

Jean-Marc Segoun
L’érosion démocratique, spécifiquement en Afrique de l’ouest et centrale du continent ne sont pas que l’apanage des régimes strictement militaires. Les régimes dits civils sont de plus en plus dévitalisés de l’intérieur par deux maux. L’un correspond à une forme de gouvernance gérontocrate du pouvoir consolidé maintenu grâce au soutien de l’armée. L’autre est l’usage du droit comme un outil de coercition au service de la restriction des libertés. Ces régimes hybrides, qu’ils soient civils ou militaires, mobilisent le lexique électoral, et la litanie de la bonne gouvernance pour se conformer au système financier international qui, parfois, va à l’encontre des droits fondamentaux des citoyens.
En Afrique de l’ouest et centrale, les thuriféraires des régimes hybrides ne sont pas que les gérontocrates, car le pouvoir du clientélisme politique s’est fortement réinventé au fil des années en contribuant à une nouvelle fabrique, une mise en compétition de jeunes qualifiés d’intellectuels, dépourvus d’humanisme, s’affrontant directement ou par délégation dans des arènes de meutes, rationnellement assoiffés de cooptation et de toutes formes de jouissance symbolique spontanée.
Désormais, les formes morbides du pouvoir se sont disséminées dans toutes les forces de régénération de la vie et auront contribué à essentialiser l’arène politique comme espace de production de pulsions extrêmes : l’instauration de la terreur, la soumission et la mort. La production de la peur comme mode de gouvernance constitue un choix politique rationnel dont la résultante est la naissance d’une société de résigné.e.s. La résignation est un sentiment d’abandon dans un contexte de fragilité.
Gouverner par la terreur et l’intimidation : les signaux de l’essoufflement des régimes moribonds en Afrique
La dissémination de la terreur est une forme de gouvernance prônée et assumée par les régimes qualifiés d’hybrides. Cette approche consiste à propager la politique de l’intimidation afin d’éradiquer toutes formes de résistance et de contestation dans les couches juvéniles parfois au centre des diverses formes de manifestation sociopolitique. En Afrique de l’ouest, spécialement dans les pays sahéliens, on assiste depuis plusieurs années à des formes de musèlement des partis politiques d’oppositions. Ces derniers sont dépourvus des formes de contestation et de revendication. La seule offre que le pouvoir militaire propose est le ralliement ou le silence. Dans un tel contexte d’inactivité politique et de menaces perpétuelles, le recours à l’exil s’impose parfois comme un recours de survie et de protection. Cette stratégie n’est pas l’apanage des régimes militaires, les gouvernements dits civils usent de la même approche pour dissuader les formes de contestation contre la prise en otage du pouvoir. Au Mali, le 13 mai 2025, « le Président de la transition, le général d’armée Assimi Goïta, a signé un décret dissolvant tous les partis politiques et les organisations de nature politique et a promulgué une loi abrogeant les lois antérieures régissant et protégeant les partis politiques ».
En Afrique de l’ouest et centrale, les thuriféraires des régimes hybrides ne sont pas que les gérontocrates, car le pouvoir du clientélisme politique s’est fortement réinventé au fil des années en contribuant à une nouvelle fabrique, une mise en compétition de jeunes qualifiés d’intellectuels, dépourvus d’humanisme, s’affrontant directement ou par délégation dans des arènes de meutes, rationnellement assoiffés de cooptation et de toutes formes de jouissance symbolique spontanée
Cette disposition liberticide vient conforter la volonté politique des régimes militaires de privatisation et de verrouillage de l’espace politique et civique en abolissant les libertés fondamentales. La lutte contre l’insécurité est le prétexte officiel avancé pour construire et consolider un agenda politique sans légitimité électorale où, la junte supra-étatique gouverne en toute sérénité. Le renouvellement de la pensée critique et l’innovation sont peu féconds dans cet environnement politico-militaire. Au Burkina Faso, la stratégie du musellement de la société civile est devenue une norme. « Le pouvoir politique dissuade toutes formes de critiques. Depuis fin novembre 2023, les autorités ont systématisé l’enrôlement forcé des défenseurs des droits humains, des journalistes et des opposants politiques comme supplétif·ves de l’armée »
Dans les régimes dits civils comme en Côte d’Ivoire, plusieurs opposants se sont vus restreindre l’exercice de leurs droits civils et politiques par des décisions de justice, dans un contexte où le président Alassane Ouattara est largement reconnu pour ses résultats économiques. Si cette situation reflète des tensions et limites dans la gouvernance, elle met aussi en lumière la fragilité d’un régime vieillissant, soutenu par une armée dont certains membres cherchent encore à tirer parti des opportunités économiques et politiques, parfois dans un contexte d’incertitude.
Dans un autre contexte politique plus sombre au cœur de l’Afrique, notamment le Cameroun, qualifié de cœur des ténèbres de la démocratie en Afrique centrale par l’historien Achille Mbembe, aucun bilan économique extraordinaire ne pourrait être mobilisé comme prétexte pour justifier le projet politique du huitième mandat du Président Paul Biya, un patient sanitaire âgé de 92 ans dont les facultés intellectuelles sont jugées dépourvues de toute lucidité. Les frontières entre les régimes gérontocrates et ceux qualifiés de civils dans certains espaces géographiques en Afrique sont inexistantes. Cette confusion impose une qualification d’hybride. Dans un tel contexte, la société civile devrait se repositionner comme une force de proposition politique dans un contexte de résignation parfois généralisée.
Normaliser le processus de politisation de la société civile dans l’espace politique
Le débat sur la séparation des espaces entre la société civile et le champ politique est une réflexion désuète en particulier dans des sociétés politiques qualifiées d’espace de résignation. Le musellement des partis politiques devrait permettre aux conférences épiscopales, aux associations et forces vives des nations de dire le droit et de se positionner dans l’espace politique comme des forces de proposition d’une alternative politique. C’est le positionnement de l’église catholique en Côte d’Ivoire quand elle affirme : « La situation politique actuelle continue de susciter l’inquiétude des Ivoiriens, dont beaucoup perçoivent désormais la politique comme une arène dangereuse ». Il y a une urgence de recourir à de nouvelles propositions d’éviter un retour aux heures sombres des partis uniques des indépendances avec des systèmes politiques monocolores. Cette force de proposition des sociétés civiles dans les régimes de résignation est un projet légitime qui nécessite une interconnexion entre les acteurs et actrices dans divers pays afin de partager , mais aussi de s’apprendre voire réapprendre les bonnes pratiques.
L’urgence de se former, la nécessité de recourir ou d’inventer de nouveaux paradigmes contextuels et adaptés à un environnement de résignation et de musellement s’imposent comme des alternatives pour le renouvellement de la pensée politique et activiste. Le pouvoir des anciens, qu’il soit militaire ou civil, est un instrument politique hybride qui dévitalise, infantilise et détruit les formes d’ingénierie créative au service de la vie, de la reproduction sociale et de l’innovation. Ces régimes dominés par une élite vieillissante continuent de faire entendre leurs messages par l’entremise d’une catégorie de jeunes avides du pouvoir politique, dont la principale vocation est d’assurer la reproduction d’une élite à laquelle ils s’identifient. Dans de telles sociétés, le recours à une société civile forte de proposition, formée, déployée dans des réseaux internationaux sur le continent s’impose comme alternative.
Crédit photo : CETRI
Jean-Marc Segoun est Docteur en Science politique de l’Université Paris Nanterre, et auteur de plusieurs articles et ouvrages sur les questions de militarisation et de désarmement en Afrique de l’Ouest.
