
Housni Zbaghdi
À l’heure où les budgets éducatifs et de solidarité internationale s’effondrent aux États-Unis et ailleurs, l’Objectif de Développement Durable 4.7 rappelle une évidence : la paix durable et l’action citoyenne se cultivent dès l’école. Pourtant, de Nouakchott à Washington, les signaux sont négatifs. L’Éducation à la citoyenneté mondiale et à la paix (ECM) doit être traitée comme une politique de sécurité démocratique, non comme un luxe.
Un objectif émancipateur
“L’éducation à la citoyenneté mondiale et à la paix » n’est pas le slogan d’un projet utopiste. C’est l’un des trois axes retenus par l’ambitieuse feuille de route de l’ancien secrétaire général des Nations unies, Ban-Ki Moon, en 2012. Couplée à la scolarisation de tous les enfants et à l’amélioration de la qualité de l’apprentissage, l’ECM vise la transformation radicale des systèmes éducatifs dans le monde d’ici 2030.
Elle vise à donner aux enfants et aux adultes les compétences et attitudes nécessaires pour relever les défis globaux : droits humains, paix, diversité, justice sociale, développement durable. Ce n’est ni un cours de morale ni une idéologie, mais une ligne directrice pour libérer la créativité des jeunes et leur donner le goût d’agir pour préserver les biens publics mondiaux, dès le cycle primaire.
Quand on lui demandait quelle est la finalité de l’école, le pédagogue brésilien Paulo Freire répondait la « conscientisation critique » : comprendre les enjeux et les vivre dans sa chair pour oser agir et transformer le monde. Les écoles privées répondent sélection et orientation métier, les écoles publiques répondent lire et compter, garantir des sanitaires viables et l’ordre dans des classes bondées. Sentez-vous le malaise ?
L’ECM s’oppose au cynisme, aux replis identitaires, à la moraline et à la vassalisation induite par les marchés (de l’emploi et de la consommation). L’avancée révolutionnaire de l’ECM répond aussi à l’ampleur des défis du secteur de l’éducation qui doit tout à la fois, sécuriser des financements, rendre attractif le métier d’enseignant, transformer l’enseignant en facilitateur, soutenir l’activisme des plus jeunes et absorber l’extension de l’IA.
Selon le “World Summit on Teachers” de l’UNESCO qui s’est tenu à Santiago de Chile le 28 et 29 août 2025, il manque 50 millions d’enseignants à l’échelle de la planète. Le continent africain enregistre à lui seul une pénurie de 15 millions d’enseignants selon l’Union africaine.
En Afrique, l’équation à résoudre est presque tétanisante : un déficit de financement annuel de 77 milliards de dollars et un besoin impérieux de ‘gérer’ une population jeune qui représentera 40 % des enfants du monde d’ici 2050.
C’est en ayant ces fondamentaux à l’esprit, qu’il est possible de déchiffrer les infléchissements des politiques éducatives au Nord comme au Sud Global.
États-Unis : le siphon démocratique
En plus de remettre en question la démocratie américaine, l’administration de D. Trump siphonne-telle les élans démocratiques dans le monde ? C’est la question brutale qu’on se pose désormais. En dépit du vote du Congrès, l’administration Trump a multiplié gels et coupes dans les budgets éducatifs et citoyens. En 2025, 6,8 milliards $ ont été suspendus, provoquant annulations de programmes et chaos dans les écoles. Les projets DEI (Diversity, Equity, Inclusion), essentiels pour une citoyenneté participative, sont menacés.
La suppression de financements pour 22 programmes d’échanges culturels (100 millions $) fragilise des initiatives emblématiques comme le Mandela Washington Fellowship, Middle Eastern-Western Dialogue (Hollings Center); Kennedy-Lugar Youth Exchange and Study (YES) and YES Abroad Program.
C’est l’héritage de 75 années d’investissements intensifs qui part en fumée. Le sénateur Fullbright doit se retourner dans sa tombe. Ces coupes envoient un signal inquiétant au monde : si la première démocratie de masse recule sur son propre enseignement civique, qui portera la bannière d’un « monde libre » ?
Siphonner, c’est aspirer l’oxygène. Quand Washington gèle, coupe ou délégitime l’éducation à la citoyenneté, l’oxygène s’amenuise à l’échelle internationale : les bailleurs alignés se rétractent, les ministères hésitent, les acteurs de terrain perdent des alliés et parfois même le goût d’agir.
L’OCDE anticipe une baisse de l’Aide publique au développement (APD) nette sur 2025-2030, de l’ordre de –0,8 % à –1,5 % par an, sous l’effet des restrictions budgétaires, de normalisations postépidémie et de préparation d’économies de guerre en Europe
Cela étant, ce retrait pourrait aussi libérer des initiatives non-alignées en Afrique et ailleurs, favorisant des modèles de citoyenneté ancrés dans des épistémologies et des traditions locales et régionales. Des traditions qui entreraient en dialogue permanent avec elles-mêmes et qui seraient propulsées par les institutions du Sud Global. Nous sommes en droit de rêver grand avec nos propres fonds financiers, nos propres ressources naturelles et nos imaginaires renouvelés. À condition qu’une volonté politique et des coalitions prennent la mesure du tournant post-démocratique dans lequel nous nous trouvons.
Union africaine : un pas en avant, deux pas en arrière
En 2024, la Déclaration de Nouakchott porté par l’Union africaine a replacé l’éducation au centre des politiques africaines, mais avec une focale exclusive sur les apprentissages fondamentaux et l’employabilité. L’ECM n’y figure plus comme pilier transversal, contrairement à la stratégie CESA 2016-2025.
Les engagements pour la citoyenneté démocratique, la prévention des violences scolaires ou l’éducation aux médias restent timides. Or les contextes africains – jeunesse massive, transitions politiques, crises sécuritaires et écologiques, pluralité religieuse et culturelle, influence croissante des réseaux sociaux – appellent une ECM robuste, contextualisée, linguistiquement et culturellement ancrée, régulièrement évaluée par les politiques publiques. Le tournant libéral de la Déclaration de Nouakchott a de quoi inquiéter.
Sans une l’Éducation à la citoyenneté mondiale robuste et planifiée, nous risquons une décennie 2025-2035 générant des résultats quantitatifs (plus d’élèves inscrits, plus d’examens, plus d’heures pour un corps enseignant exsangue, plus de nouveaux entrants dans le marché de l’enseignement supérieur, plus d’emplois décents ou presque) mais pas de transformation sociale probante en Afrique et pour les Africains (culture de la paix, des arts de vivre et de penser, du changement social).
La société civile africaine : l’espoir tenace
Malgré la timidité institutionnelle, l’écosystème des sociétés civiles africaines est d’une vivacité croissante. De l’Éthiopie au Maroc et de l’Afrique du Sud à la Tunisie, les programmes réalisant concrètement, sur le terrain, l’ECM sont à pied d’œuvre, sans relâche, malgré les coupes budgétaires et le climat de peur générale.
Parmi ces associations, citons pèle-mêle We Speak Citizen/La Maison de l’Oralité, le café de Selim, EAGLE (Eco Activists for Governance and Law Enforcement), Pan-African Citizen Science e-Lab (PACS e-Lab), RIPAO – Réseau International pour la Promotion de l’Art Oratoire, African Civil Society Forum (AFRICSOF), SCEPS (Ethiopian Scouts + PACT), AfricTivistes, Yiaga Africa/’Not too Young to Run’, One African Child for creative learning, AIME mentoring, Education International, Namibia Institute for Democracy (NID), African Pathfinder Leaders Initiative (APLI), RISE International, Good Neighbors Mozambique, Molo Songololo et des milliers d’autres associations poursuivant la réalisation effective de l’ODD 4.7 sur le terrain.
Ces associations sont soutenues par des fondations tête-de-réseau qui facilitent et accélèrent leur travail. La Fondation Bensaleh pour l’innovation sociale, la Fondation de l’innovation pour la démocratie, l’African Network Campaign for Education for All (ANCEFA) sont quelques exemples notables.
Cinq chantiers pour l’Afrique
Face au retrait de l’aide publique au développement, la mobilisation doit venir « d’en bas », des vigies de la citoyenneté que sont les associations (de parents d’élève, d’élèves, des enseignants, et de toutes les associations dont la mission est clairement en lien avec les 17 ODD).
Cinq chantiers peuvent guider l’action :
- Gouvernance scolaire démocratique (conseils d’élèves, budgets participatifs, transparence).
- Formation continue des enseignants aux langages de l’éthique et aux pédagogies actives et explicites.
- Intégration de pratiques citoyennes dès le cycle primaire (ateliers philo, débats publics, simulations parlementaires, MUN, Club lycéens, COP lycéennes, hackathons d’innovation sociale).
- Accès généralisé à l’éducation aux médias et à l’information (fact-checking, ateliers de pensée critique, créative et attentive).
- Partenariats locaux et internationaux renforcés (jumelages, programmes conjoints, ancrage culturel local).
Un paradoxe saisissant aura peut-être déjà gagné votre attention. Les familles les plus nanties ne jurent que par les écosystèmes scolaires ‘cosmopolites’ – comprenez ceux qui articulent intelligemment l’ECM dans leur projet d’établissement en lui allouant des moyens conséquents en termes de budget, de volume horaire et de ressources humaines. Ces élites et les écoles payantes qui répondent à leur demande font de l’ECM une distinction et une barrière sociale.
Cette éducation qui vise la « conscientisation critique » des enjeux mondiaux et des appartenances communes est employée à rebours pour figer une conscience de classe, aux antipodes de l’esprit populaire et citoyen. Ce paradoxe est entièrement imputable aux dysfonctionnements et aux appréhensions des politiques publiques de l’Éducation Nationale car il existe des leviers pratiques désormais connus et évalués pour déployer l’ECM à l’échelle nationale d’un territoire.
Cette tribune est un appel aux renforcement constant des mobilisations sociales en faveur de la citoyenneté mondiale des plus jeunes citoyens et citoyennes, notamment en Afrique. Sans arme, citoyens ! Mais bel et bien citoyen.nes de la première à la dernière heure.
Crédit photo : L’ internationale de l’Éducation
Philosophe praticienne et experte en éducation, Housni Zbaghdi cumule plus de vingt ans d’expérience dans la conception et le pilotage de programmes éducatifs et culturels, notamment en Afrique. Elle conçoit et anime des projets alliant innovation pédagogique et transformation collective. De la formation d’enseignants aux ateliers philo pour enfants, en passant par la stratégie d’organisations panafricaines, Housni s’engage avec l’intention de créer des ponts praticables entre théorie et pratique. Elle dirige aujourd’hui La Maison de la Philosophie au Maroc.

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Très bel article qui devrait inspirer nos dirigeants qui pensent peu à l’avenir de la jeunesse. Environnement Climat et paix devraient être essentiels dans nos systèmes éducatifs