

Alimata Diallo
La guerre qui ravage le Soudan depuis avril 2023 s’impose comme l’une des crises les plus graves et les plus complexes de l’histoire contemporaine du continent africain. Elle conjugue, sur un même territoire, l’effondrement brutal des institutions étatiques, la fragmentation extrême des acteurs armés, la prolifération de milices, des ingérences régionales déstabilisatrices et une violence systématique contre les civils. Les crimes documentés à grande échelle ; exécutions sommaires, violences sexuelles massives, massacres ethniques, attaques contre les humanitaires, détentions arbitraires, destruction délibérée d’infrastructures vitales, correspondent sans ambiguïté aux critères juridiques des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, et franchissent, dans plusieurs régions, les seuils constitutifs du génocide.
Ce conflit n’est pas seulement une tragédie humaine. Il met à l’épreuve la crédibilité normative de l’Union africaine (UA), confrontée à la question de savoir si elle assumera réellement la responsabilité qui fonde son héritage institutionnel : le droit d’intervenir en cas de crimes internationaux graves, inscrit à l’article 4(h) de son Acte constitutif. L’article 4 (h) de l’Acte constitutif de l’Union africaine, adopté lors de la trente-sixième session ordinaire de la Conférence des chefs d’État et de gouvernement (10-12 juillet 2000, Lomé), reconnaît à l’Union le droit d’intervenir dans un État membre, sur décision de la Conférence, en cas de circonstances particulièrement graves, notamment les crimes de guerre, le génocide et les crimes contre l’humanité. Deux ans plus tard, cette disposition a été modifiée afin d’élargir les motifs d’intervention à la « menace grave contre l’ordre légitime, en vue de restaurer la paix et la stabilité dans l’État membre », sur recommandation du Conseil de paix et de sécurité. Cette modification résulte du Protocole portant amendement de l’Acte constitutif, adopté le 3 février 2003 à Addis-Abeba lors de la première session extraordinaire de l’Assemblée de l’Union, puis le 11 juillet 2003 à Maputo lors de la deuxième session ordinaire de la Conférence. Toutefois, l’entrée en vigueur de ce protocole restait conditionnée à sa ratification par les deux tiers des États membres, un seuil qui n’a toujours pas été atteint à ce jour.
Une inaction collective au Soudan face à l’un des cycles de violence les plus extrêmes du continent remettrait en cause vingt années de réflexion et de construction d’un système de sécurité fondé sur la non-indifférence.
Alors que les violences s’intensifient, que les risques de partition de facto se multiplient et que les acteurs internationaux affichent leur impuissance, la question fondamentale qui se pose est la suivante : l’Afrique mobilisera-t-elle le mécanisme qu’elle a elle-même forgé pour s’opposer aux crimes de masse ou laissera-t-elle sa norme la plus ambitieuse se déliter au moment où son activation est la plus légitime ?
Une innovation normative majeure
L’article 4(h) incarne l’innovation normative la plus audacieuse du nouvel ordre politique et juridique instauré par l’Union africaine. Pour la première fois, un texte fondateur régional reconnaissait expressément un droit d’intervention contre un État membre en cas de génocide, de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité. Cette disposition ne traduit pas seulement la volonté d’inscrire une compétence nouvelle : elle reflète une transformation profonde de la conception africaine de la souveraineté.
L’adoption de l’article 4(h) répondait à un double constat historique.
D’une part, l’OUA avait atteint les limites de sa doctrine : en érigeant la non-intervention comme principe sacré, elle avait parfois offert une couverture diplomatique à des régimes auteurs d’atrocités massives. D’autre part, les interventions externes, lorsqu’elles survenaient, étaient souvent tardives, sélectives ou déconnectées des réalités africaines. L’article 4(h) est né de ce vide politique et moral : il incarne la volonté de l’Afrique de ne plus dépendre d’un système international souvent paralysé et de construire une souveraineté collective fondée sur la protection des populations, et non sur la seule préservation des gouvernements.
Cette norme repose sur une conviction structurante : la souveraineté ne peut plus être conçue comme un droit illimité, détaché des obligations fondamentales envers les populations. Elle est, au contraire, conditionnée à la capacité de protéger. L’Afrique a admis que certains crimes sont si graves qu’ils ne peuvent être laissés à l’appréciation discrétionnaire d’un État défaillant ou complice. L’article 4(h) consacre ainsi une forme de « souveraineté responsable », préfigurant certaines doctrines globales adoptées ultérieurement au niveau international.
Dans ce paysage diplomatique dense, l’Union africaine est presque entièrement absente. Alors que les efforts de médiation les plus visibles sont menés par l’Égypte, l’Arabie saoudite, les États-Unis ou les Émirats arabes unis, la voix institutionnelle de l’Afrique demeure marginale. L’UA, pourtant dotée d’un mandat explicite et d’un cadre juridique unique, n’occupe aujourd’hui aucune position structurante dans les négociations, laissant aux acteurs extérieurs la gestion d’un conflit qui déstabilise directement le continent
Le Soudan : un cas d’école
Le conflit soudanais représente un cas d’école. Il remplit non seulement toutes les conditions prévues par l’article 4(h), mais les cumule de manière particulièrement alarmante : multiplication de crimes internationaux documentés dans plusieurs régions du pays, effondrement quasi complet des institutions étatiques, incapacité manifeste du pouvoir soudanais à assurer un minimum de protection, fragmentation du territoire et absence de toute autorité légitime et efficace, risques sérieux de génocide dans certaines zones, notamment au Darfour, ainsi que des conséquences régionales déjà perceptibles touchant le Tchad, le Sud-Soudan, l’Éthiopie et la Centrafrique.
Dans l’histoire de la sécurité collective régionale africaine, rares sont les crises où l’ensemble du dossier factuel s’aligne aussi nettement avec les fondements textuels de l’article 4(h). Le Soudan ne pose donc pas un problème d’interprétation mais de volonté politique. La question n’est pas de savoir si l’article 4(h) peut s’appliquer, mais de savoir si l’Union africaine accepte de l’activer malgré les contraintes opérationnelles. Ne pas le faire reviendrait à reconnaître que ce texte, pourtant présenté comme une rupture historique, n’a aucune portée effective.
Les acteurs du conflit, leurs soutiens extérieurs et l’absence de l’Union africaine
Le conflit oppose principalement les Forces armées soudanaises (FAS), dirigées par le général Abdel Fattah Al-Bourhane et les Forces de soutien rapide (FSR), menées par le général Mohamed Hamdan Dagalo, dit “Hemedti”. Les deux camps disposent de soutiens extérieurs établis ou présumés : l’Égypte est perçue comme un allié clé des FAS, tandis que les Émirats arabes unis sont largement considérés comme les principaux bailleurs militaires et logistiques des FSR. L’Arabie saoudite joue un rôle ambivalent, oscillant entre médiation et alignements fluctuants. D’autres acteurs régionaux, comme le Tchad, l’Éthiopie ou des réseaux transfrontaliers d’économie de guerre, influencent également le conflit.
Dans ce paysage diplomatique dense, l’Union africaine est presque entièrement absente. Alors que les efforts de médiation les plus visibles sont menés par l’Égypte, l’Arabie saoudite, les États-Unis ou les Émirats arabes unis, la voix institutionnelle de l’Afrique demeure marginale. L’UA, pourtant dotée d’un mandat explicite et d’un cadre juridique unique, n’occupe aujourd’hui aucune position structurante dans les négociations, laissant aux acteurs extérieurs la gestion d’un conflit qui déstabilise directement le continent.
L’article 4(h) dans l’architecture africaine de paix et de sécurité
Pour bien saisir ce qui est en jeu, il faut replacer l’article 4(h) dans l’architecture africaine de paix et de sécurité (AAPS). Cette architecture ne se limite pas à des organes administratifs ; elle constitue un système intégré, cohérent et finalisé. Le Conseil de paix et de sécurité (CPS), la Force africaine en attente (FAA), le Système continental d’alerte rapide, les mécanismes de médiation et les outils d’évaluation stratégique ont été conçus comme les prolongements opérationnels de l’article 4(h). L’innovation normative et l’innovation institutionnelle avancent de pair. Le texte crée une compétence, l’AAPS fournit les moyens d’y donner effet.
Or la crise soudanaise illustre précisément le type de situations pour lesquelles cette architecture a été pensée : une combinaison de violences extrêmes, d’effondrement institutionnel et d’incapacité totale de l’État à protéger ses populations.
Dans plusieurs régions du Soudan, la réalité du terrain montre la pertinence de cette architecture. À El-Geneina, les attaques méthodiques visant certaines communautés ont entraîné la mort de milliers de civils, avec des schémas de violence volontairement dirigés contre des groupes identifiés. À Khartoum, des poches urbaines sont privées de nourriture, d’eau, de soins et d’électricité ; les civils y sont exposés à des bombardements indiscriminés. Au Darfour, les formes de violence rappellent ceux de 2003, mais dans un environnement où l’État n’exerce plus aucune autorité protectrice. Le conflit évolue selon une logique déterritorialisée, dominée par des acteurs militarisés dont aucun n’a intérêt à la désescalade.
Face à cela, l’architecture internationale ne propose aucune réponse crédible. Le Conseil de sécurité est paralysé par les rivalités géopolitiques. Les résolutions adoptées restent déclaratoires. Aucun mandat robuste n’est envisageable. Dans ce vide décisionnel, la question du leadership africain devient centrale. L’article 4(h) a précisément été conçu pour rompre avec ce type de dépendance structurelle envers une gouvernance internationale souvent défaillante.
Des précédents africains qui démontrent la faisabilité de l’action
L’histoire récente démontre que l’Afrique peut agir lorsqu’elle décide de le faire. Contrairement à l’idée persistante selon laquelle le continent serait structurellement impuissant face aux crises internes, l’expérience historique montre qu’il a su intervenir dans des situations critiques dès lors que la volonté politique était présente. Les organisations régionales africaines ont déjà pris des mesures, parfois rapidement et dans des environnements particulièrement hostiles pour stopper des guerres civiles, prévenir des effondrements étatiques ou rétablir des processus constitutionnels. La CEDEAO (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest) est intervenue de manière décisive au Libéria, en Sierra Leone et en Gambie en 2017 ; la SADC (Communauté de développement de l’Afrique Australe) a mobilisé des forces au Lesotho et en République Démocratique du Congo et l’Union africaine (UA) a déployé des missions robustes en Somalie, au Burundi et aux Comores, en dépit de contraintes logistiques et sécuritaires majeures. Ces expériences montrent clairement que l’Afrique sait agir lorsqu’elle juge l’intervention nécessaire, qu’une action régionale peut infléchir le cours d’une crise et ouvrir des espaces politiques favorables, et que les limites opérationnelles ne constituent jamais le véritable obstacle : c’est la volonté politique collective qui détermine l’action ou l’inaction. Dans ce sens, le Soudan n’est pas un cas d’impuissance inévitable, mais la confrontation directe entre une norme continentale ; l’article 4(h) et une réalité qui exige son activation. Les outils institutionnels existent, les précédents d’intervention sont nombreux et les motivations politiques ne manquent pas. L’enjeu n’est donc pas la possibilité d’agir, mais le coût politique et stratégique d’une inaction prolongée face à des crimes internationaux avérés.
La crédibilité de la norme africaine en jeu
C’est précisément ici que se joue la crédibilité de l’article 4(h). Une norme d’intervention n’a de valeur que si elle est activée lorsque les circonstances l’exigent. Une norme constamment évoquée mais jamais mobilisée devient un artefact juridique. Elle perd sa fonction préventive, sa légitimité et son pouvoir transformateur. Ne pas appliquer l’article 4(h) dans le contexte soudanais reviendrait, en définitive à accepter son obsolescence pratique.
L’inaction comporte en outre un coût institutionnel majeur. L’AAPS, qui représente l’une des constructions institutionnelles africaines les plus abouties, risquerait d’apparaître comme un ensemble d’outils symboliques sans capacité réelle d’influence. Le CPS verrait sa crédibilité affaiblie. Les populations africaines auraient la confirmation douloureuse que les institutions créées en leur nom ne sont pas en mesure d’assurer leur protection dans les moments les plus critiques.
Sur le plan géopolitique, l’absence de leadership continental ouvrirait un espace aux interventions extérieures, souvent motivées par des intérêts stratégiques étrangers aux priorités africaines. Cela fragiliserait la souveraineté collective que l’UA s’efforce de construire depuis deux décennies et renforcerait la dépendance envers des acteurs non africains.
Comment agir ? Une gamme d’options graduées, réalistes et adaptées…
L’activation de l’article 4(h), en revanche, ne suppose pas une opération militaire totale. Le mécanisme est suffisamment souple pour permettre une approche graduée et ciblée. L’UA pourrait établir des zones de protection pour les civils dans les régions les plus exposées ; sécuriser des corridors humanitaires ; déployer des unités d’interposition dans des zones urbaines stratégiques ; renforcer les missions de médiation en les dotant d’une présence physique dissuasive ; mobiliser de manière partielle la Force africaine en attente pour stabiliser des zones critiques. L’objectif n’est pas de mener une guerre ouverte, mais de réduire la vulnérabilité des civils et de créer les conditions minimales d’un processus politique crédible.
Le Soudan n’est donc pas une crise comme une autre. C’est une épreuve de cohérence entre les normes africaines et leur mise en œuvre. Une épreuve de vision pour la souveraineté africaine. Une épreuve de maturité institutionnelle. L’article 4(h) est la norme la plus ambitieuse adoptée par l’Union africaine. Il cristallise l’idée que le continent peut décider, par lui-même, de protéger ses populations et de prévenir les atrocités de masse.
Si l’Union africaine refuse de l’appliquer dans un contexte où il trouve son expression la plus manifeste, elle compromettra durablement sa portée politique et juridique. À l’inverse, activer cette norme, même de manière progressive, constituerait un tournant majeur dans la consolidation d’une souveraineté collective africaine. Ce serait affirmer que la non-indifférence n’est pas un principe déclaratoire, mais une orientation stratégique. Ce serait, enfin, donner un sens plein à la promesse de responsabilité qui fonde le projet continental.
Crédit photo : Site Diomaye Président
Alimata Diallo est avocate aux barreaux du Québec et du Burkina Faso. Elle est par ailleurs Docteure en droit et Chargée de cours à l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC).
