

Anta Barry
Historiquement centré sur l’État face aux menaces intérieures ou extérieures, le concept de sécurité humaine apparaît dans le champ du développement international au cours des années 1990. Depuis lors, l’accent est mis sur la sécurité des personnes. Ce concept englobe les menaces économiques, politiques, environnementales auxquelles sont exposées les sociétés humaines. Aujourd’hui, il s’étend également aux insécurités alimentaire, sanitaire des personnes et communautaires.
La sécurité humaine dans la région du Sahel semble constituer un idéal irréalisable, en raison de causes historiques et contemporaines qui structurent un territoire en proie au terrorisme et à un enchevêtrement de crises, rendant les États vulnérables. Dans cet article, nous chercherons à faire ressortir les raisons de cette défaillance dans un contexte caractérisé par le terrorisme, l’instabilité politique, la redéfinition des alliances stratégiques des États et d’interrogations croissantes sur le rôle des ONG.
Sahel central : le paradoxe d’un territoire en mutation
Le Sahel central, englobant le Mali, le Niger et le Burkina Faso, incarne un paradoxe : riche en ressources naturelles, il illustre à la fois l’échec de la gouvernance locale et l’inadéquation des politiques de développement internationales. Ces politiques sont souvent déconnectées des réalités du terrain. Aussi, ces États peinent à fournir les services sociaux de base à leurs citoyens. Le concept de sécurité humaine se veut une approche holistique, centrée sur l’humain, reconnaissant le droit à la dignité, aux libertés fondamentales et à vivre à l’abri de la pauvreté. Au Sahel central, cette réalité est contestée.
Depuis leur accession à l’indépendance en 1960, ces pays continuent de subir les séquelles de la colonisation. Pour consolider son autorité, le colonisateur a démantelé les structures socio-économiques en place et a exacerbé les tensions ethniques, ce qui a engendré une dynamique de quête d’indépendance qui déstabilise encore aujourd’hui cette région, en particulier le Mali et, dans une certaine mesure, le Niger. Par la suite, les politiques d’ajustement structurel (PAS) ont aggravé la situation : réductions budgétaires, retrait de l’État des secteurs clés comme la santé ou l’éducation, appauvrissant des populations déjà fragilisées par les sécheresses de 1973 et 1984.
L’adoption de l’économie néolibérale et de la démocratie libérale au cours de la décennie 1990, sans tenir compte des particularités locales ni des inégalités internationales systémiques, a contribué à affaiblir ces États. L’instauration de la démocratie n’a pas suffi à garantir la bonne gouvernance ni la justice sociale, suscitant une série de coups d’État successifs. Les gouvernements démocratiques qui se sont succédé dans ces pays ont vu leur crédibilité s’éroder aux yeux de leurs populations.
Le Sahel central, englobant le Mali, le Niger et le Burkina Faso, incarne un paradoxe : riche en ressources naturelles, il illustre à la fois l’échec de la gouvernance locale et l’inadéquation des politiques de développement internationales
En dépit de leurs importantes ressources en terres arables, en eau et en minéraux, ces pays n’ont pas réussi à instaurer un cadre de vie assurant la sécurité humaine de leurs citoyens. De nos jours, l’insécurité chronique et le terrorisme, associés à des stratégies de développement inadéquates, compromettent l’atteinte de cet objectif.
Polycrise et échec des approches internationales
Depuis plusieurs années, la région est confrontée à une insécurité croissante liée au terrorisme, enraciné en partie dans les failles des États et nourri par une gouvernance défaillante. À cela, s’ajoutent les conséquences des changements climatiques, qui affectent gravement les moyens de subsistance des populations, mettant en péril leur survie et rendant la notion de sécurité humaine quasi-obsolète.
Bien que la sécurité humaine, basée sur le triptyque paix, développement et droits humains, souligne l’importance de la prévention et du rôle central de l’État, les réalités structurelles et conjoncturelles dans le Sahel central en entravent la mise en œuvre. L’héritage colonial, les politiques de développement inadaptées, le système économique mondial inéquitable, les défaillances de gouvernance et les instabilités politiques (dont les nombreux coups d’État militaires) compromettent les efforts en faveur de la sécurité humaine.
Le Sahel central traverse une série de crises interdépendantes : sécuritaires, politiques, institutionnelles, économiques, sociales, environnementales, alimentaires et culturelles. Cette complexité favorise le recrutement par les groupes terroristes et amplifie la violence. Au Mali, le déploiement de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) et l’implication d’organisations internationales, n’ont pas amélioré la situation. Aujourd’hui encore, les populations subissent toujours diverses formes d’insécurité humaine.
Cette situation illustre l’échec de la politique de sécurité humaine promue par l’ONU et les insuffisances de l’approche internationale du développement. L’implication d’acteurs étatiques étrangers, de groupes criminels (trafic de drogue, traite des humains) et de groupes terroristes complique davantage la résolution de cette polycrise. Dans bien de cas, l’intervention d’organisations internationales a contribué à limiter la capacité des pays sahéliens à élaborer leurs propres politiques publiques.
Pris entre les besoins de leurs citoyens et les exigences des bailleurs, ces États disposent d’un espace politique restreint. L’espace politique étant la marge de manœuvre dont bénéficie un État pour définir, élaborer et appliquer ses stratégies de développement socioéconomiques, politiques et culturelles, y compris la dimension sécurité humaine.
Les dynamiques structurelles qui régissent les rapports de pouvoir au niveau mondial réduisent la capacité décisionnelle de nombreux États. Ceux-ci se trouvent confrontés à une double contrainte : d’une part, ils doivent rendre des comptes par rapport aux accords et traités internationaux qu’ils ont ratifiés, et d’autre part, ils doivent prendre en considération l’influence dominante d’acteurs internationaux avec des intérêts variés et des approches parfois divergentes, tels que les États, les organisations internationales, les entreprises multinationales et les ONG. La cohabitation de cette multitude d’acteurs, qui exercent chacun leur influence, limite bien souvent l’espace politique dont ont besoin les États pour prendre des décisions et agir en faveur de leurs citoyens.
L’héritage colonial, les politiques de développement inadaptées, le système économique mondial inéquitable, les défaillances de gouvernance et les instabilités politiques (dont les nombreux coups d’État militaires) compromettent les efforts en faveur de la sécurité humaine
Avant 2020, le Mali illustrait parfaitement cette problématique. Le pays éprouvait parfois des difficultés à se procurer certaines armes et équipements de défense à cause de l’intervention des acteurs étatiques internationaux, qui exerçaient leur pouvoir pour limiter son accès à certaines fournitures militaires. Cette quasi-interdiction explique en partie l’incapacité de l’État malien à protéger et à sécuriser sa population à l’époque.
Les États du Sahel central, caractérisés par des économies fragiles et soumises aux principes du libre-échange, vivent depuis leur indépendance une situation d’endettement chronique. Cette restriction de leur espace politique a des conséquences néfastes sur leur capacité à garantir une véritable sécurité humaine à leur population.
Avec des économies précaires et un secteur industriel peu développé, ces États doivent souvent choisir entre plusieurs priorités dans des situations où tout semble urgent. De ce fait, au lieu de mettre en place des politiques robustes pour transformer structurellement leurs économies, ils se contentent de mesures temporaires pour faire face à des crises comme la pandémie de Covid ou le conflit entre la Russie et l’Ukraine.
L’espace politique joue un rôle crucial dans la détermination des trajectoires politique, économique et sociale d’un pays. Sa restriction a considérablement affaibli les États du Sahel central, qui étaient également confrontés à leurs propres contradictions, telles qu’une gouvernance déficiente et un manque de justice sociale. Ces contradictions, en agissant comme des amplificateurs de la polycrise dans un cadre politique limité, ont largement affecté la légitimité de ces États aux yeux de leurs citoyens.
Une sécurité humaine compromise par les logiques extérieures
Les ONG et les organisations de la société civile, souvent perçues comme plus légitimes, contribuent à délégitimer davantage les États. Cette perception renforce la méfiance des populations envers leurs gouvernements. Cette réalité touche également les États du Sahel central.
Avant 2020, le Mali illustrait parfaitement cette problématique. Le pays éprouvait parfois des difficultés à se procurer certaines armes et équipements de défense à cause de l’intervention des acteurs étatiques internationaux, qui exerçaient leur pouvoir pour limiter son accès à certaines fournitures militaires. Cette quasi-interdiction explique en partie l’incapacité de l’État malien à protéger et à sécuriser sa population à l’époque
La rhétorique d’urgence, axée sur des priorités jugées plus pressantes au détriment de la résolution des causes des problèmes complexifie davantage la situation des pays du Sahel central. Le discours dominant autour du Sahel justifie un interventionnisme constant, marginalisant encore davantage les États dans le processus de résolution de cette polycrise. Bencherif et Ricard (2024), notent que le discours produit sur le Sahel produit sert de tremplin à certaines ONG et experts internationaux de capter les bénéfices de la sécurité et du développement. Les politiques et programmes de développement prônés sont souvent des « produits standardisés », ce que Jean-Pierre Olivier de Sardan nomme des « modèles voyageurs », inadaptés aux spécificités locales. Cela compromet encore davantage la sécurité humaine.
Finalement, l’imposition d’un modèle de sécurité humaine développé sans tenir compte du contexte local renforce le décalage entre les discours internationaux et les réalités sahéliennes, ainsi que les véritables besoins des communautés comparés à ceux qui sont souvent idéalisés dans les forums internationaux.
Dans ce contexte, l’émergence de nouvelles autorités dans la région, opérant un réajustement géopolitique inédit, ouvre de nouvelles perspectives en ce qui concerne la sécurité humaine. La rupture avec certains partenaires traditionnels et la redéfinition des relations avec les institutions internationales et la remise en question du rôle effectif de certaines ONG soulève des incertitudes quant à l’avenir de la sécurité humaine dans le Sahel central.
Crédit photo : UN News
Anta Barry est titulaire d’une double Maîtrise en développement international et en environnement. Elle a publié « Mali, entre tourments et espérance » (2017) et milite pour une Afrique souveraine, durable et inclusive. Son travail explore les interactions entre enjeux sociaux, écologiques et géostratégiques. Elle met un accent particulier sur les effets des rapports de force mondiaux sur les trajectoires africaines.
