Auteurs : Mouhamadou Kane et Mamadou Abdoul Wane
Site de publication: enactafrica.org
Type de publication : Rapport
Date de publication : Février 2021
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Introduction
Sous couvert d’éducation religieuse, des milliers d’enfants font l’objet d’un trafic illégal de la Guinée Bissau vers le Sénégal, où ils sont forcés de mendier dans les rues. La traite des enfants est l’une des industries criminelles qui connaît la croissance la plus rapide en Afrique de l’Ouest. Cette pratique s’appuie sur la forte culture islamique qui encourage à donner l’aumône aux mendiants, en particulier aux enfants.
Et bien que l’ENACT soit conscient de l’existence, en Guinée-Bissau, d’enseignants coraniques ou marabouts exemplaires, qui s’efforcent de dispenser une bonne éducation islamique, d’autres ne sont intéressés que par le recrutement d’enfants mendiants. Ciblant les familles vulnérables, ils proposent d’éduquer les enfants au Sénégal, mais à leur arrivée, ceux-ci sont simplement forcés de mendier et de remettre les aumônes collectées au marabout.
Comment l’enseignement débouche sur la mendicité
Selon un ecclésiastique bissau-guinéen, les élèves de ce pays ont commencé à fréquenter les écoles coraniques sénégalaises au XVIIIe siècle. Les villes du nord du Sénégal comme Saint-Louis, Ourossogui, Matam et Kanel étaient leurs principales destinations. Dans ces communautés, l’offre d’aumône et d’aide aux étudiants étrangers par les familles locales était une pratique bien établie.
L’aumône constitue l’un des principaux piliers de l’islam. Les jeunes élèves étaient donc initiés à la mendicité pour leur inculquer des qualités telles que l’humilité, l’endurance et l’esprit de partage. Les talibés passaient cependant la majeure partie de leur temps à étudier le Coran et n’étaient pas exploités par leurs marabouts.
La mendicité forcée a commencé au Sénégal après l’indépendance. À la fin des années 70, la sécheresse avait touché de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest, dont le Sénégal et la Guinée-Bissau, et les populations rurales se sont déplacées vers les villes. Les marabouts ont fait de même avec leurs talibés. Mais en raison du coût élevé de la vie dans les zones urbaines, beaucoup d’entre eux ont commencé à demander à leurs talibés de mendier pour assurer leur propre survie.
Lorsque les marabouts ont réalisé le potentiel de la mendicité des enfants, ils ont commencé à exiger de leurs talibés non seulement de la nourriture, mais également de l’argent. Selon Human Rights Watch, la rentabilité de la mendicité a incité de nombreux marabouts sans scrupules à se livrer à cette pratique et à déménager au Sénégal avec leurs talibés, ne rentrant chez eux que pour recruter de nouveaux enfants sous prétexte d’éducation religieuse.
Une étude réalisée en 2007 par l’Organisation internationale du Travail (OIT) et le Fonds des Nations unies pour l’enfance a révélé que le phénomène touchait environ 7 600 enfants de la région de Dakar, dont 90 % étaient des enfants mendiants.
La mendicité forcée a commencé au Sénégal après l’indépendance. À la fin des années 70, la sécheresse avait touché de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest, dont le Sénégal et la Guinée-Bissau, et les populations rurales se sont déplacées vers les villes. Les marabouts ont fait de même avec leurs talibés. Mais en raison du coût élevé de la vie dans les zones urbaines, beaucoup d’entre eux ont commencé à demander à leurs talibés de mendier pour assurer leur propre survie
Le passage clandestin d’enfants à travers une frontière poreuse
Le trafic des enfants vers le Sénégal à des fins de mendicité implique différents acteurs qui, individuellement ou en réseaux bien organisés, recrutent, transportent et exploitent leurs victimes.
Les enseignants coraniques sont les principaux recruteurs. Ils ciblent d’abord les enfants de leurs proches. Alors que certaines familles livrent immédiatement leurs enfants à leur « oncle », d’autres sont contraintes de laisser aller leurs enfants : elles ne peuvent pas refuser la demande de l’enseignant coranique.
Les enseignants coraniques profitent également d’événements religieux tels que le Gamou pour recruter plus d’enfants. Au cours de ces événements, le marabout arrive en Guinée-Bissau avec deux ou trois enfants qu’il a préparé à la récitation de versets du Coran. Les versets ne sont mémorisés que pour cet événement, mais le marabout explique aux parents que quiconque enverra son enfant aura la même satisfaction.
Une étude réalisée en 2007 par l’Organisation internationale du Travail (OIT) et le Fonds des Nations unies pour l’enfance a révélé que le phénomène touchait environ 7 600 enfants de la région de Dakar, dont 90 % étaient des enfants mendiants
Les recruteurs font également de fausses promesses. Alpha, une victime de 14 ans du centre d’accueil appelé Empire des Enfants, a raconté à l’ENACT : « Quand le marabout est venu chez nous, il nous a montré une photo d’une belle maison au Sénégal et m’a dit, ainsi qu’à mes parents, que si je partais avec lui, c’est là que j’irais vivre pour étudier le Coran. » Les enfants montent dans des véhicules, des voitures ou sur des motos et sont transportés, d’abord suivant les itinéraires officiels, puis sur des routes secondaires, généralement à partir du village le plus proche de la ville frontalière avec le Sénégal.
Deux itinéraires principaux ont été identifiés : l’itinéraire Bafatá-Cambadjou-Salikégné et l’itinéraire Gabú-Pirada Saré Bakar. Ceux qui partent de Bafatá empruntent d’abord la route officielle jusqu’à Sintcha Nhacore, un village près de Cambadjou (à la frontière avec le Sénégal), où ils débarquent. De là, un autre intermédiaire emmène les victimes à moto à travers la brousse jusqu’à Salikégné, un village sénégalais. L’intermédiaire chargé de faire entrer clandestinement les victimes sur le territoire sénégalais reçoit environ 2 000 francs CFA (3,38 dollars).
Les talibés vivent soit dans des maisons en cours de construction, soit dans des maisons délabrées et abandonnées. Ils sont entassés dans des pièces exiguës où ils dorment en grand nombre. Selon Human Rights Watch, entre 2017 et 2018, au moins quatre incendies ont éclaté dans des daaras au Sénégal. En 2013, un daara situé dans le quartier populaire de Médina à Dakar a pris feu et neuf enfants y résidant sont décédés. Trois d’entre eux auraient été originaires de Douma.
Les marabouts blanchissent l’argent donné en aumône
L’argent illicite est également blanchi par le biais de diverses activités commerciales, en particulier le commerce de noix de cajou et de charbon de bois. Les assistants des marabouts se rendent en Guinée-Bissau pendant la période des récoltes (avril, mai et juin) pour acheter en grandes quantités des noix de cajou à bas prix. Celles-ci seront vendues plusieurs mois plus tard à un prix plus élevé.
Sur le continent, la Charte africaine des droits et du bien-être de l’enfant est entrée en vigueur en 199940. La Charte est le principal mécanisme juridique conçu pour mettre fin à la traite des enfants à des fins de travail forcé en Afrique. L’article 15 de la Charte stipule que « tout enfant est protégé contre toute forme d’exploitation économique et contre tout travail susceptible d’être dangereux ou d’entraver son développement physique, mental, spirituel, moral ou social ».
Qu’en est-il des pays concernés ?
Le Sénégal a ratifié de nombreuses conventions et protocoles. En 2003, le pays a ratifié le Protocole additionnel à la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants, et a incorporé l’article 5 dans sa législation nationale.
La loi sénégalaise n° 2005-06 de 2005 criminalise l’exploitation des enfants par la mendicité forcée et punit sévèrement les infractions liées à la traite des personnes et au trafic illicite de migrants. L’article 3 dispose que quiconque organise la mendicité d’autrui pour en tirer profit, engage, entraîne ou détourne une personne à des fins de mendicité ou exerce sur elle des pressions pour qu’elle mendie ou continue à le faire est passible d’une peine d’emprisonnement de deux à cinq ans et d’une amende de 500 000 à 2 000 000 francs (838 $ à 3 352 $).
La Guinée-Bissau a ratifié le Protocole de Palerme en 2006 et adopté la loi 12/2011 sur la traite des personnes en 2011. Elle a ratifié la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant et la Convention n° 182 de l’OIT en 1990 et 2008, respectivement.
Un Comité national pour la prévention et la lutte contre la traite des êtres humains, en particulier des femmes et des enfants, regroupe différents représentants des départements ministériels, y compris la justice, la sécurité et les affaires sociales, ainsi que des acteurs non étatiques dans le secteur de la protection de l’enfance. La Brigade des mineurs s’emploie à sensibiliser le public, malgré des ressources limitées, et le Bureau central national d’Interpol fournit un appui technique au comité de lutte contre la traite.
