Auteur : International crisis group
Site de publication : ICG
Type de publication : Article
Date de publication : Septembre 2021
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Le calme est revenu à Conakry pour le moment, et aucune violence n’a éclaté dans le reste du pays. Selon les informations disponibles, les combats dans la capitale ont fait une dizaine de morts, principalement des soldats de la garde présidentielle. À l’heure où nous écrivons ces lignes, le président Alpha Condé est toujours détenu par les putschistes. Des manifestations spontanées (rassemblant parfois des centaines de personnes) ont eu lieu dans les rues dans les heures qui ont suivi la destitution de Condé, notamment, mais pas exclusivement, dans les bastions du principal parti d’opposition, l’Union des forces démocratiques de Guinée (UFDG), dans la banlieue de Conakry et à Labé.
L’absence de manifestations officielles contre le coup d’État indique que peu de gens regrettent la destitution du président. En 2020, Condé a remporté un troisième mandat à l’issue d’une réforme constitutionnelle et d’un processus électoral controversés qui ont déclenché des manifestations au cours desquelles des dizaines de ses opposants ont perdu la vie.
Dans sa déclaration au nom du Comité national de rassemblement et de développement (CNRD), la structure exécutive mise en place après le coup d’État, le colonel Mamady Doumbouya a répondu à toutes les attentes en appelant à l’unité nationale, à la fin de la corruption, à la réconciliation, à la bonne gouvernance et au respect de l’État de droit. Il a également annoncé une série de premières mesures visant à consolider son pouvoir et à rassurer la communauté internationale et la population guinéenne.
Dès le lendemain du coup d’État, les commandants militaires locaux ont remplacé les gouverneurs régionaux. Les secrétaires généraux des ministères se sont substitués aux ministres, qui ont également dû remettre leurs passeports et leurs véhicules de fonction sur ordre du CNRD. Les opposants politiques arrêtés pour avoir protesté contre le troisième mandat de Condé commencent à être libérés. Après une fermeture temporaire, les frontières aériennes ont rouvert le 5 septembre, et les nouvelles autorités ont démantelé certains des points de contrôle notoirement intimidants qui avaient été installés à Conakry après la crise électorale. Doumbouya a également affirmé que les permis miniers – la Guinée étant fortement dépendante des revenus tirés de l’extraction minière – ne sont pas menacés.
Pourquoi ce coup d’État a-t-il eu lieu ?
Le coup d’État a été déclenché par des frictions au sein de l’appareil militaire ces derniers mois et par la perte de légitimité du président Condé, une situation déjà critique aggravée par sa réélection contestée pour un troisième mandat. Les conflits d’intérêts clientélistes sont monnaie courante au sein des forces de sécurité, dont l’organisation reste opaque ; certains groupes sont même impliqués dans des activités illicites, notamment le trafic de drogue. Sous le commandement de Doumbouya, les forces spéciales – créées « pour lutter contre le terrorisme » en 2018 – étaient devenues de fervents défenseurs du régime de Condé.
Elles ont réprimé une mutinerie en octobre 2020 à Kindia, et certaines sources suggèrent qu’elles ont également participé à la répression des manifestations contre le troisième mandat de Condé. Mais la montée en puissance rapide des forces spéciales a inquiété les hauts responsables gouvernementaux. Le 1er juin 2021, le président Condé a promulgué un décret créant une nouvelle unité de sécurité, le Bataillon d’intervention rapide, pour contrebalancer leur influence ; des rumeurs ont même circulé selon lesquelles Doumbouya aurait été arrêté. Doumbouya a donc peut-être mené le coup d’État préventivement, profitant de la légitimité érodée de Condé pour se protéger.
Comment expliquer la vague de coups d’État en Afrique francophone ?
Ce coup d’État est le troisième en Afrique francophone en 2021, après le putsch d’Assimi Goïta au Mali et la succession anticonstitutionnelle au Tchad par le fils d’Idriss Déby. Une troisième tentative de coup d’État, au Niger, a été déjouée en mars dernier, la veille de l’investiture du président élu, Mohamed Bazoum. Il est certain que ces coups d’État réussis ont encouragé d’éventuels comploteurs dans les pays voisins.
En théorie, les coups d’État dans cette région appartiennent au passé : des élections, en apparence compétitives, se tiennent désormais plus régulièrement en Afrique de l’Ouest, les institutions régionales et continentales, fonctionnant selon des principes démocratiques, sont plus solides, et une politique de tolérance zéro s’applique aux changements anticonstitutionnels de gouvernement. En pratique, cependant, les chefs d’État élus cherchent souvent à se maintenir au pouvoir en contournant les limites électorales et constitutionnelles. Les putschs sont redevenus possibles suite à l’échec des mécanismes démocratiques officiels à garantir l’alternance politique ou à renforcer la légitimité des gouvernements.
Les turbulences qui secouent les institutions en Afrique de l’Ouest rappellent celles des années 1970 et 1980, lorsque des officiers subalternes de l’armée ont contesté des autorités vieillissantes et corrompues. Dans son discours télévisé du 5 septembre, Doumbouya a même évoqué le cas de Jerry Rawlings au Ghana, arrivé au pouvoir par un coup d’État à cette époque et resté en fonction pendant les vingt années suivantes.
Quels risques ce coup d’État fait-il peser sur l’avenir de la Guinée ?
Un contre-coup d’État est également une réelle possibilité. Les forces de sécurité sont indisciplinées et divisées en factions rivales. Doumbouya demeure un outsider sur la scène politique et militaire guinéenne ; jeune et relativement inconnu, il n’est rentré au pays que récemment après une carrière dans l’armée française.
La perspective de la succession de Condé a déjà révélé des tensions, notamment au sein du cercle rapproché du président. Un groupe politique pourrait s’allier à une faction de l’armée et tenter de s’emparer du pouvoir. La Guinée a déjà connu de telles situations. Lorsque l’ancien général de l’armée, Lansana Conté, a pris le pouvoir en 1984 après la mort du président Sékou Touré, une tentative de contre-coup d’État a été brutalement réprimée. De même, après la mort de Conté en 2008, un de ses collègues officiers a tenté d’assassiner le chef de la junte militaire, Moussa Dadis Camara.
La multiplication des coups d’État et le retour des juntes au pouvoir constituent un phénomène très préoccupant pour l’Afrique de l’Ouest. La situation en Guinée devrait inciter à la réflexion les dirigeants qui cherchent à se maintenir au pouvoir par tous les moyens, que ce soit en manipulant le système électoral, en modifiant la constitution ou en instaurant des régimes autoritaires qui réduisent au silence toute opposition.
