Auteur : Lucia Bird
Site de publication: GI-TOC
Type de publication : Rapport de recherche
Date de publication : Juillet 2022
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Les moteurs du conflit en Guinée-Bissau
L’indépendance, à l’issue d’une longue guerre de libération, n’a fait que marquer le début d’une instabilité politique chronique en Guinée-Bissau, comme en témoignent les assassinats politiques et les 18 coups d’État réussis et avortés qui émaillent son histoire.8 L’instabilité en Guinée-Bissau ne concerne pas seulement le pays lui-même, mais aussi l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest, car les dynamiques nationales ont de manière répétée eu des effets au-delà des frontières nationales.9 Le pays est depuis longtemps une plateforme de l’instabilité régionale, incubant des marchés illicites et servant de refuge aux acteurs criminels et aux fauteurs de troubles, qui alimentent les conflits et la corruption dans toute la région.
L’économie de rente de la Guinée-Bissau perpétue les inégalités et fait de la politique un jeu à somme nulle. La Guinée-Bissau a conservé le modèle économique extractif hérité du système colonial portugais, dont les bénéfices restent concentrés entre les mains d’une petite élite politico-militaire, laissant 64 % de la population dans une pauvreté multidimensionnelle. Les programmes d’ajustement structurel des années 1980, qui visaient à libéraliser l’économie, ont au contraire accentué la concentration des ressources étatiques et naturelles (y compris l’importante industrie de la noix de cajou) entre les mains de l’élite. La concurrence pour le contrôle des rentes (en provenance principalement des marchés illicites lucratifs mais aussi de secteurs licites) qui s’est ensuivie a alimenté l’instabilité.
L’élite jouit d’une totale impunité face aux coups d’État, aux assassinats et aux violences qui caractérisent le paysage depuis l’indépendance de la Guinée-Bissau, cristallisée dans certains cas par des lois d’amnistie. Les rentes provenant d’activités licites et illicites financent également des réseaux de clientélisme et de protection de longue date, engendrant un certain degré de résilience. L’impunité généralisée facilite la participation des élites aux marchés illicites et garantit que les violations de la Constitution ou de la loi n’ont que des répercussions limitées. Le recours à la force comme outil de pouvoir politique s’en trouve permis, ce qui nuit à la responsabilité et à la stabilité.
Politique et cocaïne
Le marché lucratif du trafic de cocaïne peut être considéré comme le ciment de la constellation d’alliances précaires nouées au sein de la structure de protection tissée par les élites de la Guinée-Bissau. Le réseau de protection tissé par l’élite de la Guinée Bissau autorise les flux de cocaïne en gros à traverser le pays et les supervise en veillant à ce que les risques d’interception restent raisonnablement faibles.
Il permet au pays de faire office de point de transit, mais aussi d’important centre de stockage, de reconditionnement et de redistribution au sein des flux internationaux de trafic de cocaïne. En tenant fermement en main les élites politiques, militaires et criminelles, le trafic de cocaïne empêche les structures politiques d’évoluer vers un système de gouvernance fondé sur le partage des ressources et la protection sociale au bénéfice du plus grand nombre.
L’opération d’infiltration menée en 2013 par la DEA a mobilisé des ressources considérables pour perturber les structures de protection en Guinée-Bissau en éliminant des acteurs centraux. La principale cible de l’opération était le général Antonio Indjai, qui dirigeait la junte militaire au pouvoir à l’époque.
Bien que l’arrestation d’Indjai ait échoué, l’amiral Bubo Na Tchuto, Tchamy Yala et Papis Djeme ont été arrêtés, puis condamnés par les tribunaux de New York. À la suite de l’opération d’infiltration, le trafic de cocaïne via la Guinée-Bissau a semblé diminuer, mais une part importante des flux s’est déplacée vers la Guinée et la Sierra Leone. En outre, ces événements n’ont fait que diminuer le flux déjà réduit qui transitait par le pays, probablement en raison d’un ébranlement interne de l’économie de protection due à la tentative de l’armée de s’accaparer une plus grande part des bénéfices.
Le double rôle de l’économie de la cocaïne, en tant que moteur d’instabilité politique et ciment du statu quo politique, est exploré ci-après à travers une analyse portant sur les 25 dernières années de trafic de cocaïne en Guinée-Bissau.
Connexions transnationales et instabilité politique (2006-2013)
Des militaires de haut rang avaient jusqu’alors consolidé leur contrôle sur le commerce de transit en gros, s’appropriant une part importante des bénéfices, entre 13 et 15 %.43 L’implication de l’État dans le commerce de cocaïne se fait de plus en plus flagrante. Si, au départ, par exemple, le trafic de cocaïne par voie aérienne à destination et en provenance du pays emprunte des pistes clandestines, au cours de cette période, il commence à transiter par les principaux aéroports internationaux.
L’opération d’infiltration menée en 2013 par la DEA a mobilisé des ressources considérables pour perturber les structures de protection en Guinée-Bissau en éliminant des acteurs centraux. La principale cible de l’opération était le général Antonio Indjai, qui dirigeait la junte militaire au pouvoir à l’époque
Le rôle des entrepreneurs criminels locaux, de plus en plus actifs dans les négociations avec les trafiquants européens pour la vente de stupéfiants, mais aussi dans l’organisation du transport de plus petites quantités de stupéfiants en provenance de Guinée-Bissau, s’élargit. Des cargaisons importantes sont acheminées vers la Guinée-Bissau et les pays côtiers voisins, stockées sous protection militaire, puis fractionnées en cargaisons plus petites pour être acheminées vers les marchés finaux par des passeurs locaux.
Tout cela change en 2007, année qui marque la fin du commerce de transit en gros. Des informations solides suggèrent que les militaires commencent à voler les trafiquants latino-américains à ce moment-là, ce qui les incite à déplacer leurs opérations dans les États voisins. La confiance ainsi sapée, l’armée perd de son emprise sur le marché à la faveur d’intermédiaires régionaux, dont Braima Seidi Bá, et d’une série d’opérateurs de moindre envergure, dont des Bissau-Guinéens, des Sénégalais et des Nigérians.
Centralisation du pouvoir au sein du bureau du Président : un isolement croissant
À ce jour, Embaló reste très dépendant de Nabiam, en grande partie en raison des liens ethniques étroits qui l’unissent à la hiérarchie militaire dominante qui est d’ethnie balanta.66 Toutefois, cette dépendance pourrait s’estomper car le Président a pris des mesures pour renverser la mainmise des Balanta sur le pouvoir militaire, intacte depuis l’indépendance. Il a ainsi envoyé un grand nombre de nouveaux soldats peuls suivre des formations en République démocratique du Congo, en Turquie et en Israël, et les a intégrés dans les forces armées.
Les éléments de l’armée balanta, de plus en plus aliénés, ont déjà déclaré que si Nabiam était démis de ses fonctions de Premier Ministre, Embaló « l’accompagnerait ». Ces déclarations, qui ont mis en évidence la vulnérabilité et l’isolement potentiels du Président, alimentent depuis début 2021 les craintes d’un coup d’État imminent parmi les acteurs bissau-guinéens.
En février 2021, le Président a semblé attiser ces craintes en signalant à la presse une tentative de coup d’État. Bubo Na Tchuto, ancien chef de la marine, a été identifié comme le meneur par les journalistes, et Tchamy Yala comme son complice. (Tchuto et Yala ont été condamnés par un tribunal de New York pour trafic de stupéfiants à la suite de l’opération d’infiltration de la DEA en 2013.) Les déclarations du Président Embaló n’ont donné lieu à aucune arrestation, et la nature ou la véracité de la tentative de coup d’État présumée reste incertaine.
Déploiement de troupes de maintien de la paix de la CEDEAO
La volonté de la CEDEAO de redéployer des troupes de stabilisation résulte vraisemblablement de préoccupations aiguës concernant le nombre croissant de coups d’État dans la région. Elle a aussi été vraisemblablement facilitée par les relations étroites qu’entretient Embaló avec les chefs d’État au sein du Conseil des ministres de la CEDEAO. Il entretient des relations particulièrement étroites avec Muhammadu Buhari, Président du Nigeria, et Macky Sall, Président du Sénégal, qui sont tous deux peuls comme Embaló et sont des acteurs dominants du bloc. Cette proximité est sans précédent pour les dirigeants bissau-guinéens et semble protéger M. Embaló des critiques concernant ses efforts pour centraliser le pouvoir au sein de la Présidence.
Ce déploiement renforce considérablement la position du Président dans le pays, en créant un tampon contre l’armée bissau-guinéenne et en dissuadant potentiellement les éléments balanta de l’armée d’entreprendre des actions visant à renverser le Président. L’armée bissau-guinéenne a par le passé pris des mesures pour écarter les menaces à son influence dans le pays. Le déploiement en 2011 d’une force de 270 conseillers militaires angolais, la mission militaire angolaise en Guinée-Bissau (MISSANG), a contribué à la prise de pouvoir par l’armée en avril 2012.
La dépendance persistante de la Guinée-Bissau à l’égard des revenus illicites
La Guinée-Bissau est actuellement confrontée à des difficultés économiques multiformes. Le pays a connu une contraction économique en 2020, en partie liée aux répercussions mondiales de la pandémie de COVID-19, mais aussi à une baisse de la demande de noix de cajou. Cette fois, cependant, l’aide extérieure (principalement du FMI) a été plus généreuse qu’en 2013, lorsque la chute des prix de la noix de cajou a contribué à une dépendance à l’égard de l’exploitation forestière illicite.137 Malgré une récolte de noix de cajou largement perçue dans le pays comme relativement médiocre en 2022, la revue du FMI de juin s’est conclue par un commentaire globalement positif sur les perspectives économiques.
Bien que cette évaluation macroéconomique soit positive, la population souffre sur le terrain. La spirale inflationniste mondiale liée à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ainsi que la forte hausse des prix du pétrole, exercent une pression sur le solde de la balance extérieure de la Guinée-Bissau, ce qui n’est pas sans risque pour la trajectoire économique du pays. Le prix du pain (denrée de base essentielle) a doublé, tandis que le prix du riz, qui est également une denrée de base, a lui aussi fortement augmenté, parallèlement à l’inflation. Enfin, si la volatilité de la situation politique s’aggrave, cela pourrait également mettre en danger l’économie.
Les marchés illicites sont bien placés pour apporter les fonds nécessaires permettant de faire face aux coûts croissants de la mobilisation politique. « Il n’est pas possible de faire de la politique efficacement en Guinée-Bissau sans accès à des financements », a expliqué un éminent universitaire de Bissau. Des fonds sont nécessaires pour financer des campagnes mobiles et le matériel de campagne, ainsi que des cadeaux à distribuer aux électeurs afin de les convaincre.
