Auteur : KOUADIO Wah
Site de publication: Revue Freg
Type de publication: Article
Date de publication: Octobre 2023
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Facteurs culturels de la corruption institutionnalisée
Les facteurs culturels de la corruption institutionnalisée renvoient à un ensemble de logiques culturelles et à l’apprentissage culturel de ce phénomène de corruption. Les logiques culturelles constituent des valeurs qui sont comme prisme culturel de la société africaine en général et de la société ivoirienne en particulier qui n’ont aucun lien direct avec la corruption. Mais, elles favorisent le caractère banal, général et usuel de la corruption par le processus d’apprentissage (sous)-culturel de sorte que la corruption s’institutionnalise. Aussi, insisterons surtout sur deux logiques culturelles relevées par notre étude, à savoir : la logique de redistribution de fortune acquise et la logique de postes de travail juteux.
Logique de redistribution de fortune acquise
La culture de redistribution de fortune dans l’édification de la corruption institutionnalisée peut s’expliquer en analysant les niveaux de salaires des catégories de travailleurs coupables dans deux entreprises privées concessionnaires visitées indiqués dans le tableau ci-dessous :
Ce tableau n°1 indique les niveaux de salaires des catégories de travailleurs reconnus coupables de corruption au sein de deux agro-industries ayant repris les actifs d’une société publique. Ce sont 74% d’employés payés entre 36.000 et 250.000 Francs CFA et 24% de cadres dont 18% de cadres débutants et moyens percevant entre 400.000 et 850.000 Francs CFA et 6% de cadres supérieurs rétribués entre 850.000 et 1.500.000 Francs CFA. Ces niveaux de salaires correspondant à 74% d’employés et 24% de cadres déterminent deux catégories de travailleurs pouvant être qualifiées d’économiquement faible et économiquement acceptable.
S’il est avéré que des problèmes de salaires peuvent expliquer l’implication dans la corruption des employés recevant un faible salaire selon les travaux empiriques et théoriques antérieurs sur le salaire d’efficacité, la disparité salariale et le niveau de salaire , l’implication des cadres ayant un salaire acceptable ne peut s’expliquer par les mêmes approches.
L’explication de l’implication dans la corruption de ces cadres percevant un salaire acceptable peut être ailleurs. Les enquêtés relatent à propos ceci : «… les gens préfèrent se servir de leur position d’influence pour recruter leurs parents, leurs proches, d’autres se débrouillent à leur poste pour des ressources additionnelles, parce que si tu ne le fais pas, tu es considéré comme égoïste, méchant, surtout lorsque ceux ayant occupé avant toi le même poste perçu comme juteux se sont montré généreux, par ces modes de pensée et de vie des africains, la corruption est encouragée et elle devient courante et normale… ».
Il en résulte qu’une certaine culture de redistribution de la fortune acquise qui préconise que leurs dépositaires doivent se montrer généreux envers les siens pousse ceux-ci en quête de ressources additionnelles en vue de s’y accommoder à s’enliser dans la corruption de sorte qu’elle s’institutionnalise en devant banal, général et courant.
L’apprentissage social de la corruption :
Ce facteur apparaît non négligeable au regard des durées en fonction des travailleurs reconnus coupables de corruption qui sont indiquées dans le tableau ci-dessous :
Il ressort que ces travailleurs sont en majorité passés à l’acte de corruption entre la 3eme et 8eme année, entre la 9ème et 11ème année, puis entre la 15eme et 17eme année. Cela suppose qu’ils sont restés exposés à la corruption durant 3 à 17 ans de sorte qu’ils s’y sont alors accommodés par apprentissage auprès des supérieurs (cadres moyens, supérieurs) ou entre collègues(employés et agents de maîtrise) autant qu’ils ont appris les tâches de la fonction qui leur sont assignées.
On s’aperçoit qu’il s’agit d’une sous-culture déviante intégrée par ceux-ci que nous appelons l’apprentissage social la corruption. Le passage à l’acte de corruption se révèle ainsi comme n’étant pas automatique.
La rationalité de la débrouillardise imitative
La débrouillardise désigne l’aptitude d’un individu à se débrouiller, à se tirer d’embarras ou à se donner les moyens prestement pour arriver à ses fins. Le mot “imitative” ajouté pour qualifier celle-ci renvoie au comportement d’un individu correspondant à celui reproduit après l’avoir observé chez un autre comme un modèle ou contre-modèle de comportement.
Ainsi, l’imitation est l’usage volontaire de l’action observée chez un autre pour guider la sienne vers un but qu’on désire réaliser. Cela revient à dire que l’imitation procède de l’observation, c’est-à-dire que l’individu imite ce qu’il observe chez l’autre.
En ce sens, la reproduction d’un comportement éthique ou non éthique ou encore d’un modèle et d’un contre-modèle de comportement par un individu peut se comprendre comme l’imitation interactive (par un processus attentionnel et rétentionnel) avec l’usage intentionnel de l’action observée chez un autre.
On peut dès lors dire que l’implication des supérieurs dans la corruption explique le choix raisonné de leurs administrés d’imiter ce contre-modèle de comportement observé chez eux afin de parvenir à leurs fins ou alors après que les uns l’aient observée chez les autres de sa catégorie socioprofessionnelle. Ainsi, le choix raisonné d’un individu d’imiter la corruption observée l’autre pour se tirer d’embarras que nous appelons la rationalité de la débrouillardise imitative s’avère bien un facteur de reproduction de ce phénomène qui tend à s’ériger en pratique banale, générale et usuelle.
La rationalité de gain potentiel
Ce choix rationnel de l’individu résulte en général d’un état de faible niveau d’intégrité professionnelle dans une société où les normes pratiques semblent se substituer aux normes idéales. Il s’agit d’un raisonnement dialectique sous-tendu par un état de conscience qui consiste à se dire qu’il est plus probable d’avoir un avantage qu’une sanction en adoptant un contre-modèle de comportement et vice-versa de sorte à justifier son attitude en décalage avec les normes idéales mises en place par la société.
Si bien que ce contre-modèle de comportement sera reproduit par l’individu tant qu’il raisonnera ainsi. Cet état de conscience semble justement caractériser les travailleurs impliqués dans la corruption selon les propos d’autres travailleurs non impliqués que voici : « les gens (travailleurs reconnus coupables de corruption) […] disent même : ” si nous ne faisons pas comme eux, on n’aura rien, presque tout le monde est dedans, même les grands patrons…” ».
Déficience des valeurs éthiques
Les valeurs éthiques peuvent s’acquérir des lois ou des règlements qui sont ces normes et s’extérioriser par l’intégrité, la probité et la loyauté envers celles-ci. Le choix parfois des normes pratiques par des gouvernants, des décideurs ou des supérieurs aux antipodes des normes formelles peut être perçu par leurs administrés et collaborateurs comme une déficience des valeurs éthiques. Or, les gouvernants, les décideurs ou supérieurs dans une société ou un groupe social ne peuvent espérer de leurs administrés ou leurs collaborateurs des valeurs éthiques sans en montrer eux-mêmes l’exemple.
En ce sens, la déficience des valeurs éthiques chez des gouvernants, des décideurs ou des supérieurs peut susciter l’émergence de la corruption institutionnalisée. Les auditions des travailleurs reconnus coupables de corruption recueillies auprès d’autres travailleurs non impliqués déjà sus-relevées disent à ce propos ce qui suit : « les gens (travailleurs reconnus coupables de corruption) […] disent même : ” si nous ne faisons pas comme eux, on n’aura rien, presque tout le monde est dedans, même les grands patrons (décideurs, supérieurs) …” ».
