

Conaïde Akouedenoudje
Le 7 mars 2025, la Tunisie a officiellement retiré sa déclaration de compétence au titre de l’article 34(6) du Protocole à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples. Cet événement constitue un recul important pour le système de protection individuelle des droits humains dans le pays. Concrètement, ce retrait signifie que les citoyens tunisiens et les Organisations non gouvernementales ne peuvent plus saisir directement la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP) pour dénoncer des violations imputables à l’État tunisien, sauf par l’intermédiaire de la Commission africaine ou d’un autre État partie . En quelques années, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples a vu diminuer de manière significative le nombre d’États lui permettant d’exercer pleinement sa mission. Désormais, seuls sept États africains autorisent encore leurs citoyens et les organisations non gouvernementales à saisir directement la Cour. Après les retraits du Rwanda en 2016, de la Tanzanie en 2019, puis du Bénin et de la Côte d’Ivoire en 2020, c’est désormais au tour de la Tunisie de se détourner de ce mécanisme de recours individuel.
Fondamentalement, nous sommes au cœur d’une zone de turbulence, non seulement pour la juridiction, mais aussi et surtout pour la justice continentale en matière de droits humains. Nous sommes face à un mouvement de désaffection alimenté par des logiques souverainistes opposant les Etats à la gardienne juridictionnelle de la Charte Africaine des droits de l’homme et des peuples.
Il s’agit d’une tendance qui, sans aucun doute, fragilise le système africain de protection des droits humains. Et il est légitime de se demander : au nom de quoi ces retraits s’opèrent-ils? Est-ce la souveraineté des États qui est en jeu, ou une volonté politique de se soustraire à toute forme de reddition de comptes ?
Ce que nous observons à travers ce mouvement de retrait et de fragilisation de la juridiction, c’est une confrontation directe entre deux formes de souveraineté : celle du politique et celle du droit. Et dans un contexte où la seconde est confiée à la première, les abus proviennent inévitablement du pouvoir politique. La politique abuse du droit.
Intéressons-nous aux raisons de tels retraits, à leurs ressorts politiques et juridiques, et interrogeons l’avenir de la régionalisation des droits de l’homme en Afrique.
Un à un, ils s’en vont…
La spécificité du système africain tient au caractère facultatif de l’accès des individus et des ONG à la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples. Selon l’article 34(6) du Protocole portant statut de la Cour, seuls les États ayant déposé une déclaration expresse permettent une saisine directe de la juridiction. Ce mécanisme, à la différence de ce qui est actuellement en vigueur ailleurs, comme en Europe, confère aux États une maîtrise absolue de l’opportunité d’ouvrir leurs juridictions à une surveillance supranationale. Cela crée une asymétrie qui rend la compétence de la Cour, en ce qui concerne les recours directs, éminemment révocable. Pour le juge Ben Rafaa Achour, il s’agit d’une « une clause discriminatoire et réductrice du principe de l’égal accès des citoyens à la justice »
Dans la pratique, la plupart des retraits font suite à des décisions jugées dérangeantes par les États : condamnations pour violations électorales, arrestations arbitraires, détournements de justice, ou atteintes aux libertés fondamentales. Ainsi, la cour est constamment accusée, à tort, de s’ingérer dans des affaires internes, de sortir de son rôle et de ne pas respecter la souveraineté des États.
En prenant le dernier cas en l’espèce, le ministre des Affaires étrangères tunisien a clairement fait savoir que la raison principale réside dans la multiplication des plaintes déposées récemment à l’encontre de son pays devant la Cour africaine. Il complète même que « ces plaintes ont été utilisées à des fins politiques pour nuire à l’image du pays, fragiliser ses institutions et remettre en cause la crédibilité de son système judiciaire, et ce, malgré les efforts déployés pour renforcer l’indépendance et l’impartialité de la justice à travers un cadre légal complet garantissant des jugements équitables ». Évidemment, ce raisonnement souverainiste est connu. Il a été déjà tenu par tous les gouvernements ayant procédé à un retrait, souvent à la suite de décisions de la cour.
Contre la Tunisie, la Cour avait jugé en 2024, dans l’affaire Samia Zorgati, que « l’Etat défendeur avait violé l’indépendance des organes judiciaires, garantie par l’article 26 de la Charte, du fait de son interférence dans la promotion et la discipline des magistrats en application du Décret-loi du 12 février 2022 » et qu’en plus il avait « violé le principe de l’indépendance du pouvoir législatif à l’égard du pouvoir exécutif en application du décret du 30 mars 2022 ». De plus, étant dans un moratoire depuis 1991 en ce qui concerne la peine de mort- aucune exécution n’ayant eu lieu depuis cette date- lePrésident Khais Saied ne cesse d’appeler à l’application des peines, contrairement aux décisions rendues contre d’autres Etats parties.
Relativement au Bénin, le retrait était intervenu à la suite de plusieurs décisions, dont notamment les mesures provisoires de la cour dans l’affaire Sébastien Ajavon, où d’une part la « Cour considère que pour empêcher la survenance d’un dommage irréparable au Requérant, il doit être sursis à l’exécution de l’arrêt n°41/CRIET/CJ/1S du 1er mars 2021 rendu par la première section de la chambre de jugement de la CRIET, en attendant l’examen de la requête au fond. » et d’autre part « ordonné le sursis à exécution des arrêts de la Cour Suprême de l’État béninois concernant la société COMON SA.»
Il n’en fut pas autrement pour les autres États ayant retiré leurs déclarations :ni pour le Rwanda, ni pour la Tanzanie, ni même pour la Côte d’Ivoire.
Une confrontation déséquilibrée entre la souveraineté de l’État et celle du droit
« Je comprends, (…) qu’un État souverain refuse d’incliner sa souveraineté devant un autre État souverain. […] Je ne comprends pas au contraire, qu’un État (…) refuse d’incliner sa souveraineté devant celle d’une Cour de Justice offrant toutes les garanties d’équité, d’impartialité et de conscience. En l’occurrence, ce n’est pas la souveraineté de l’État qui se dresse contre la souveraineté d’un autre État, c’est la souveraineté de l’État qui prétend se dresser contre la souveraineté du droit ».
Cette affirmation du juriste Pierre-Henri Teitgen lors des travaux préparatoires de l’adoption de la Convention européenne des droits de l’homme trouve tout son sens dans le contexte actuel des retraits, en Afrique, des déclarations au titre de l’article 34 (6) du protocole portant création de la juridiction.
Ce qui est ignoré, c’est que la Cour africaine constitue le cœur de la juridictionnalisation des obligations internationales des États en matière de protection des droits humains, et à ce titre, la reconnaissance de sa compétence implique un transfert partiel de souveraineté librement consenti par les États. Malheureusement, cet engagement auquel les États souscrivent volontairement, devient en dépit du principe pacta sunt servanda, chose difficile à respecter lorsqu’ils se retrouvent justiciables. Pourtant, ce transfert partiel de souveraineté est au cœur de la logique du droit international des droits humains et s’accompagne du principe de subsidiarité, de sorte que la Cour n’intervient que lorsque le système national n’offre pas des garanties suffisantes aux justiciables. L’épuisement des voies de recours internes est l’expression même de cette subsidiarité.
Il faut le dire. Les États qui militent contre le recours direct devant la Cour Africaine sont dans l’illusion d’une souveraineté absolue, une illusion parfois confirmée par la Cour elle-même.
En effet, à la suite du retrait de la déclaration de compétence par l’État du Bénin, des citoyens béninois ont saisi la juridiction pour violation du droit à la justice et à la sécurité juridique. Dans sa décision, la cour s’est contentée d’affirmer que le retrait de telles déclarations , comme cela existe dans d’autres systèmes régionaux, relève de la souveraineté des États. Dans cette affaire, la cour a jugé qu’ « en tant qu’acte unilatéral, la déclaration est un acte détachable du Protocole et peut, de ce fait, être retirée, sans que cela entraîne un retrait ou une dénonciation du Protocole ».
Pourtant, dans une précédente affaire opposant l’État du Rwanda à l’opposante Ingabire Victoire Umuhoza, la cour était parvenue à examiner les prétentions de la requérante, alors même qu’en plein contentieux, l’Etat du Rwanda retirait sa déclaration avec injonction à la Cour de suspendre toutes les affaires pendantes . La Cour avait alors répondu clairement : « la Déclaration constitue non seulement un engagement international de l’État, mais bien plus important crée des droits subjectifs en faveur des individus et des groupes. La jouissance de ces droits requiert une sécurité juridique et que le protocole ne crée pas un système, mais des droits aussi ». Sur cette base, elle avait pris acte du retrait de la déclaration par le Rwanda, tout en examinant les effets d’un tel retrait sur les droits subjectifs.
De 2016 à 2021, la Cour avait donc eu deux approches différentes sur une question similaire. À travers une opinion dissidente dans l’affaire Glory c. Hossou et Landry Adelakoun c/ République du Bénin, la juge Bensaoula Chafika avait noté cette contradiction dans la jurisprudence de la cour et dénonçait la légitimation implicite des retraits dans un contexte où le protocole ne prévoit pas leur possibilité . Pour elle, au-delà de la licéité d’un retrait fondée sur la souveraineté étatique , la cour aurait pu, comme elle l’a fait en 2016, après le retrait de la déclaration par le Rwanda, examiner les effets d’un tel retrait sur les droits des personnes, conformément aux engagements des États à respecter le droit issu de la charte africaine des droits de l’homme et des peuples.
Même si la posture conciliante de la Cour peut s’expliquer -la diplomatie étant parfois utilisée par la juridiction pour charmer les États et tenter de les maintenir dans le système, il faut reconnaître aussi qu’il s’agit d’une forme d’autolimitation regrettable, face à des États qui, après avoir volontairement pris des engagements, cherchent à s’en soustraire dès qu’ils deviennent contraignants. Face à des États qui renoncent constamment à leurs engagements, qui respectent de moins en moins les décisions de justice, la crédibilité de la Cour dépendra de sa capacité à réaffirmer la souveraineté du droit, à rappeler que les droits proclamés ne sont pas de simples déclarations d’intention, mais des normes contraignantes qui lient les États et qu’ils doivent respecter, dans l’intérêt des personnes et des peuples.
Sans doute, il demeure que la volonté des États reste l’ingrédient principal assurant la structuration et l’efficacité du système. On peut bien se demander ce que nous réserve le futur, dans ce contexte de turbulence et de remise en cause du droit.
Quelle justice régionale demain pour les droits humains en Afrique ?
Les reflux démocratiques que connaît le monde en ce moment ont aussi des influences sur l’efficacité des juridictions régionales de protection des droits humains, qui dépend fortement de l’engagement des États. Mais il faut clairement le dire: le refus de la souveraineté du droit, l’imposition d’un souverainisme d’État et toutes les méthodes aux ressorts autoritaires constituent une atteinte à l’idéal panafricain de paix, de dignité et de liberté dont les pères fondateurs ont rêvé pour le continent
Malgré reflux, malgré le mouvement croissant de retrait des déclarations de compétences, malgré les incertitudes liées au futur de la juridiction en raison des perspectives que porte le protocole de Malabo (qui n’est pas encore entré en vigueur), la Cour poursuit son travail. Elle reste compétente pour juger les requêtes introduites par la Commission africaine ou par des États parties, même si cela reste spécialement sporadique. Elle demeure aussi compétente pour recevoir les plaintes des citoyens et ONG sous la juridiction du Burkina Faso, du Malawi, du Mali, du Ghana, de la Gambie, du Niger et de la Guinée-Bissau. Elle continue également à produire une jurisprudence importante, à interpréter les différents instruments juridiques de protection, témoignant ainsi d’une certaine vitalité institutionnelle malgré les nombreux obstacles.
Si rien n’est fait, la Cour court le risque d’une désacralisation progressive. Elle perdra son prestige et son influence sur l’État de droit sur l’ensemble du continent, et les premiers impactés seront les citoyens. Il est clair que nous sommes à un tournant historique. Le système doit être repensé, avec mesure et réalisme, sur la base des moyens dont dispose l’union, mais avec le droit comme boussole. L’idée d’une réforme rendant obligatoire la compétence de la cour à l’égard des personnes et des ONG mérite d’être sérieusement examinée , même si les défis qu’elle pose dans un contexte de souverainisme affiché par de nombreux États, ne sont pas négligeables .
Plus important encore, l’ancrage de la Cour dans les consciences citoyennes africaines est indispensable. La justice régionale puissante que nous appelons de nos vœux ne pourra émerger que si elle repose sur une demande sociale forte. Les sociétés civiles ont du travail. Car, il nous revient à nous, citoyens, citoyennes, peuples d’Afrique, de construire l’Afrique que nous voulons.
Crédit photo: Amnesty Bénin
Juriste – chargé de recherche associé à WATHI, Conaïde Akouedenoudje est juriste, titulaire d’un Master en droit de la personne et de la démocratie. Jeune béninois, il s’intéresse aux droits humains et à la démocratie et place au cœur de ses réflexions, les grands enjeux du monde d’aujourd’hui, dont notamment, la question du constitutionalisme, les enjeux de sécurité et le droit international des droits humains.