Auteurs : Dr Maxime RICARD
Site de publication: IRSEM
Type de publication : Note de recherche
Date de publication : Juillet 2021
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Introduction
Le « retour de l’État » dans les politiques de sécurité a bien été une priorité dans les premières années de la sortie de conflit. Si des résultats ont été obtenus en ce qui concerne le redémarrage des services publics de sécurité, le gouvernement est confronté à des choix politiques difficiles en ce qui concerne la réforme de l’armée. Car derrière la présentation technique de la Réforme du secteur de la sécurité (RSS) se jouent des rapports de pouvoir profondément politiques , attestant l’écart entre la RSS « formelle » et « réelle ».
Le choc des mutineries de 2017 a été un catalyseur pour accélérer la mise en œuvre d’un certain nombre de réformes, dont la durabilité reste à vérifier. Les politiques de l’ordre s’inscrivent dans des défis témoignant d’une forme de continuité. Face à une insécurité toujours présente dans la vie quotidienne des Ivoiriens, certains gains ont été néanmoins obtenus, tandis que les élections de 2020 ont été un véritable test pour les forces de sécurité.
Les défis d’une armée héritée de la guerre
L’armée issue des deux premiers mandats d’Alassane Ouattara (2011-2020) repose structurellement sur « un subtil tissu de réseaux patron-client politico-sécuritaires et de dettes de guerre dues aux leaders rebelles et leurs hommes». La dette du pouvoir politique post-2011 envers l’ancienne rébellion était évidente. Sans le recours décisif des FAFN, conséquence du soutien de leur leader politique Guillaume Soro à Alassane Ouattara, la crise post-électorale ivoirienne aurait pu connaître une issue différente.
La poursuite de pratiques d’exploitation et de contrebande des ressources naturelles par d’anciens ComZones de l’ex-rébellion a été soulignée depuis plusieurs années par les enquêtes internationales, notamment par l’ancien Groupe d’experts des Nations unies sur la Côte d’Ivoire, révélant l’existence d’un « réseau militaro-économique ». Lors de la sortie de conflit, les cas d’insubordination ont été très fréquents de la part d’ex-FAFN vis-à -vis de supérieurs ex-FDS.
La structure de cette armée n’est pas pyramidale (configuration classique), mais plutôt en forme de « diamant », dans laquelle une masse disproportionnée de militaires ont été promus sous-officiers, déséquilibrant son fonctionnement : une série de mutineries en 2014 avait déjà causé la promotion de 6 000 soldats au rang de sergent, passant de 17 000 à 25 000 sous-officiers dans l’armée ivoirienne.
Un secteur de la sécurité ne peut être pensé in abstracto de la société. Ainsi, de prime abord, en Côte d’Ivoire on peut noter la difficulté d’une telle entreprise, si l’on prend en compte les conditions politiques, mais aussi les conditions économiques et sociales générales d’une écrasante majorité de la population ivoirienne, qui permettent de comprendre l’importance des systèmes de patronage. Les perspectives d’une amélioration de la situation sont donc tributaires de facteurs politiques, économiques et sociaux qui dépassent largement le secteur de la sécurité.
Les mutineries de 2017 : un catalyseur de changements ?
Les mutineries de janvier et mai 2017 ont en premier lieu profondément déstabilisé le pays, paralysant la vie sociale et économique à Bouaké pendant plusieurs semaines, mais aussi durant plusieurs jours à Abidjan. Selon des témoignages de spécialistes du secteur, en mai 2017, les mutins ont fait vaciller le pouvoir d’État, avec des rumeurs selon lesquelles le président Ouattara aurait mis sa démission dans la balance face au blocage des négociations. Certains ex-ComZones comme Wattao ont été appelés à la rescousse pour négocier une sortie de crise. Cet épisode a montré les limites de ces acteurs : ils ont échoué à faire plier les mutins, qui n’ont accepté de rentrer en caserne que lorsque le gouvernement a cédé à leurs demandes financières. En résumé, ces mutineries ont révélé en partie la perte d’autorité des ComZones sur leurs hommes.
La fragilité de l’autorité de l’État a été évidente lorsque le gouvernement a compris que ni les forces ex-FDS de l’ancien pouvoir, ni celles réputées fidèles au gouvernement actuel comme la Garde républicaine n’étaient prêtes à véritablement intervenir pour stopper les mutins. Ces mutineries ont symbolisé une croissance importante de ces dernières sous Alassane Ouattara en comparaison des ères Bédié, Guéi et Gbagbo. Sans que l’on puisse y apporter des preuves définitives, le divorce politique qui s’amorçait à l’époque entre Alassane Ouattara et Guillaume Soro aurait pu favoriser ces tensions dans l’armée.
À la suite des mutineries, les relations entre les deux hommes iront de mal en pis, l’ancien chef de la rébellion Forces nouvelles étant en exil depuis 2019. Les conséquences politiques des mutineries ont été nombreuses, notamment le limogeage du chef d’état-major des FACI, Soumaïla Bakayoko, en janvier 2017, mais aussi un changement de ministre de la Défense en juillet 2017, Hamed Bakayoko remplaçant Alain-Richard Donwahi.
Les défis de la sécurité intérieure
Le secteur de la sécurité lors de la sortie de conflit en Côte d’Ivoire est un dispositif traversé par des divisions et des tensions, mais il est néanmoins indéniable qu’un réinvestissement de l’État a été réalisé dans ce secteur. La sortie de conflit en Côte d’Ivoire a généré des marges de manœuvre financière pour l’État grâce à un effacement très important de sa dette extérieure et un soutien international à la reconstruction, dans un contexte de forte croissance économique. Le budget de l’État ivoirien a augmenté de 56 % entre 2012 et 2019. Les dépenses de sécurité intérieure ont crû de 64 %, et les dépenses de défense de 28 %.
Au niveau national, les effectifs de la Police nationale étaient de 17 000 personnels en 201568. Par extrapolation du contenu de la loi de programmation de sécurité intérieure et des annonces annuelles de recrutement dans la presse, l’on peut estimer qu’aujourd’hui cet effectif a dû dépasser les 20 000 (l’objectif de la loi précitée était de 26 000 en 2020), tandis que le nombre de gendarmes est évalué à plus de 18 00069. Pour une population aujourd’hui de plus de 25 300 000 d’habitants, le ratio national pourrait donc être estimé à environ 242 policiers/gendarmes pour 100 000 habitants.
En 2009, selon le Small Arms Survey, le ratio médian mondial était de 311 policiers pour 100 000 habitants. Mais en Côte d’Ivoire comme dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest, il faut souligner que « les effectifs policiers sont très inégalement répartis», avec une grande proportion de policiers et gendarmes à Abidjan : 9 000 policiers et 3 600 gendarmes y seraient postés en 2015. L’enquête mondiale sur les homicides de 2011 estime que 42 % de la population en Côte d’Ivoire vit dans des zones où les policiers sont pratiquement absents, des chiffres similaires à ceux des pays voisins, Burkina Faso, Sénégal et Niger.
Une enquête d’opinion sur un échantillon représentatif d’Ivoiriens montre une confiance mitigée des citoyens envers les corps habillés. Ainsi en 2017 « les Ivoiriens ont une confiance très mitigée dans la police/gendarmerie (55 % ont « partiellement » ou « très » confiance), l’armée (50 %), et les cours et tribunaux (52 %)79 ». Ces chiffres sont néanmoins en amélioration par rapport à l’enquête précédente de 2014. Mais surtout, une autre enquête révèle les faibles résultats dans le domaine de la corruption policière : « 47 % des Ivoiriens qui avaient affaire à la police pendant l’année écoulée ont payé des pots-de-vin afin d’éviter des difficultés […] entre 2014 et 2017, les résultats indiquent que l’expérience de corruption s’est accrue avec la police, de 26 % en 2014 à 47 % en 201780 ». Cette perception serait selon cette même enquête plus forte en zone rurale. L’importance des pratiques de corruption est bien connue du milieu : « Pour comprendre le problème, il faut aller à l’École de police, c’est un système corrompu pour rentrer, donc la police est corrompue.
L’indice de sécurité calculé par le gouvernement sur lequel celui-ci communique beaucoup montre une amélioration très forte de la situation sécuritaire. D’après cet indice de sécurité, la Côte d’Ivoire serait en 2019 au même niveau que la ville de Genève, ce qui n’a pas été sans déclencher des réactions ironiques des citoyens sur les réseaux sociaux. La perception de l’opinion publique semble bien différente.
La pression des groupes armés jihadistes au nord
Les difficultés des États sahéliens et des acteurs internationaux à enrayer les activités des groupes armés jihadistes expliquent que des nuages sombres s’amoncellent autour de certains pays côtiers ouest-africains ces dernières années. Le 13 mars 2016, l’attentat de Grand Bassam, une station balnéaire près d’Abidjan, causant 22 morts, a été un coup d’éclat en forme d’avertissement. Revendiqué par Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), cet attentat a montré que les économies et logiques de la violence en progression au Sahel depuis le premier coup d’État au Mali en 2012 peuvent progressivement affecter les pays côtiers.
En mai 2019, l’enlèvement de deux touristes français et l’assassinat de leur guide dans le parc national de la Pendjari au Bénin ont été un autre signal. Les mouvements de groupes jihadistes du Mali ou du Burkina Faso vers la Côte d’Ivoire sont connus depuis au moins 2015, lorsque la katiba Ibn Walid liée à la katiba Macina avait transité du Mali via la Côte d’Ivoire pour échapper à des poursuivants. La présence, ces dernières années, de groupes dans des forêts attenantes à la frontière ivoiro-burkinabé ainsi que dans le parc national de la Comoé était déjà connue, tandis qu’un projet d’attentat à Abidjan aurait été déjoué en décembre 2018.
Terrorisme et contre-terrorisme
Les mesures prises par le gouvernement contre ces menaces montent en puissance depuis quelques années. Celles-ci se concentrent largement sur une réponse militarisée. L’attaque de Kafolo a contraint le gouvernement à renforcer le maillage territorial, avec la création d’une zone opérationnelle nord dans le cadre de l’opération « Frontières étanches », avec Korhogo comme base, secondée par des zones opérationnelles nord-est à Boundiali et nord-ouest à Kong.
Des postes avancés sont installés dans les zones les plus à risque d’intrusions. Les Forces spéciales de l’armée de terre, la Force de recherche et d’assaut de la police (FRAP) de la Police nationale et l’Unité d’intervention de la gendarmerie nationale travaillent ensemble dans le cadre d’unités opérationnelles mixtes.
Les tensions dans ces unités mixtes existent, comme entre la gendarmerie et l’armée de terre. Le bataillon de sécurisation de l’Ouest a aussi été renforcé en 2020 pour faire face à la menace de mercenaires libériens, qui s’est manifestée récemment par une attaque de la base militaire de N’Dotré à Abidjan, dans la nuit du 20 au 21 avril 2021. Il est indéniable que jusqu’ici les forces ivoiriennes ont montré « des capacités de résilience […] beaucoup de projets d’attaques sont déjoués.
Au-delà de la réponse militaire stricte, l’État cherche à redynamiser les comités civilo-militaires dans les régions du nord pour mieux engager les populations. Une « mallette pédagogique » pour former les forces de défense et de sécurité à détecter les signaux forts et faibles de radicalisation a été distribuée, s’inscrivant dans les activités de la Coordination nationale du renseignement. Ainsi, consigne a été donnée aux corps habillés partout dans le pays de signaler via des comptes rendus tout événement suspect. Discrètement, dans une forme de collaboration avec des entreprises de sécurité privée, des lieux à haut risque d’attentats à Abidjan comme certains centres commerciaux populaires sont surveillés par des policiers en civil.
