

Marième Cissé
« (…) Je n’ai aucun problème avec les femmes, elles sont nos sœurs, nos mères, nos épouses. Le problème ici, c’est qu’il y a une instrumentalisation politique de cette question (…) ». Cette réplique du Premier ministre sénégalais, Ousmane Sonko, lors de sa déclaration de politique générale, en décembre 2024, en réponse à la députée et candidate à la présidentielle de 2024, Anta Babacar Ngom, a été à l’origine d’une forte polémique.
Si certains y ont vu une réponse ferme et directe, beaucoup de femmes y ont perçu une minimisation de leurs préoccupations, voire une incompréhension des enjeux réels de l’égalité de genre. En effet, lors de la déclaration de politique générale du Premier ministre, au cours de laquelle il a présenté les principes, l’ambition et les orientations stratégiques du nouveau gouvernement au Sénégal, la députée a souligné l’absence de politiques ambitieuses de la part de ce nouveau gouvernement sénégalais, en faveur des femmes.
Or, dans un contexte de renouveau politique au Sénégal, où les attentes citoyennes sont fortes, la question des droits des femmes ne saurait être reléguée à un simple débat politicien. Elle constitue une exigence démocratique.
30 ans après Beijing : un cadre toujours d’actualité
Cette année 2025 marque le trentième anniversaire de la Déclaration et du Programme d’action de Beijing (1995), adoptés par 189 États membres de l’ONU, lors de la quatrième conférence mondiale sur les Droits des femmes.
Ce texte historique reste à ce jour le cadre international le plus complet en matière d’égalité des sexes et d’autonomisation des femmes. Il identifie douze domaines prioritaires (éducation, santé, économie, pouvoir décisionnel, violences, etc.) et propose des mesures précises à mettre en œuvre par les États, afin d’éliminer les obstacles systémiques, qui empêchent les femmes de participer de manière égale dans tous les domaines de la vie, que ce soit dans la sphère publique ou privée.
Dans un contexte de renouveau politique au Sénégal, où les attentes citoyennes sont fortes, la question des droits des femmes ne saurait être reléguée à un simple débat politicien. Elle constitue une exigence démocratique
Au Sénégal, plusieurs progrès notables ont été enregistrés, comme le rappelle le rapport d’examen national de la mise en œuvre du Programme d’action de Beijing, soumis en mai 2024. Parmi ces avancés nous pouvons citer, la généralisation des cellules genre dans les ministères (88,23% en 2022), l’adoption de la stratégie nationale d’abandon des mutilations génitales féminines (2022–2030), la loi criminalisant le viol et la pédophilie (loi 2020-05), la mise en place de mécanismes de signalement des violences (ligne verte 116 Wallu), l’actualisation de la Stratégie nationale pour l’équité et l’égalité de genre ; qui constitue le cadre de référence national pour les politiques sectorielles en matière de genre, entre autres.
Bien que ces avancées soient indéniables, force est de reconnaître qu’elles coexistent avec des obstacles persistants qui ralentissent l’effectivité des droits des femmes et continuent de les maintenir dans une position de vulnérabilité.
Parité : un plafond de verre politique
Les droits des femmes à une participation politique égale à tous les niveaux de gouvernement sont reconnus dans les cadres normatifs internationaux, soulignés dans la Déclaration et le Programme d’action de Beijing et approuvés, des décennies plus tard, dans les Objectifs de développement durable (ODD) à l’horizon 2030.
Au Sénégal, la loi sur la parité a été votée le 14 mai 2010 par l’Assemblée nationale, adoptée par le Sénat le 19 mai et promulguée le 28 mai 2010. Elle s’applique pour la première fois lors des élections législatives de 2012.
Depuis son adoption, la représentation des femmes à l’Assemblée nationale est passée de 19,2% en 2001 à 43% en 2017. Mais cette progression stagne depuis. En 2024, elles représentent 41,2% des députés (68 femmes sur 165). Cette stagnation témoigne d’un plafond de verre encore bien présent. Dans les sphères décisionnelles stratégiques (ministères, directions générales, etc.) les femmes restent sous-représentées. Sur les 25 ministres du gouvernement formé en 2024 par le nouveau régime, quatre seulement sont des femmes. Bien que la loi sur la parité ne s’applique qu’aux fonctions électives et semi électives, à l’heure actuelle, cette sous-représentation des femmes donne un signal peu positif quant à la volonté politique d’aller vers une gouvernance inclusive et équitable, qui pourtant est plus que nécessaire pour réaliser un changement systémique de manière durable.
Rappelons que « la participation égalitaire des femmes dans la prise de décision n’est pas seulement une exigence de justice ou de démocratie, mais doit être considérée aussi comme condition nécessaire pour que les intérêts des femmes soient pris en compte. Sans la participation active des femmes et l’incorporation des perspectives des femmes dans tous les niveaux de prise de décision, les objectifs d’égalité, développement et paix ne pourront pas être poursuivis ».
Accès inégal au marché du travail
Les données de l’Enquête nationale sur l’emploi (ANSD, 1er trimestre 2024) révèlent que malgré l’importance numérique des femmes, celles-ci continuent d’éprouver des difficultés d’accès au marché du travail. L’enquête montre qu’avec un taux d’emploi au Sénégal pour cette période de 40,0%, il y a une répartition inégale entre les hommes qui ont un taux d’emploi plus élevé (53,3%) que les femmes (27,1%).
Les jeunes femmes sont particulièrement touchées : 43% d’entre elles, âgées de 15 à 24 ans, ne sont ni en emploi, ni en éducation, ni en formation (contre 25,9% chez les jeunes hommes). L’ampleur de cette exclusion interroge, d’autant plus qu’elle affecte aussi bien les zones rurales qu’urbaines.
Dans le secteur informel, qui représente plus de 80 % des emplois au Sénégal, les femmes sont surreprésentées, notamment dans le commerce, l’agriculture et l’artisanat. Si ce secteur leur offre des opportunités, elles y exercent souvent dans des conditions précaires, sans protection sociale, avec des revenus faibles et une forte insécurité économique.
Outre les inégalités structurelles, les normes sociales et les stéréotypes genrés continuent de freiner l’émancipation des femmes. En 2020, une étude de l’Organisation internationale du travail (ILO NOV 2020) révélait que 15% des Sénégalais jugeaient inacceptable qu’une femme de leur famille travaille en dehors du foyer ou de leur famille contre rémunération.
Ces attitudes traduisent une vision patriarcale tenace du rôle des femmes, encore centrée sur l’espace domestique.
Banalisation des violences envers les femmes : entre normes sociales et résistances persistantes
Ces attitudes et cette vision patriarcale du rôle des femmes centré sur l’espace domestique, encore largement ancrées dans la société sénégalaise, font qu’elles sont toujours exposées à des violences. Les données de l’enquête nationale de référence centrée uniquement sur les violences faites aux femmes (2023 – 2024), montrent que 3 femmes sur 10 ont subi au moins une forme de violence (physique, psychologique, sexuelle) soit 31,9%.
La persistance et l’intensification actuelle de ces violences, avec les cas de féminicides de ces derniers mois révèlent une crise profonde. Entre janvier et mai 2025, sept femmes ont été tuées. Ces crimes, majoritairement commis dans un cadre conjugal ou familial, sont trop souvent traités comme des faits divers, masquant leur dimension systémique et leur lien avec les rapports de pouvoir inégalitaires qui structurent la société. Ces violences traduisent un problème structurel de mise en œuvre des dispositifs juridiques, de volonté politique et de transformation sociale.
30 ans après Beijing, les engagements du Sénégal en matière d’égalité de genre ne doivent plus être perçus comme des obligations internationales à honorer symboliquement, mais comme des impératifs de justice sociale et de développement inclusif
C’est l’aboutissement d’un système qui tolère, banalise et parfois justifie la violence contre les femmes. Cette banalisation et le silence des institutions illustrent l’incapacité à reconnaître et à traiter cette question comme l’urgence qu’elle est. Les réponses restent trop souvent réactives, ponctuelles et dépourvues d’approche holistique.
Il devient urgent de repositionner la lutte contre les violences faites aux femmes comme un pilier central des politiques publiques. Cela implique non seulement de renforcer les dispositifs de protection et de justice, mais aussi de déconstruire les fondements culturels qui légitiment ces violences. Il faut interroger les silences, les résistances et les inégalités persistantes. La lutte contre les violences faites aux femmes ne peut être périphérique : elle doit être centrale, transversale et prioritaire dans tout projet de société qui se veut “ prospère et juste”. Le contexte actuel offre une opportunité historique : refonder le contrat social en intégrant pleinement les femmes dans toutes les sphères de la vie publique.
30 ans après Beijing, les engagements du Sénégal en matière d’égalité de genre ne doivent plus être perçus comme des obligations internationales à honorer symboliquement, mais comme des impératifs de justice sociale et de développement inclusif. Les nouvelles autorités ont aujourd’hui la possibilité de faire de l’égalité femmes-hommes un marqueur fort de leur gouvernance. Si l’ambition semble être affichée, dans la vision 2050, de faire des femmes un moteur de croissance économique, de garantir une représentation des femmes dans les instances de gouvernance des organisations publiques et des entreprises privées, de réduire la pauvreté chez les femmes et d’accompagner leur autonomisation, elle ne se concrétisera pleinement que si elles parviennent à dépasser les discours, à reconnaître les rapports de pouvoir à l’œuvre et à poser des actes politiques concrets.
En 2019, à la suite des travaux de WATHI dans le cadre de l’initiative « Bien-être des filles et des femmes au cœur du débat électoral au Sénégal », il était déjà évident que pour faire de la réduction rapide et significative des inégalités de genre une priorité́, elle doit être portée par la plus haute autorité politique, le président de la République, se traduisant par une large conscientisation et une réflexion collective sereine sur les conséquences de ces inégalités pour les femmes et pour l’ensemble de la société́ qui ne libèrera pleinement son potentiel que si les entraves à l’épanouissement des filles et des femmes, représentant plus de 50% de la population, sont levées.
Crédit photo : ONU/Milton Grant
Marième Cissé est chargée de recherche et de projet à WATHI. Elle travaille sur les questions liées au développement du capital humain et à la place des femmes à la vie politique, économique et sociale.