Auteurs : Basile Anyia Enyegue et Dr Mbila Enyege Bienvenu
Site de publication : Revues Acaref
Type de publication : Article
Date de publication : 2022
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Introduction
La région de l’Extrême-Nord du Cameroun est le théâtre de terribles scènes de violences orchestrées par l’activisme du mouvement terroriste Boko Haram. Paysage exotique sur lequel se joue sans doute l’une des scènes les plus dramatiques du bassin du Lac Tchad, cette partie du Cameroun est en proie aux effluves d’une insurrection islamiste qui affiche au compteur de milliers de morts et de déplacés forcés. Malgré la forte mobilisation de la communauté de développement et les efforts consentis par le gouvernement camerounais en partenariat avec ses pairs du bassin du lac Tchad, la menace terroriste demeure redoutable et en permanente mutation. Le conflit s’enlise et les dernières péripéties démentent les pronostics sur la fin imminente de Boko Haram annoncée par de nombreux décideurs publics.
Historique et contexte d’émergence du phénomène Boko Haram au Cameroun
Les activités de Boko Haram en territoire camerounais ont retenu l’attention des médias et de l’opinion publique à partir de 2014. Pourtant, la nébuleuse s’y était introduite des années avant, profitant des fragilités de la région de l’Extrême-Nord pour assoir son puissant réseau de soutiens locaux.
La région de l’ Extrême-Nord Cameroun : historique d’une crise
Les premiers indices d’une présence effective de Boko Haram au Cameroun remontent à 2009 lorsque les rescapés de la secte, fuyant les affrontements avec les forces de sécurité nigérianes, ont transité ou se sont repliés dans les localités du corridor frontalier avec le Nigeria, notamment à Fotokol, Mora, Maroua, Kousseri, Amchidé, Kerawa, Djibrilli, Bornori, Tolkomari, Kolofata, etc. (…) Dès 2011 (…) Boko Haram se lance dans une campagne de prosélytisme et de recrutement dans les départements du Mayo Sava, Mayo Tsanaga, Logone et Chari. Selon un bilan consolidé d’International Crisis Group (ICG) de novembre 2016, entre 3 500 et 4 000 Camerounais, très majoritairement des hommes, auraient rejoint Boko Haram pour des raisons diverses : opportunisme, fanatisme, vengeance personnelle, goût de l’aventure. Certains l’ont rejoint par contrainte, à la suite d’enlèvements estimés par ICG à plus de 1 000 depuis 2014. Profitant de la vague de réfugiés qui arrivent au Cameroun dès 2012, les éléments de Boko Haram venus du Nigéria voisin s’y sont infiltrés et ont engagé des activités de propagande et d’implantation de cellules dans l’Extrême-Nord.
Le gouvernement camerounais resté attentiste au départ, devant cette menace nouvelle parfois perçue comme un problème nigéro-nigérian, a dû sortir de sa réserve pour déclarer officiellement la guerre à Boko Haram en mai 2014. Depuis cette période, la région est le théâtre d’une guerre hybride qui articule attaques conventionnelles (dès 2014), guérilla, tactiques asymétriques (à partir de l’été 2015), au gré de l’évolution des capacités opérationnelles de Boko Haram et du rapport de force militaire.
Les estimations obtenues à partir du croisement des données d’ACLED, d’ICG à travers sa plateforme Crisis watch et du journal l’Œil du Sahel, (…) font état d’environ 556 attaques et 77 attentats suicides perpétrés par Boko Haram dans la région de l’Extrême-Nord entre janvier 2013 et juin 2017. Depuis 2014, plus de 150 militaires et environ 1 670 civils auraient trouvé la mort dans le conflit Boko Haram. Un chiffre qui s’alourdirait à plus de 2 000 civils selon l’œil du Sahel, si on remonte à 2012.
Le conflit a entraîné un afflux des réfugiés nigérians au Cameroun. Les déplacés internes sont tout aussi nombreux dans les localités de la région, et posent d’énormes défis humanitaires. Jusqu’ en septembre 2017, on dénombrait 325 589 personnes déracinées (…). 91% de ces déplacés le sont à cause du conflit Boko Haram.
Contexte d’émergence du conflit Boko Haram
La violence islamiste qui sévit actuellement dans l’Extrême-Nord du Cameroun s’inscrit dans l’histoire des dynamiques culturelles, sociopolitiques et économiques de la région. Le positionnement géostratégique singulier de cette partie du Cameroun, au confluent de plusieurs foyers de conflits chroniques et de poches de marginalité, a aménagé un terrain propice à l’implantation de Boko Haram. La région de l’Extrême-Nord est un espace éloigné du centre politique et polarisé par le nord-est du Nigéria, épicentre de l’insurrection islamiste avec qui, il entretient une grande proximité historique, géographique, socioculturelle, linguistique et religieuse.
Malgré l’exiguïté de son territoire, la région affiche une croissance démographique dynamique qui l’a placée au rang de région la plus densément peuplée du Cameroun, avec une population estimée à trois millions et demi d’habitants. Cependant, l’attention des pouvoirs publics n’est pas à la hauteur de ce poids démographique. En dehors de la ville de Maroua, chef- lieu de la région de l’Extrême-Nord,(…), le reste de la région connaît un faible niveau de développement en infrastructures routières, énergétiques, sanitaires, éducatives et un tissu industriel quasi inexistant. Une véritable fracture sociale se dessine entre les zones urbaines et rurales, entre la région tout entière et les régions du sud du pays.
Cette fracture alimente la frustration et le sentiment d’abandon dans le cœur des populations. L’emprise de l’ignorance a également constitué un facteur favorable à l’enracinement de l’extrémisme. Le taux d’alphabétisation des individus de 15 ans ou plus est de 40,1% dans l’Extrême-Nord contre 74,3% en moyenne nationale. Cet état des lieux s’explique non seulement par la réticence à fréquenter les écoles dites de type occidental, mais aussi par la préférence des parents à inscrire leurs progénitures dans les écoles coraniques domestiques ou itinérantes. Sans instruction citoyenne, ni formation pratique, les jeunes issus de ce modèle d’éducation sont non seulement moins compétitifs pour accéder aux opportunités d’emploi et d’épanouissement, mais aussi exposés aux risques de radicalisation et d’instrumentalisation.
La région de l’Extrême-Nord a toujours été perçue par les pouvoirs publics comme un espace de désordre où ils peinent à imposer leur autorité. Elle est en proie depuis des décennies à une intense criminalité transfrontalière organisée qui a continuellement muté, au gré des circonstances et des réponses coercitives de l’État, en combinant enlèvement, embuscade sur des véhicules de transport en commun, raid sur les campements.
Les effets nocifs du changement climatique ne sont pas sans conséquence sur la vie des communautés : augmentation de l’insécurité alimentaire et montée du grand banditisme alimenté, entre autres, par des éleveurs nomades pour compenser l’arrêt de leur activité dû à l’absence de pâturage. Le dérèglement climatique exacerbe également les conflits locaux opposant les communautés socioprofessionnelles de pêcheurs, agriculteurs et éleveurs (..). Toute cette violence structurelle s’est conjuguée à la montée d’un fondamentalisme religieux qui séduit de nombreux jeunes.
L’arrivée des courants wahhabites et salafistes a bouleversé le paysage religieux de l’Extrême-Nord et redessiné de nouvelles lignes de fracture sur des bases confessionnelles. Les grandes mosquées traditionnelles se sont vues concurrencées par de petites mosquées plus offensives ; les juulirde, qui foisonnent dans les quartiers et séduisent les jeunes. Leur prêche était particulièrement virulent à l’égard de l’ordre religieux soufi, et leur sympathie pour l’idéologie de Boko Haram a été maintes fois dénoncée par les autorités religieuses et traditionnelles.
Acteurs, enjeux, impact et perspectives d’un conflit complexe
Protagonistes et enjeux du conflit Boko Haram
Le mouvement insurrectionnel qui sème la terreur dans l’Extrême-Nord du Cameroun mobilise un ensemble très hétérogène d’acteurs avec de nombreuses ramifications dans les sphères religieuses, politiques et économiques locales. Au cœur de cet ensemble complexe, on retrouve les leaders et les combattants de la mouvance terroriste d’inspiration salafiste djihadiste. Boko Haram ou le « Groupe des partisans de la sunna pour la prédication et le jihad » (comme il se définit) bascule dans l’insurrection armée dans le nord-est Nigérian dès 2009 en agrégeant des profils divers allant des fanatiques aux individus enrôlés de force ainsi que de purs affairistes.
Axée au départ sur des attaques frontales dans une logique guerrière résolument symétrique, la stratégie du mouvement va évoluer vers des formes plus asymétriques et hybrides avec notamment le recours aux bombes humaines, aux Engins Explosifs Improvisés (EEI), aux scènes de pillage et d’enlèvement des paysans.
Ayant au départ un agenda localement circonscrit au territoire nigérian, Boko Haram a progressivement manifesté un intérêt particulier pour le Cameroun. L’intérêt était d’aménager une base arrière de repli dans la guerre qui l’opposent à l’armée nigériane, de sécuriser les couloirs d’approvisionnement par la connexion des espaces sanctuarisés et de contrôler des zones de prélèvement des ressources humaines, logistiques, militaires, matérielles, informationnelles et alimentaires. La déclaration de guerre lancée par le Cameroun en mai 2014 suivie de l’allégeance très médiatisée à Daesh en mars 2015 ont déterminé Boko Haram à considérer le territoire camerounais comme un front légitime du djihad. Pour s’implanter durablement et sécuriser ces lignes d’approvisionnement, la milice islamiste étend ses ramifications jusqu’aux réseaux mafieux camerounais et tchadien qui contrôlent des transactions immobilières et foncières ainsi que les principaux axes empruntés par les produits de la contrebande (…).
D’ailleurs, les combattants de Boko Haram empruntent dans leur mobilité les mêmes itinéraires que les produits de la contrebande. C’est la preuve d’un mariage opérationnel qui revêt une grande importance tactique pour le groupe terroriste car il lui offre une parfaite maîtrise des voies de contournement des check points et des points de passage névralgiques en territoire camerounais.
A côté des groupes organisés, Boko Haram peut également compter sur des particuliers, intermédiaires financiers, transporteurs informels, passeurs, qui jouent des rôles déterminants dans la chaîne logistique. Ces adeptes, militants et relais, véritables acteurs de l’ombre bien intégrés dans la société, ont permis au groupe terroriste de faire main basse sur une bonne partie de l’économie informelle de la région qui repose sur le commerce transfrontalier du bétail, poisson, poivre rouge, cigarette, médicament, pièces détachées de moto.
Impact socioéconomique et politique du conflit Boko Haram
Le climat sécuritaire délétère qui règne dans la région de l’Extrême-Nord a aggravé les difficultés d’une région déjà confrontée à d’importants défis socio-économiques. Les piliers de l’économie locale (l’élevage, l’agriculture, le commerce transfrontalier et le tourisme) sont aujourd’hui fortement ébranlés par le phénomène Boko Haram. Cette triste réalité a attisé la précarité des paysans. Le secteur touristique connaît lui aussi un déclin inouï. La situation sociale s’est elle aussi considérablement dégradée après l’abandon des écoles et la désertion des centres de santé par les fonctionnaires. Des paysans très vulnérables ont abandonné leur maison, bétail, champs pour échapper aux violences meurtrières de Boko Haram. Ce désarroi crée un profond malaise social potentiellement dangereux pour la cohabitation pacifique dans une région qui accueille depuis 2013 une forte communauté de réfugiés et de déplacés internes. L’envahissement des terres habitables, l’occupation de l’espace agricole, la dévastation des champs par le bétail des déplacés et la stigmatisation de certains réfugiés, ont nourri des tensions intercommunautaires et inscrit la cohésion sociale dans un nouveau cycle de conflits.
Futurs possibles de la crise sécuritaire dans l’extrême-nord Cameroun
Les changements induits par le conflit et les dynamiques de l’environnement économique sous régional alimentent de nombreuses inquiétudes et renforcent la vraisemblance des hypothèses les plus pessimistes sur l’avenir du conflit Boko Haram.
- Les épreuves difficiles de certains réfugiés nigérians au Cameroun représentent une bombe à retardement qui pourrait prolonger le conflit dans la durée.
- La surpopulation carcérale dans la prison de Maroua où sont écroués plusieurs présumés membres de Boko Haram, en attente de procès, est préoccupante. Le risque que cette prison devienne une future académie du djihad n’est pas à négliger, même s’il faut tempérer cette hypothèse en signalant que la majorité des « radicalisés » incarcérés à Maroua ou à la prison centrale de Yaoundé, sont moins des radicalisés idéologiques portés par une conviction inébranlable de défendre l’islam, que des adeptes et militants opportunistes qui voulaient tirer profit d’une collaboration, fut- elle furtive, avec Boko Haram.
- Salués pour leurs énormes sacrifices mais redoutés pour les risques sécuritaires qu’ils pourraient attiser dans l’avenir, les comités de vigilance suscitent la controverse. Seront-ils le prochain problème sécuritaire post- Boko Haram ? C’est la crainte partagée par ceux qui appréhendent une mutation des comités de vigilance en organisation prédatrice criminelle ou en milice locale alimentant la violence communautaire. La composition de cette entité nourrit cette crainte. En dehors des communautés victimes des exactions de la nébuleuse islamiste, les comités de vigilance mobilisent aussi d’anciens brigands, coupeurs de route, contrebandiers qui, une fois sevrés de leurs revenus avec la fin des hostilités, pourraient reprendre leur carrière criminelle et alimenter une économie de guerre. D’ailleurs, on a ainsi assisté à l’arrestation de plusieurs chefs ou membres des comités de vigilance pour coactions ou complicité avec Boko Haram. Le spectre de la politisation des comités de vigilance ou leur instrumentalisation par des entrepreneurs politiques locaux ou nationaux pour conserver leur fief devra être envisagé dans un contexte de grande incertitude politique sur l’après-Biya ou de compétitions électorales aiguës.
