Auteur : International Organisation for peacebuilding
Site de publication: IOP
Type de publication: Rapport
Date de publication: Décembre 2023
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Contexte
Des années après ces crises sociopolitiques, l’environnement socio-politique et la gouvernance démocratique demeurent fragiles dans de nombreuses localités de Côte d’Ivoire. La faible participation de la population à la gestion des affaires publiques, couplée à la persistance de tensions autour des modalités de désignation de certaines autorités coutumières ou politiques et à un sentiment d’abandon et de défiance à l’égard de certaines autorités gouvernementales, constituent un terreau fertile pour la manipulation politique de conflits et divergences latentes au sein des communautés.
L’accès à l’État et les rapports à la gouvernance
Une grande partie des populations interrogées au cours du processus de recherche estime ne pas être en capacité financière de satisfaire ses besoins en termes d’accès aux services sociaux de base. Le risque perçu d’insécurité économique et alimentaire est particulièrement préoccupant : 59% des répondants estiment qu’ils n’ont pas un revenu stable et suffisant pour satisfaire leurs besoins élémentaires.
Le niveau de satisfaction relatif à l’offre des services publics est relativement faible, souvent l’accès étant jugé insuffisant. Une partie non négligeable de la population affirme même que celle-ci est inexistante dans leur localité : plus d’un répondant sur cinq (21%) précise ne pas avoir accès à l’eau potable et plus de deux sur cinq (42%) disent ne pas avoir accès aux services communaux sanitaires.
Les deux principales raisons évoquées par les citoyens pour expliquer l’insuffisance de l’offre de services publics sont : les politiques publiques, centralisées à Abidjan et à Yamoussoukro, ont pour effet de délaisser les zones périphériques ; et les crises internes dans les luttes de pouvoir affaiblissent les capacités d’actions collectives et génèrent une faiblesse structurelle des services publiques. Le sentiment d’insécurité physique est particulièrement associé à la confiance dans les institutions et à l’accès aux services essentiels. Statistiquement, le niveau de sécurité physique diminue avec le manque d’accès à la justice, aux services de santé et à l’éducation. Les contextes caractérisés par une méfiance à l’égard des institutions et un manque d’infrastructures sont ceux dans lesquels les citoyens se sentent le plus en danger.
La peur associée à l’exercice des droits politiques contraint l’engagement citoyen des individus et leur participation électorale : plus d’un répondant sur quatre dit ne pas pouvoir du tout dire publiquement ce qu’il pense de la politique, sans être menacé d’être inquiété. Dans certains contextes, l’expression du choix et de l’opinion politique est considérée comme exposant à un risque important de représailles.
Cette situation se vérifie dans les écosystèmes marqués par une construction 18 Rapport d’analyse sur les déterminants clés et leviers de prévention de la violence politique en Côte d’Ivoire identitaire ethnique fortes de l’appartenance politique, la survivance dans la mémoire collective d’épisodes de violence politique, la configuration du champ politique et de la compétition locale autour de figures en capacité forte de mobilisation de la violence et un fort ancrage du sentiment d’impunité.
État des lieux structurel
Niveaux de confiance dans le réseau institutionnel et crise de légitimité
L’analyse des données de terrain révèle que le niveau de confiance dans les institutions est sensiblement équivalent d’une institution à l’autre. Néanmoins, la confiance est « politiquement » marquée, c’est-à-dire qu’elle est étroitement attachée à l’orientation politique : elle est faible lorsque l’individu soutient un parti de l’opposition tandis qu’elle est élevée lorsque l’individu soutient le parti au pouvoir.
Le rapport aux institutions est alors dans une certaine mesure source de polarisation et l’attachement à un parti politique détermine le regard porté sur les institutions et celui-ci divise la population. Parmi les indicateurs associés à l’affiliation politique, ceux liés à la confiance dans les différentes institutions ont la première place. Cette tendance est clairement un levier de déstabilisation dans la mesure où la légitimité des institutions censées assurer la régulation de la société apparaît temporaire et volatile : le réseau institutionnel sera considéré comme légitime le temps d’un mandat et perdra toute crédibilité dès lors que les prochaines échéances électorales couronneront l’adversaire.
La conjonction de ces trois phénomènes – manque de représentativité des élus, confiance dans les institutions indexée à l’affiliation politique et sentiment de corruption – traduit un dysfonctionnement institutionnel dangereux pour la cohésion sociale. Le relatif déficit de légitimité dont souffrent les élus, associé à la critique du fonctionnement institutionnel, reflète une crise de la représentativité. En moyenne, autour d’un répondant sur 3 est en total désaccord avec les affirmations selon lesquelles les élus locaux seraient proches de la population, serviraient les besoins des gens ordinaires ou encore que leurs opinions seraient prises en compte par les décideurs locaux. La situation de la Commission électorale indépendante (CEI) est à ce titre particulièrement symbolique et préoccupante.
Près de trois répondants sur cinq pensent que les élections présidentielles en Côte d’Ivoire sont truquées et sujettes à des fraudes. Le manque de crédibilité du processus électoral traduit une crise des instances démocratiques et complique les situations de transition de pouvoir politique. Le manque de confiance dans les institutions n’est pas un moteur direct d’un comportement violent individuel mais un élément participant à la fragilisation du vivre ensemble – qui constitue, lui, un terreau fertile pour le recours à des attitudes violentes lors des périodes électorales. La perception du processus électoral (et des acteurs institutionnels) devient un enjeu autour duquel s’opèrent les bifurcations entre les populations. Conséquemment, elle divise les citoyens et rend toujours plus problématique le vivre ensemble.
Les dynamiques à risque
Qu’est-ce qui rend une zone vulnérable à la violence politique ?
Parce qu’il existe dans certaines localités des objets de litiges non résolus opposant les communautés et une mémoire collective d’évènements anciens, le climat social local est davantage propice à l’adoption de comportements violents lors des épisodes électoraux et facilite la transposition de la contestation électorale sur le terrain intercommunautaire. Ainsi, la défaillance d’arbitrage et l’absence de résolution de conflits devant être garantie de manière institutionnelle dégradent les relations entre les groupes sociaux de la localité au quotidien.
L’analyse prédictive montre que plus une localité est marquée par une tendance à l’évitement et à la faiblesse de l’intégration, plus sa vulnérabilité à la survenue de comportements violents lors des épisodes électoraux augmente. La fragilisation du lien social et le manque d’interactions entre les groupes renforce une dynamique de bipolarisation où les rapports sociaux s’appréhendent à travers une grille de lecture victime/menace.
Par ailleurs, la tolérance aux violences sexuelles et basées sur le genre (VSBG) est un signal révélateur d’un climat conflictuel. Elle est un marqueur d’une certaine forme d’inégalité structurelle et contribue à alimenter les conditions favorables à l’adoption de comportements violents sur le terrain politique. En d’autres termes, plus les VSBG sont socialement acceptées dans une localité, plus celle-ci a de chances de voir des comportements violents se développer lors des échéances électorales.
Qu’est-ce qui renforce la vulnérabilité d’une zone ?
Concrètement, trois types de dynamiques peuvent être évoquées permettant d’illustrer comment la corruption perturbe la cohésion sociale. D’abord, celle-ci reflète l’absence d’impartialité des autorités en principe en charge de l’arbitrage des conflits. Ce sentiment révèle la crise de légitimité des acteurs institutionnels jugés peu crédibles pour arbitrer les tensions et stabiliser les rapports sociaux.
Ensuite, la corruption perçue agit comme un moteur d’incertitude. Parce que les différents domaines de la vie sociale (depuis les enseignants, en passant par les forces de sécurité, l’administration ou encore les élus politiques) sont affectés et les décisions de chacun de ces acteurs susceptibles d’être détournées par n’importe qui (la corruption ne s’établit pas forcément sur les lignes ethniques ou politiques, c’est-à-dire ne se fait pas systématiquement au profit d’un groupe et au détriment d’un autre mais en fonction de l’argent détenu), le phénomène de corruption rend incertains les comportements et illisibles les processus décisionnels.
Enfin, la suspicion de corruption encourage l’adoption de comporte- Rapport d’analyse sur les déterminants clés et leviers de prévention de la violence politique en Côte d’Ivoire 33 ments en marge des acteurs institutionnels : les individus se détournent de ces acteurs pour solutionner eux-mêmes leurs problèmes et leurs conflits. A titre d’exemple, parce que les policiers sont suspectés d’être corrompus, les citoyens peuvent être tentés de recourir à la violence et de ne pas s’appuyer sur les institutions de sécurité et de justice.
Pour évoquer la question de la polarisation de l’espace politique en Côte d’Ivoire, il est d’abord indispensable de considérer deux variables contextuelles déterminantes : l’existence d’un lien fort entre identité socioculturelle et affiliation politique et la localisation de bastions politiques – des espaces clairement acquis à un camp politique. Malgré le fort ancrage socioculturel du choix politique, il existe un clair rejet populaire de la doctrine du tribalisme politique (seulement 5% des répondants pensent que « chaque groupe ethnique devrait avoir son parti » et 6% considèrent « qu’une personne ne devrait pas soutenir un parti qui n’est pas celui des gens de son ethnie »).
Néanmoins, le recours à la violence n’est pas déterminé par les conditions structurelles – en d’autres termes, certains individus placés dans des situations qui pourraient les encourager à se montrer violents parviennent à « résister » à la tentation violente. La mise en œuvre d’une analyse de résilience a permis d’éclairer cette situation et en ce sens de donner quelques pistes de réflexion quant aux leviers de prévention. Celle-ci a consisté à identifier les caractéristiques des individus qui, malgré leur exposition aux adversités, ne cédaient pas à l’adoption de comportements violents. Les attributs de ces personnes sont des éléments qui constituent leur capacité de résilience car ils « protègent » et « empêchent » le basculement dans la violence dans un contexte qui tendrait à les y encourager.
Propositions de recommandations
Agir sur le développement économique pour renforcer la paix entre les groupes sociaux (nexus « paix-développement »)
- Organiser les conditions d’un développement économique local soutenable
- Mise en place de politiques de réduction des inégalités socio-économiques
Prendre en charge la question de la sécurité physique
- Renforcement du sentiment de sécurité des personnes
- Renforcement du lien de confiance entre les acteurs de la sécurité et les populations locales
- Mettre en place des actions de lutte contre les insécurités “quotidiennes”
Promotion d’une culture politique informée et d’un engagement civique constructif
- Promouvoir l’éducation politique et civique des populations
- Promouvoir un engagement civique constructif en s’appuyant sur les organisations de la société civile
- Observatoire des discours radicaux et polarisation
Promotion de la cohésion sociale et du vivre ensemble
- Lutter contre le repli communautaire
- Développer des politiques de réconciliation localisées et inclusives
- Réguler les objets de tensions locaux et les conflits “périphériques” (non liés aux rivalités politiques per se)
- Renforcer des mécanismes de cohésion sociale par le bas
Baliser les conditions pour le développement d’un Guide de la bonne gouvernance
- Stabiliser le fonctionnement du processus électoral
- Encourager le « fair-play » politique
- Promouvoir des institutions neutres “au-dessus” du jeu politique
- Affirmer la redevabilité des détenteurs du pouvoir politique
