configuration socio-économique et sociale distincte. Les tensions foncières y sont moins marquées qu’ailleurs, et le pastoralisme y joue un rôle secondaire avec une densité de 5,67 bovins et 8,91 ovins à Kayes, et de 3,30 bovins et 1,65 ovins à Nioro. Cette activité pastorale est encadrée par des initiatives locales de gestion de pâturage et des parcours, les zones et itinéraires utilisés par le bétail pour se nourrir et se déplacer. Ce qui favorise une meilleure organisation des déplacements des animaux tout en réduisant les conflits entre agriculteurs et éleveurs. Un facteur singulier renforce cette résilience : celui du rôle structurant de la diaspora. Kayes est l’une des régions les plus marquées par l’immigration. Là où l’État ne fournit pas suffisamment de services publics, les transferts et investissements des migrants dans l’éducation, la santé ou les infrastructures de base viennent compenser ce manque. Cette mobilisation extérieure constitue une forme de gouvernance parallèle. Elle réduit la dépendance des communautés locales à l’État et limite l’implantation durable des groupes armés.
L’attaque coordonnée du 1er juillet 2025 à Kayes, Diboli et Nioro du Sahel illustre une stratégie terroriste caractérisée par l’activisme des cellules mobiles qui privilégient des actions spectaculaires et des infiltrations ponctuelles. Les éléments qui sévissent dans ces localités ne disposent pas d’un ancrage anthropologique profond au sein des communautés locales, ce qui complique le recrutement et la consolidation de bases durables. Cette absence de racines sociales solides au sein des populations locales rend la diffusion du terrorisme plus fluide mais aussi plus dépendante d’opérations militaires rapides et ciblées, sans implantation durable dans les territoires concernés.
Toutefois, cette relative solidité sociale ne doit pas masquer certaines vulnérabilités latentes. La persistance de pratiques d’esclavage par ascendance, notamment au sein des communautés kassogué et soninké, engendre des affrontements ponctuels. Ces conflits ont entraîné la confiscation de champs, des déplacements massifs de population, et l’interdiction pour les esclaves de pratiquer des activités commerciales. Ces tensions sont intra-communautaires. Longtemps ignorés par les autorités, ces clivages constituent un angle mort de la gouvernance locale. Ils offrent un terrain d’instrumentalisation potentiel pour les groupes armés, qui pourraient se présenter comme des protecteurs des opprimés ou des justiciers face à l’inaction de l’État. Comme ailleurs au Mali, la menace ne repose donc pas seulement sur la capacité militaire des terroristes, mais aussi sur leur aptitude à exploiter les failles sociales et politiques laissées ouvertes par les défaillances de l’État.
Le Sénégal face à une menace diffuse mais réelle
Le Sénégal fait face à une menace terroriste diffuse mais réelle, que les autorités nationales prennent très au sérieux. Le ministre sénégalais des forces armées, le général Birame Diop a multiplié les déplacements au Mali pour renforcer la coopération sécuritaire et anticiper les risques liés à l’expansion des groupes armés dans l’Ouest malien. Depuis début 2025, le Mali et le Sénégal ont lancé des patrouilles mixtes transfrontalières pour lutter contre le terrorisme et la criminalité dans leur zone frontalière. Composées d’unités des armées et gendarmeries des deux pays, elles ont débuté officiellement en février à Diboli, avec la participation de la zone militaire n°4 sénégalaise et du Groupe d’action rapide de surveillance et d’intervention (GARSI). Ces patrouilles renforcent la coordination et l’échange d’informations. Concernant la capacité des deux États à s’engager davantage dans la lutte contre les groupes armés au-delà de ces patrouilles, il apparaît que le contexte demeure prudent, notamment du côté du Sénégal. Ce dernier adopte une posture de prudence, consciente des risques liés à une implication plus directe qui pourrait l’exposer à des représailles ou à une escalade du conflit dans la région.
Malgré cette proximité, le Sénégal demeure un îlot de stabilité. Sa position géographique plus éloignée des zones d’influence majeures des groupes armés implantés dans le Nord et le Centre du Mali limite l’ampleur de la menace. Ces groupes peinent à s’implanter durablement à l’Ouest ou au Sud du Mali, où ils rencontrent une moindre adhésion locale, et où la cohésion sociale et les structures communautaires restent plus solides. La frontière entre le Sénégal et le Mali, longue de 480 km et partiellement délimitée par le fleuve Falémé, est moins perméable que d’autres frontières régionales, comme celle avec le Burkina Faso ou le Niger, ce qui réduit la capacité des groupes armés à franchir librement la frontière. En 2022, le Sénégal a inauguré une nouvelle base militaire à Goudiry dans l’Est du pays. La base est destinée à améliorer la capacité de l’armée pour répondre aux menaces transfrontalières.
Les éléments qui sévissent dans ces localités ne disposent pas d’un ancrage anthropologique profond au sein des communautés locales, ce qui complique le recrutement et la consolidation de bases durables. Cette absence de racines sociales solides au sein des populations locales rend la diffusion du terrorisme plus fluide mais aussi plus dépendante d’opérations militaires rapides et ciblées, sans implantation durable dans les territoires concernés
Les groupes armés terroristes ne visent pas directement le Sénégal à court ou moyen terme. L’incident impliquant quatre camionneurs sénégalais et deux apprentis, brièvement séquestrés au Mali puis libérés, illustre cette situation. Cette stabilité reste néanmoins fragile car la porosité de certaines zones frontalières avec le Mali crée un contexte dans lequel la menace peut se manifester ponctuellement. Cette réalité pousse le Sénégal à renforcer sa vigilance et ses dispositifs sécuritaires pour prévenir toute infiltration et protéger ses populations.
La perturbation du corridor Dakar-Bamako, si elle se prolonge, risque d’engendrer de lourdes pertes économiques pour le Sénégal. En 2024, la valeur annuelle des échanges sur cet axe est estimée à plus de 800 milliards de francs CFA, un volume aujourd’hui fortement compromis. Les menaces et attaques sur la route ont conduit de nombreux transporteurs sénégalais et maliens à suspendre leurs activités, ce qui provoque une hausse des coûts de transport et un net recul des échanges commerciaux.
Le ralentissement de trafic provoque une chute des activités portuaires et une diminution des recettes douanières sénégalaises, conséquence directe du recul des importations et de l’immobilisation des cargaisons sous douane. Cette perturbation entraîne également une congestion des entrepôts portuaires, saturés par des marchandises non acheminées. Cette accumulation alourdit les charges logistiques et accentue les pertes financières pour le Sénégal.
Crédit photo : Sunu Jotaay
Bah Traoré est chargé de recherche à WATHI. Il s’intéresse aux questions politiques et sécuritaires au Sahel. Il anime Afrikanalyste, un site dédié à l’analyse de l’actualité au Sahel. Il a travaillé sur des projets liés à la désinformation et au fact-checking en Afrique de l’Ouest.
