Auteurs : Lucia Bird Ruiz-Benitez de Lugo, Matt Herbert
Site de publication: GT-TCO
Type de publication : Rapport
Date de publication : Janvier 2024
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Prélude aux sanctions
Dès le début des années 2000, les régimes de sanctions des Nations Unies en Afrique de l’Ouest ont explicitement ciblé le rôle des économies illicites, en particulier des ressources naturelles exportées illicitement, dans le financement des conflits au Liberia, en Sierra Leone et en Côte d’Ivoire. Si cette question est restée primordiale, le rôle du trafic au sens large a été de plus en plus reconnu. Des inquiétudes existaient également concernant l’émergence d’un « nexus narco–jihadi » à l’échelle mondiale.
En 2007, la Guinée-Bissau a été ajoutée à l’agenda de la Commission de consolidation de la paix des Nations Unies, un organe consultatif intergouvernemental créé en 2005 pour assurer une plus grande cohérence et une meilleure coordination des efforts déployés par les différents acteurs impliqués dans les processus de consolidation de la paix. Après l’adoption d’un cadre stratégique pour la consolidation de la paix avec la participation du gouvernement, la Guinée-Bissau a commencé à recevoir un soutien en 2008. La même année, l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime a signalé que les trafiquants de drogue « infiltrent les structures de l’État et opèrent en toute impunité » en Guinée-Bissau. En 2009, le mandat du BINUGBIS a été modifié pour inclure la lutte contre le trafic de stupéfiants, et son importance s’est accrue dans les résolutions ultérieures du CSNU.
Sanctions établies : Le « coup d’État de la cocaïne » de 2012
La CEDEAO a imposé des sanctions diplomatiques, économiques et financières à la Guinée-Bissau, conformément à l’approche habituelle de l’organisation qui consiste à prendre des sanctions contre les changements inconstitutionnels de pouvoir.31 En mars 2012, la CEDEAO avait déjà déployé une mission de maintien de la paix, la Mission de la CEDEAO en Guinée-Bissau (ECOMIB), à Bissau, chargée d’une nouvelle vague de réformes du secteur de la sécurité.32 Bien que la CEDEAO ait été étroitement impliquée en Guinée-Bissau auparavant, le déploiement a marqué une nouvelle étape de l’engagement régional dans le pays. Deux missions de maintien de la paix régionale (ECOMIB) et internationale (BINUGBIS) ont été déployées en Guinée-Bissau jusqu’à leur retrait en 2020.
Conformément à son approche traditionnelle de la paix et de la stabilité et des transitions anticonstitutionnelles de pouvoir, le régime de sanctions vise ceux qui « sapent la stabilité » de la Guinée-Bissau, en particulier les auteurs du coup d’État. Les critères de désignation comprennent la fourniture de « moyens de soutien ou de financement » par « les produits de la criminalité organisée, y compris la culture, la production et le trafic illicites de stupéfiants et de leurs précurseurs originaires de Guinée-Bissau ou transitant par ce pays ». La résolution souligne les appels du gouvernement civil bissau-guinéen déchu à une « réponse du Conseil de sécurité à la crise », ainsi que les efforts coordonnés de l’Union africaine et de la CEDEAO, inscrivant l’action des Nations Unies dans le cadre plus large des condamnations nationales et régionales.
Perturbation : dissocier le commerce de la cocaïne de l’instabilité politique
Le régime du CSNU pour la Guinée-Bissau est conforme à l’approche habituelle des Nations Unies en matière de sanctions, ciblant les acteurs criminels (dans ce cas, des éléments du régime militaire largement connus comme étant impliqués dans le trafic de cocaïne) qui facilitaient le conflit. Par exemple, dans une référence indirecte à la vague d’assassinats politiques qui a précédé le coup d’État de 2009, y compris le meurtre brutal du Président Vieira, la résolution parle de la nécessité de mettre fin à l’impunité actuelle pour les auteurs « d’assassinats à motivation politique et d’autres crimes graves tels que les activités liées au trafic illicite de stupéfiants ».
De l’avis général, y compris des forces de l’ordre bissau-guinéennes, ces assassinats ont été motivés par des luttes de pouvoir pour le contrôle du commerce de la cocaïne. Cette référence souligne le but qui est de dissocier le commerce de la cocaïne de l’instabilité politique dans le pays.
Par conséquent, si le trafic de cocaïne avait continué à opérer à une échelle similaire mais que ses liens avec l’infrastructure de l’État – et en particulier l’infrastructure militaire – s’étaient affaiblis sous l’effet des sanctions, cela aurait été considéré comme un succès pour les objectifs déclarés (et implicites) du régime.
On estime que le régime a connu un certain succès (mais en aucun cas un succès total) à cet égard. En ce qui concerne la protection du trafic de cocaïne, bien que les acteurs politiques et la justice pénale soient de plus en plus présents, il semble que les éléments militaires restent étroitement liés au trafic. Par exemple, un ressortissant bissau-guinéen considéré comme une figure centrale du marché de la cocaïne actuellement en plein essor à Bissau et un membre clé d’un groupe qui se serait rendu en Bolivie en 2022, pour négocier directement avec les réseaux latino-américains, fait partie de l’infrastructure militaire. Cependant, l’importance croissante des entrepreneurs criminels régionaux dans la coordination du trafic de cocaïne à travers la Guinée-Bissau et l’extension soutenue des réseaux de protection au-delà de l’armée semblent davantage attribuables aux tentatives de l’armée de voler les profits au début des années 2000 qu’aux sanctions imposées.
Certaines parties prenantes ont indiqué que les sanctions, en signalant la condamnation internationale et régionale de l’intervention politique des militaires, peuvent également avoir contribué à cette période de non-intervention. En 2016, le SGNU a fait état d’un «large consensus sur le fait que les sanctions ont eu un effet dissuasif sur l’implication directe des forces de sécurité et de défense dans la détérioration de la situation politique à laquelle le pays est confronté depuis août 2015».
Par conséquent, si le trafic de cocaïne avait continué à opérer à une échelle similaire mais que ses liens avec l’infrastructure de l’État – et en particulier l’infrastructure militaire – s’étaient affaiblis sous l’effet des sanctions, cela aurait été considéré comme un succès pour les objectifs déclarés (et implicites) du régime
L’évaluation du CSNU en 2020 est encore plus assurée : « pendant près de six ans, le régime de sanctions, y compris la désignation d’individus faisant l’objet d’une interdiction de voyager, a réussi à dissuader les militaires de s’immiscer dans la vie politique ». En 2022, un analyste politique et personnalité de la société civile a noté : « d’un point de vue politique, depuis l’application des sanctions, nous n’avons plus connu de situations de coup d’État, ce qui est caractéristique de nos forces armées ».
Facteurs de fragilisation
La mise en place de sanctions internationales à l’encontre de la Guinée-Bissau était très prometteuse. Les premiers effets ont été amplifiés par la dépendance du pays à l’égard de l’aide étrangère. La dépendance de l’élite militaire vis-à-vis des hôpitaux et des écoles en Europe faisait que les interdictions de visa constituaient de puissantes restrictions pour les personnes désignées. La possibilité que des interdictions de visa soient imposées à d’autres personnes contribuant à compromettre la stabilité du pays, y compris par le biais du trafic de cocaïne, pouvait donc avoir un effet dissuasif sur la participation de l’élite dans ce trafic. Toutefois, leur efficacité a été ébréchée par deux facteurs clés.
Tout d’abord, les ressources et la révision du régime de sanctions n’ont pas été suffisantes. Le fait qu’il ne s’applique qu’aux officiers militaires, l’échec à mettre en place un groupe d’experts ou une autre structure de contrôle et l’absence de nouvelles désignations depuis 2012 ont affaibli les pouvoirs de signalement et de dissuasion du régime. Caractérisée par l’apathie, sa mise en œuvre – tant pour les nouvelles inscriptions que pour les radiations – s’est enlisée, affaiblissant l’impact et diminuant les incitations au changement de comportement. L’alignement régional irrégulier sur les interdictions de voyager a également affaibli leur impact, car les personnes désignées avaient la possibilité de voyager au sein de la CEDEAO, y compris pour se faire soigner.
Recommandations
Veiller à ce que les régimes de sanctions soient dotés de ressources appropriées, y compris de mécanismes de suivi, de mise en œuvre et de contrôle. Tous les régimes du CSNU devraient compter sur un groupe d’experts afin de rester dynamiques et de s’adapter à l’évolution du contexte. L’investissement de ressources appropriées pour mettre en œuvre les régimes établis est essentiel à l’efficacité des sanctions. L’étude de cas de la Guinée-Bissau illustre à quel point l’absence d’un groupe d’experts et de ressources adéquates entraîne une érosion à long terme de l’efficacité du régime.
La levée des sanctions devrait être utilisée dans le cadre d’un engagement avec les personnes désignées, et les gouvernements hôtes le cas échéant, pour inciter à un changement de comportement concernant les principaux objectifs des régimes, et plus généralement pour réduire les liens entre les États et la criminalité. En levant les sanctions au coup par coup et en communiquant mal, on dilapide ce capital politique potentiel et on gâche la forte incitation que représente la radiation.
Anticipation du modelage. Les juridictions qui sanctionnent devraient procéder à des évaluations stratégiques sur la manière dont l’émission de désignations multiples aura un impact sur les marchés illicites et les écosystèmes. Il convient d’en tenir compte dans une planification stratégique plus large, afin de garantir que les juridictions qui sanctionnent puissent s’adapter aux changements et empêcher que l’activité préjudiciable ou problématique qui a motivé une série de désignations ne réapparaisse sous une forme légèrement modifiée, voire aggravée.
