
Marie-Noël Maffon
Le numérique, tel un couteau à double tranchant, est à la fois un puissant levier de transformation sociale et un miroir grossissant des inégalités. La télémédecine, les plateformes d’e-commerce locales, la formation en ligne en sont quelques exemples positifs mais dans le même temps, l’automatisation met en péril certains métiers traditionnels et l’exclusion numérique prive une partie de la population de telles opportunités. Pour qu’il joue pleinement son rôle d’outil d’émancipation, le numérique doit être pensé au service des populations, de leur avenir professionnel et de leurs besoins sociaux. Cela suppose de partir des priorités locales et/ou nationales, connecter les zones rurales, créer des formations adaptées, soutenir l’entrepreneuriat digital des jeunes, etc., et d’impliquer à la fois gouvernements, entreprises, universités et société civile dans cette réflexion collective.
Alors que le monde entier se prépare à d’immenses transformations du travail, des compétences et des infrastructures numériques, le marché du travail ouest-africain aura besoin d’une transition véritablement locale, inclusive et porteuse d’opportunités économiques. D’ici 2030, la moitié de tous les nouveaux entrants sur le marché mondial du travail viendront d’Afrique subsaharienne.
L’histoire nous enseigne que chaque grande révolution technologique qui a bouleversé le marché du travail a déplacé certains métiers tout en créant de nouveaux. La révolution industrielle a ainsi fait disparaître certains emplois artisanaux, comme ceux des tisserands, forgerons ou cordonniers, remplacés par la production mécanique et en série, mais en a fait naître d’autres dans les usines, modifiant durablement les rapports sociaux et économiques.
Aujourd’hui, cette dynamique se poursuit avec l’intelligence artificielle (IA), qui cible non seulement le travail manuel, mais aussi le travail cognitif. Des métiers autrefois stables comme la rédaction, la communication, l’analyse de données ou le design graphique commencent à être affectés par l’IA. La vitesse et l’échelle de cette transformation sont inédites, ce qui rend la transition particulièrement fragile et incertaine.
Si de nouveaux emplois apparaîtront, ils seront probablement moins nombreux et résulteront d’une double dynamique. Certains seront entièrement nouveaux, spécialistes en IA, data scientists, experts en cybersécurité, ou consultants en éthique de l’IA, tandis que d’autres dans l’agriculture durable, l’énergie renouvelable ou la santé, évolueront en intégrant de nouvelles compétences et outils innovants. Ces emplois demanderont des compétences très spécialisées, accessibles pour l’instant à une minorité souvent concentrée dans les grands centres urbains, où l’accès aux formations supérieures et aux nouvelles technologies est plus aisé, et qui tend à appartenir aux couches sociales favorisées. Pour l’Afrique de l’Ouest, où la majorité des jeunes accèdent encore difficilement à une éducation de qualité et aux formations technologiques, ce constat souligne l’urgence d’une refonte des systèmes éducatifs et des programmes de formation.
Selon certaines études, en fin 2020, 28 % de la population sub-saharienne disposait d’une connexion internet fiable. En 2024, 65 % de la population subsaharienne n’utilisait pas l’internet mobile, même lorsqu’elle se trouvait dans une zone couverte par un réseau haut débit. En outre 10 à 15 % des jeunes Africains ont accès à une éducation numérique structurée et seulement 3 % du talent mondial en IA provient d’Afrique. Ces chiffres soulignent à quel point la fracture numérique et la formation pourraient freiner la transition vers des emplois liés à l’IA et aux nouvelles technologies.
L’urgence d’une action politique proactive
Face à ces mutations rapides, les gouvernements doivent continuer à anticiper et à préparer une réponse proactive. Attendre que la disruption provoquée par l’IA s’amplifie davantage serait risqué et compromettrait la capacité à en atténuer les impacts.
Les secteurs les plus exposés incluent les services administratifs, la comptabilité, la banque, le commerce de détail ainsi que certaines activités industrielles particulièrement vulnérables parce qu’ils reposent sur des tâches répétitives et standardisées, plus faciles à automatiser. Réorienter une partie des budgets publics vers des priorités de développement social et numérique devient indispensable. Cela permettrait de financer des infrastructures adaptées aux besoins, comme l’extension du réseau électrique ou de la couverture internet en zones rurales, de mettre en place des programmes de formation accessibles à tous et de créer un écosystème propice à l’innovation et à l’entrepreneuriat.
En effet, même si l’Afrique dispose de 1,3 million de kilomètres de fibre optique active et de 45 000 km de câbles sous-marins, une partie des zones rurales restent déconnectées, ce qui montre que des investissements ciblés restent nécessaires pour que la transition numérique atteigne toute sa population.
Plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest empruntent déjà cette voie. Le Bénin a engagé une numérisation massive de ses services administratifs, facilitant l’accès des citoyens et des entreprises aux démarches essentielles. Le Sénégal investit dans la souveraineté numérique et le développement d’infrastructures locales pour sécuriser ses données et favoriser l’innovation interne, comme l’illustre le programme FORCE-N, qui forme les jeunes aux métiers du numérique et pose les bases d’une régulation adaptée de l’IA. Le Nigéria soutient l’émergence de hubs technologiques et de programmes de formation en IA, préparant ainsi sa jeunesse aux emplois d’aujourd’hui et de demain. À l’échelle régionale, le Conseil africain de l’IA favorise la coordination et le partage de bonnes pratiques entre pays, en orientant les stratégies nationales et en soutenant le développement de talents et de réglementations adaptées à l’IA.
Ces initiatives, bien qu’encore perfectibles, montrent que la région est capable de tracer sa propre voie vers une transition numérique inclusive et durable. Il reste néanmoins essentiel de mettre en place des cadres réglementaires pour l’IA, des normes de protection des données et des protocoles de collaboration transfrontalière afin de sécuriser et encadrer cette transition.
La transition numérique ne doit pas être vue comme un saut dans l’inconnu, mais comme un processus structuré. Il faudra envisager une survie à court terme des métiers manuels. Certaines professions physiques, comme par exemple la plomberie ou la mécanique, résisteront plus longtemps que les métiers intellectuels à la robotisation. Ces professions constituent une base solide pour la formation professionnelle locale, car elles offrent des compétences pratiques et directement applicables, permettent de développer des savoir-faire durables et offrent des opportunités d’emploi accessibles. Parallèlement, il est essentiel de favoriser une intégration progressive de l’IA afin d’en tirer les bénéfices tout en limitant les risques. Nous sommes déjà dans une phase d’« intelligence augmentée », où l’IA devient un outil au service de l’humain, renforçant sa productivité sans le remplacer complètement. C’est l’occasion pour les travailleurs d’apprendre à coopérer avec la technologie. À terme, certaines fonctions seront totalement automatisées, déplaçant définitivement les travailleurs. Il faut donc dès maintenant penser à des politiques de reconversion et de soutien à ces derniers.
Au-delà de ces étapes, la question fondamentale demeure : où et comment est-ce que ces travailleurs déplacés trouveront un nouveau rôle dans la société ? Les emplois résilients pourraient être ceux liés à la création artistique, au divertissement ou aux métiers artisanaux locaux, encore difficilement automatisables. Pour préparer la jeunesse, y inclus les femmes et les populations rurales, à ces métiers émergents et aux nouvelles opportunités, il est indispensable de mettre en place des programmes de formation structurés, combinant apprentissage académique, expériences pratiques et développement de compétences humaines et sociales.
Ces initiatives, bien qu’encore perfectibles, montrent que la région est capable de tracer sa propre voie vers une transition numérique inclusive et durable. Il reste néanmoins essentiel de mettre en place des cadres réglementaires pour l’IA, des normes de protection des données et des protocoles de collaboration transfrontalière afin de sécuriser et encadrer cette transition
Le futur de l’IA n’est pas dicté uniquement par les avancées techniques, mais aussi par les choix politiques et éthiques que nous faisons aujourd’hui. Nous sommes à la croisée des chemins : l’IA peut générer une abondance inédite ou creuser les fractures sociales existantes.
La disparition progressive des emplois de la classe moyenne risque de façonner un modèle social dans lequel une majorité de citoyens se retrouverait non seulement à égalité sur le plan économique, mais serait dépendante d’un cercle restreint d’élites. Face à cela, des modèles plus solidaires pourraient émerger par nécessité, pour garantir à chacun la satisfaction de ses besoins fondamentaux.
Cela implique de repenser non seulement le travail, mais aussi la manière dont nous mesurons la valeur d’une vie humaine. Dans un monde post-travail, les loisirs, la participation sociale et l’épanouissement personnel pourraient devenir centraux. La transition vers ce nouveau modèle repose sur la capacité à former les individus à développer l’esprit critique, la créativité et la capacité à collaborer avec les technologies intelligentes. Par ailleurs, les cadres éthiques doivent orienter le développement de ces dernières afin de garantir des systèmes respectueux des valeurs humaines.
Une transition numérique enracinée dans les réalités ouest-africaines
La réussite d’une transition numérique juste en Afrique de l’Ouest passe par une adaptation locale profonde, loin des modèles importés sans ajustement.
La disparition progressive des emplois de la classe moyenne risque de façonner un modèle social dans lequel une majorité de citoyens se retrouverait non seulement à égalité sur le plan économique, mais serait dépendante d’un cercle restreint d’élites. Face à cela, des modèles plus solidaires pourraient émerger par nécessité, pour garantir à chacun la satisfaction de ses besoins fondamentaux
Investir dans des infrastructures adaptées ne signifie pas seulement déployer de nouveaux câbles ou antennes, mais aussi concevoir des solutions inclusives et durables : des centres numériques communautaires en zones rurales, des systèmes énergétiques hybrides pour fiabiliser l’accès, ou encore des plateformes en langues locales. Ce type d’approche transforme l’accès technique en véritable levier d’émancipation sociale et économique. Plusieurs programmes régionaux et nationaux illustrent déjà cette dynamique, tels que le Programme DTfA/WARDIP porté par la Banque mondiale ou le New Deal Technologique sénégalais, qui investissent dans les infrastructures, les compétences et une régulation adaptée.
Il faut aussi miser sur la jeunesse, formidable vivier de créativité et d’énergie, en lui donnant accès à une formation numérique de qualité, à des opportunités d’entrepreneuriat et à un accompagnement à l’innovation.
Pour réussir, gouvernements, entreprises, universités et société civile doivent agir de concert, avec des politiques audacieuses, une gouvernance éthique et un engagement citoyen fort. Le défi est immense, mais l’opportunité est à portée de main : l’Afrique de l’Ouest peut devenir un modèle de transition numérique locale, inclusive et équitable, où la technologie est mise au service des êtres humains, de leurs talents et de leur bien-être collectif.
Crédit photo : Class Export
Marie-Noël Maffon accompagne les économies émergentes et les communautés locales dans leurs transitions climatique et technologique. Forte de plus de 20 ans d’expérience en Afrique et en Europe, elle mobilise financements mixtes et partenariats à fort impact. Elle conçoit des solutions concrètes à l’intersection de la finance, de l’innovation et des enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance. Les opinions exprimées dans cette tribune sont personnelles.
