Auteur : Amnesty International
Site de publication : Amnesty International
Type de publication : Rapport
Date de publication : juillet 2023
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Contexte : des manifestations à la violence armée
Les origines de la crise
Fin 2016, dans les régions anglophones du Cameroun (Nord-Ouest et Sud-Ouest), des personnes sont descendues dans la rue pour dénoncer ce qu’elles considéraient comme une marginalisation croissante des traditions et systèmes linguistiques, culturels et éducatifs anglophones dans divers domaines et l’incapacité d’améliorer la représentation des anglophones en politique. Certains manifestant·e·s réclamaient également davantage d’autonomie pour les régions anglophones, voire la sécession. Les manifestations (pacifiques pour la plupart) et les grèves ont débuté à l’instigation d’avocat·e·s, d’enseignant·e·s et d’étudiant·e·s, avant de gagner une plus grande partie de la population.
Le 13 novembre 2016, la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP) a condamné « l’utilisation disproportionnée et mortelle de la force et de la violence pour dissuader les avocats, les enseignants, les étudiants, les civils et les manifestants pacifiques et non armés à Bamenda, Buea et Kumba ; le viol d’étudiantes à Buea ; les arrestations arbitraires, les détentions et les rouées de coups sans merci orchestrées par la police, la gendarmerie, l’armée et [le Bataillon d’intervention rapide (BIR), suite aux grèves et manifestations qui se poursuivent depuis octobre 2016 ». Les 10 dirigeants séparatistes ont été condamnés à la réclusion à perpétuité, Mancho Bibixy Tse et Tsi Conrad à 15 ans d’emprisonnement, et Penn Terence Khan à 12 ans. Par ailleurs, plusieurs organisations de la société civile ont été interdites, et l’accès à Internet et les lignes téléphoniques ont été bloqués. Des groupes de militant·e·s anglophones ont réagi par des actes de désobéissance civile, notamment le boycott des écoles et des opérations « ville morte ».
Escalade vers la violence armée
La crise a connu une escalade fin 2017, après que des dirigeants séparatistes se sont rassemblés pour créer le Front uni du consortium Ambazonie-Cameroun méridional (SCACUF), présidé par Sisiku Julius Ayuk Tabe, et ont déclaré l’indépendance de la « République fédérale d’Ambazonie » le 1er octobre 2017. Cette annonce a été suivie de près par des attaques contre les forces de sécurité, en particulier la gendarmerie et la police, qui ont fait au moins 44 morts (…) entre septembre 2017 et mai 2018 dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest . Depuis 2017, les deux régions anglophones sont en proie à la violence armée du fait des affrontements entre l’armée camerounaise et les séparatistes armés. Aujourd’hui, la violence armée est courante et atteint son paroxysme autour d’événements symboliques comme les élections, la rentrée scolaire, la fête nationale du Cameroun, l’anniversaire de la déclaration d’indépendance de l’« Ambazonie » et des manifestations sportives. Ces événements donnent lieu à des affrontements particulièrement meurtriers. Les violences ont entraîné le déplacement de 628 000 personnes vers d’autres régions du pays et la fuite de 87 000 personnes vers le Nigeria voisin, ce qui représente 20 % de la population totale des deux régions anglophones.
D’aucuns estiment que la situation est actuellement dans une impasse. « Les Ambazoniens voient leurs capacités militaires et leur stock d’armes croître, mais ils ne sont pas en mesure de déloger totalement l’armée. De même, l’armée ne peut atteindre les Ambazoniens dans la brousse, où ils sont trop bien cachés », a expliqué un diplomate à Amnesty International. Plusieurs ONG ont estimé le bilan à « plus de 6 000 » victimes, sans toutefois pouvoir étayer ce chiffre . Un décompte non officiel des pertes militaires a été réalisé par un militant actif sur les réseaux sociaux, qui a estimé que 1 434 militaires avaient été tués dans le contexte de la violence armée au 26 juin 2023.
Groupes séparatistes armés
L’analyse de l’évolution de la violence armée a montré que certains groupes séparatistes armés, en dépit de leurs dissensions internes et des fréquentes attaques de l’armée qu’ils essayaient, avaient conservé leur aptitude à lancer des attaques armées, même au-delà des deux régions anglophones. En effet, les séparatistes armés opèrent principalement dans les deux régions anglophones, mais les attaques et les incidents qui leur sont attribués se sont propagés aux régions de l’Ouest et du Littoral.
Les séparatistes armés se sont organisés en plusieurs groupes, principalement sur une base géographique. Leur structure hiérarchique s’articule souvent autour d’un « général » désigné. Certains de ces groupes ont atteint un niveau considérable d’organisation et d’armement (voir la section suivante) : ils peuvent se composer de dizaines de combattants lourdement armés et sont capables de mener des attaques meurtrières de type guérilla contre des positions militaires. Ces groupes sont caractérisés par des divisions et des réunifications incessantes. Des affrontements les opposant ont été signalés à plusieurs reprises et des allégations selon lesquelles des militaires ou des individus favorables aux autorités se seraient infiltrés dans ces groupes ont conduit à des purges et des meurtre.
L’arsenal de plus en plus sophistiqué des séparatistes
Les groupes séparatistes ont considérablement amélioré leur arsenal. Lors d’une visite à Bamenda (région du Nord-Ouest) le 22 septembre 2021, le ministre de la Défense a déclaré qu’ils étaient « visiblement dotés de matériel de plus en plus sophistiqué et bénéficient, fait établi [selon lui], d’une aide humaine et [d’un appui] matériel extérieur ». Il a ajouté que « ce nouvel état de fait en matière de sécurité, qui [était] déjà en passe d’être consolidé dans la région, de même que dans le Sud-Ouest, justifi[ait] un changement d’approche de la part des forces de défense et de sécurité ». En outre, les séparatistes armés utilisent de plus en plus souvent des engins explosifs improvisés (EEI) et des lance-roquettes. Le nombre de victimes civiles imputables aux EEI est difficile à estimer.
S’agissant de l’origine des armes utilisées par les séparatistes armés, (…) on voit qu’un grand nombre d’armes ont été prélevées dans les stocks de l’État lors d’attaques contre les forces de défense et de sécurité. Par ailleurs, l’armée a annoncé en 2021 que des séparatistes armés avaient, pour la première fois, utilisé des roquettes anti-char importées clandestinement du Nigeria pour attaquer des convois militaires. Ces allégations sont étayées par plusieurs arrestations et condamnations aux États-Unis d’Amérique, dont certaines ont mis en lumière le trafic illégal d’armes entre des membres de la diaspora et des combattants séparatistes. Les séparatistes collectent aussi activement des fonds en ligne, sur les réseaux sociaux.
Renforcement de la présence militaire
Depuis le début de la violence armée, les autorités camerounaises ont renforcé la présence militaire dans les régions anglophones. Les médias étatiques ont annoncé la création d’une cinquième région militaire le 21 février 2018, laquelle couvrirait les régions de l’Ouest et du Nord-Ouest. Le 8 septembre 2022, une « base logistique pour les opérations de terrain du BIR » a été inaugurée à Wum, dans le département de la Menchum (région du Nord-Ouest).
Les forces de défense et de sécurité, dont les effectifs demeurent flous, auraient entrepris un processus de recrutement de grande ampleur depuis quelques années. Le manque de transparence quant aux dépenses relatives à la défense empêche d’évaluer correctement l’effort budgétaire consacré aux opérations de l’armée et des forces de sécurité dans les régions anglophones ces dernières années.
Des civil.e.s tués par toutes les parties combattantes
Dans un contexte de violence armée prolongée, la population est prise en étau entre l’armée camerounaise, les séparatistes armés (qui s’apparentent de plus en plus à des groupes criminels) et les milices, principalement composées de Peuls Mbororos. L’armée et les milices peules mbororos ont commis des homicides illégaux lors de leurs opérations, comme l’ont parfois reconnu les autorités camerounaises. En outre, ils détruisent souvent des maisons à titre de représailles collectives contre des communautés qu’ils considèrent comme soutenant ou tolérant les séparatistes armés ou peu disposées à aider les autorités.
Les séparatistes armés ont également tué des fonctionnaires, des employé·e·s d’entreprises détenues par l’État, des personnes accusées de trahison et des personnes qui n’ont pas suivi leurs ordres. Plusieurs femmes ont été décapitées. Par ailleurs, les séparatistes prennent fréquemment pour cible des enseignant·e·s, des élèves et des écoles, les accusant d’être les tenants d’une éducation imposée par le pouvoir central. Depuis 2018, 489 écoles secondaires ont été attaquées dans la région du Nord-Ouest.
Dans la région du Nord-Ouest, les peuls mbororos mêlés à la crise anglophone
En l’absence de données officielles, la population mbororo du Cameroun est estimée à moins de deux millions de personnes, dont environ 80 000 dans la région du Nord-Ouest. Les Peuls Mbororos sont reconnus comme un peuple autochtone marginalisé par plusieurs institutions du Cameroun. Cependant, bien qu’ils soient reconnus comme un peuple autochtone, les Mbororos ne jouissent pas de droits particuliers ni d’autres types de protection dans le pays.
La région du Nord-Ouest a une longue histoire de conflits fonciers, lesquels n’impliquent pas seulement les Peuls Mbororos. Cependant, ceux-ci sont souvent au centre des différends dans un contexte où les autorités interviennent fréquemment en faveur de l’une ou l’autre des parties, ce qui entretient la rancœur et le sentiment d’injustice. Des universitaires ont attribué ces conflits fonciers de longue date à plusieurs causes, dont « la conquête de l’espace par les éleveurs peuls, les pratiques de pâturage non coordonnées et la recherche constante de terres fertiles par les agriculteurs (…)». Cette situation a conduit à divers problèmes, notamment des homicides intercommunautaires.
Une étude publiée en 2014 a montré que l’écrasante majorité (75 %) des 840 ménages sondés dans 14 communautés de la région du Nord-Ouest avaient été concernés par au moins une « situation de conflit » au cours des trois dernières années. Cette longue succession de conflits fonciers dans la région, bien que n’étant pas la cause profonde de la crise qui a débuté dans les deux régions anglophones en 2016, a contribué à l’alimenter. Après le déclenchement des hostilités, les localités où les conflits fonciers étaient fréquents ont été particulièrement touchées par la violence armée impliquant à la fois les séparatistes armés et les milices composées de Peuls Mbororos. Nombre des personnes interrogées par Amnesty International au sujet des cas de violence armée ont mentionné des conflits fonciers antérieurs.
Les peuls Mbororos face aux séparatistes armés
Avec l’apparition de la violence armée dans les régions anglophones, les Peuls Mbororos sont rapidement devenus la cible des infractions commises par des séparatistes armés dans la région du Nord-Ouest. La première raison est géographique : les Peuls Mbororos et les séparatistes armés vivent dans les mêmes zones. Les personnes interrogées ont également insisté sur le fait que « les biens [bétail] des Mbororos sont vulnérables, ce qui en fait des cibles évidentes pour les groupes séparatistes qui cherchent à se procurer de la nourriture ou de l’argent ».
Deuxième raison : les Peuls Mbororos sont souvent perçus par les groupes séparatistes comme hostiles à leur lutte sur le plan politique, notamment parce que, à l’inverse de la plupart des populations que ces groupes côtoient, les Peuls Mbororos ont toujours voté en faveur du principal parti au pouvoir. Les Peuls Mbororos qui ont rencontré la délégation d’Amnesty International ont tous expliqué que les séparatistes armés avaient visé initialement certains membres de leur communauté soit pour les recruter de force, soit pour les enlever et leur extorquer de l’argent, et qu’il était impossible de rester neutre dans ce contexte, ce qui les poussait à collaborer avec les forces armées dans certaines zones
Les milices
À mesure que la violence armée s’est intensifiée, et dans des circonstances différentes, des acteurs humanitaires, des groupes séparatistes, des ONG nationales et des universitaires ont signalé l’existence de « groupes armés peuls » favorables aux autorités. Cependant, les renseignements concernant la création, la composition et l’arsenal de ces milices, et leurs liens de dépendance et de hiérarchie avec les forces de défense et de sécurité ainsi qu’avec les autorités demeurent rares et imprécis.
En janvier 2020, l’OCHA a fait état d’une « nouvelle dynamique » caractérisée par « des violences entre les Peuls [Mbororos], les communautés locales et des groupes armés non étatiques » donnant lieu à des « incendies d’habitations, des victimes civiles et des déplacements de civil·e·s ». D’après un rapport publié en 2021 par l’Institut français des relations internationales (IFRI), qui se fondait en partie sur des témoignages recueillis dans la région du Nord-Ouest, « les milices mbororo apportent à ces dernières [les forces de sécurité] leur connaissance du terrain et leur servent à l’occasion de supplétifs » et certaines milices peules mbororos ont recruté des combattants au Nigeria. Un membre de la communauté peule mbororo a confirmé que, « dans certaines zones, l’État a formé des miliciens. Tout le monde sait que ce sont des miliciens. Mais ce n’est pas officiel. Il y a aussi des autochtones dans les groupes d’autodéfense. Mais quand il se passe la moindre chose, les Ambas ne mentionnent que les Mbororos, pas les autochtones ».
Les autorités centrales n’ont jamais reconnu l’existence de milices parrainées par l’État. Cependant, le préfet de Donga-Mantung a déclaré à CRTV (télévision d’État) que le gouvernement avait demandé aux Peuls Mbororos de créer des milices afin de collaborer avec l’armée régulière pour protéger les biens et les personnes, selon un article de presse.
