

Seny Diawara
Dans l’histoire politique, les crises ne naissent pas seulement des institutions, mais aussi des hommes : de leurs peurs secrètes, de leurs ambitions contrariées, et de leurs blessures intérieures. Au Sénégal, cette réalité s’impose aujourd’hui dans la relation entre le Président de la République Bassirou Diomaye Faye et son Premier ministre, Ousmane Sonko. Deux trajectoires distinctes, deux sources de légitimité différentes, deux psychologies que le pouvoir rapproche formellement, mais que tout, en profondeur, sépare.
Dans cette configuration, le Président incarne une légitimité déléguée, une forme d’autorité reçue d’un mouvement, d’un combat et d’un leader qui l’ont précédé. Max Weber, Économiste et sociologue allemand, relu par Éric Kauffmann, sociologue français montre que cette légitimité dite « rationnelle-légale » peut devenir fragile lorsque l’autorité personnelle n’est pas encore consolidée : celui qui détient le pouvoir ressent souvent le besoin d’en démontrer pleinement le bien-fondé.
Cette dynamique se retrouve chez plusieurs dirigeants arrivés au pouvoir grâce à un capital politique qu’ils n’ont pas eux-mêmes construit. Dans un tel contexte, l’hypersensibilité à la critique, la volonté de distinction ou l’effort constant pour affirmer son autorité sont des manifestations typiques d’une validité en quête de consolidation.
Au fil des mois, le Président construit son style, son langage et son entourage. Mais cette phase de stabilisation, fréquente dans les transitions politiques, est aussi celle où surgissent les malentendus, les signaux contradictoires et les interprétations divergentes.
À l’opposé, le Premier ministre Ousmane Sonko, Président du Parti PASTEF , porte une légitimité conquise dans l’adversité. Mandela, Lula, Sankara ou Cabral ont connu ce type de trajectoire forgée dans la répression, la privation ou l’exil. Margaret Hermann, politologue américaine décrit ces dirigeants comme plus constants, plus résilients, plus attachés aux symboles et moins tolérants aux renoncements. Leur autorité est d’abord charismatique, au sens « wébérien » : elle repose sur le sacrifice, la parole et l’épreuve.
De ce pouvoir naît un style particulier, marqué par la maîtrise du temps et du silence. Le Premier ministre est capable d’une forme de calme stratégique, souvent perçu comme de la distance mais qui constitue en réalité une ressource politique. Lorsque la stratégie l’exige, il devient un acteur extrêmement entreprenant : structurant les foules, dynamisant les bases, mobilisant les réseaux militants.
Au fil des mois, le Président construit son style, son langage et son entourage. Mais cette phase de stabilisation, fréquente dans les transitions politiques, est aussi celle où surgissent les malentendus, les signaux contradictoires et les interprétations divergentes
Hermann explique ce double registre : alternance entre retrait réfléchi et offensive organisée. C’est là une asymétrie majeure avec le Président : l’un cherche à élargir pour se rassurer ; l’autre avance à partir d’un noyau dur qu’il sait fidèle.
Deux psychologies dans un même espace de pouvoir
Ces deux psychologies coexistent au sommet de l’État, mais ne s’accordent pas naturellement. Pour compenser une crédibilité encore en construction, le Président élargit son entourage. Cette distension, parfois hétéroclite correspond à ce que Nicolas van de Walle, politologue américain nomme la sur-cooptation : l’intégration de figures périphériques, de rivaux potentiels ou d’acteurs marginalisés dans le but d’éviter l’isolement politique.
Selon van de Walle, cette stratégie, fréquente dans les régimes en transition, renforce la stabilité immédiate mais fragilise la cohérence politique et les coalitions deviennent larges mais peu alignées, multipliant les zones d’ambiguïté.
Quant au Premier ministre, il s’appuie sur un entourage restreint, soudé par l’épreuve et la fidélité. Jean-François Bayart, politiste français, spécialiste de la sociologie politique africaine montre dans « La politique du ventre », que les réseaux africains reposent moins sur la masse que sur la densité : alliances éprouvées, loyautés durables, continuité stratégique.
Dans cette logique, la probité prime sur l’ouverture, la cohérence sur l’affichage. Ce leadership compact n’est pas un déficit d’envergure, mais un mode d’exercice du pouvoir enraciné dans l’expérience de la lutte. Il faut cependant noter que le danger actuel ne réside pas d’abord dans les divergences politiques, encore limitées, mais dans les interprétations psychologiques que chacun porte sur l’autre.
Pour le psychologue social français Sylvain Delouvée, les acteurs politiques comme tout individu ne réagissent pas seulement aux faits, mais aux causes qu’ils leur attribuent. Dans un climat de méfiance, la tentation est forte d’attribuer les gestes de l’autre à des intentions hostiles.
Dans ce contexte, nominations, arbitrages, communications publiques ou alliances deviennent des signaux lus différemment selon la position de chacun : le Président peut voir dans un discours du Premier ministre une ambition concurrentielle, tandis que le Premier ministre peut interpréter une nomination présidentielle comme une tentative de marginalisation.
Il ne s’agit plus seulement de perceptions subjectives : des actes existent, mais les interprétations qui en sont faites sont amplifiées par les insécurités respectives. C’est là que se crée un terrain politique inflammable.
La sortie de crise dans un espace sous-régional tendu
Pour éviter la rupture, il est nécessaire de reconstruire une stabilité psychologique entre les deux têtes de l’exécutif. La solution ne peut être uniquement juridique ou institutionnelle : aucune réforme ne peut résoudre un différend dont l’origine est avant tout émotionnelle et symbolique. Dans un contexte sous-régional marqué par des transitions politiques fragiles, des recompositions rapides et une montée des tensions sécuritaires, cette stabilité interne devient d’autant plus stratégique. Ainsi, la solution est psychopolitique.
Le Président de la République doit clarifier son récit personnel, réduire sa dépendance aux ralliements opportunistes, consolider son autorité et reconnaître publiquement le rôle fondateur joué par Ousmane Sonko dans son élection.
Dans ce contexte, nominations, arbitrages, communications publiques ou alliances deviennent des signaux lus différemment selon la position de chacun : le Président peut voir dans un discours du Premier ministre une ambition concurrentielle, tandis que le Premier ministre peut interpréter une nomination présidentielle comme une tentative de marginalisation
Le Premier ministre, qui avait ressenti le besoin de clarifier sa relation avec le Président dans une perspective politique, doit réduire l’ambiguïté stratégique, affirmer qu’il ne cherche pas à concurrencer la présidence durant ce mandat et transformer son aura populaire en institution durable.
La stabilité durable repose sur un pacte tacite mais ferme, définissant les espaces de souveraineté de chacun, les zones de consultation obligatoire, les lignes rouges à ne pas franchir ainsi qu’un canal de communication direct et régulier. Cette architecture permettrait de transformer une rivalité potentielle en complémentarité stratégique, donnant au Président l’espace pour consolider son autorité et au Premier ministre celui pour déployer sa vision, sans que l’un ne menace l’autre. Dans une CEDEAO fragilisée, où l’incertitude politique gagne plusieurs frontières et où les alliances se reconfigurent, cette cohésion interne représenterait un avantage précieux pour la stabilité du Sénégal.
En définitive, deux visions du pouvoir s’opposent : l’une cherche à prouver son existence, l’autre à honorer la lutte qui l’a portée. La stabilité du Sénégal dépend de leur capacité à dépasser leurs trajectoires personnelles pour s’inscrire dans un horizon commun.
Mais une autre trajectoire demeure possible : celle d’une séparation progressive à l’approche des échéances électorales. Si les tensions psychopolitiques persistent, chacune des deux légitimités pourrait chercher à s’affirmer séparément : le Président en construisant sa propre base, le Premier ministre en continuant d’assumer la sienne, fidèle aux aspirations portées devant le peuple et ses militants. Une telle divergence transformerait la cohabitation actuelle en rivalité ouverte, accélérant une compétition où chaque geste deviendrait un message adressé aux électeurs au moment même où la sous-région, instable et fragmentée, rend chaque erreur plus coûteuse.
Crédit photo : Site Diomaye Président
Seny Diawara est juriste et diplômé en ingénierie de projets. Il s’intéresse aux forces invisibles qui façonnent la décision politique : psychologie des dirigeants, dynamiques de pouvoir, mutations géopolitiques. Directeur exécutif d’APIC-Asso, il plaide pour une culture citoyenne exigeante, apaisée et tournée vers l’avenir, afin de mieux comprendre les transformations profondes que connaissent aujourd’hui le Sénégal et l’Afrique.
