

Jean-Marc Segoun
La réflexion sur l’existence d’un lien étroit entre la démocratie substantive et le dialogue intergénérationnel est une question existentielle. En effet, le projet politique de la démocratie substantive réside dans un processus continuel de réintroduction de l’innovation au service de la gouvernance. Cette approche suppose une phase d’humanisation des conflits et des tensions entre les individus, les générations et les institutions.
Ce projet vise à réintroduire de l’humanisme dans la gestion du pouvoir, et une nouvelle reconfiguration de l’espace civique et politique comme lieu de vie et de collaboration. Il s’agit de déconstruire l’idée de toute forme d’essentialisation du projet politique comme espace de confrontation et dont la finalité est la diffusion de la violence ou la production de la mort.
Dans un tel projet, la question de la justice intergénérationnelle s’impose comme un enjeu fondamental dans la transition et la transmission de valeurs qui permettent une forme de durabilité dans le processus de transformation positive des sociétés.
Porter une réflexion sur la démocratie substantive et le dialogue intergénérationnel suppose une appropriation de la notion de justice par les ainés sociaux et l’existence d’un cadre de dialogue et de compréhension avec les cadets. La question de la justice sociale comme fondement indispensable du vivre ensemble et de la cohabitation pacifique entre les générations est un sujet incontournable pour une durabilité du vivant ou de la création générale. Dans ce projet politique de la démocratie substantive, ou d’une gouvernance durable du vivant, la question de la dignité humaine a longtemps été le fil conducteur idéologique de lutte, d’interrogation existentielle au centre de nombreuses réflexions dont celles de l’historien Achille Mbembe qui aura consacré plus de trois décennies à penser les rapports entre le pouvoir et la vie. Une vie au centre des transactions politiques et dont la valeur et la sacralité ont été parfois dévaluées en temps de paix ou de guerre.
Sur le continent africain, face à la montée de l’autoritarisme des régimes militaires, le recours à la démocratie substantive s’impose comme une alternative pour répondre aux défis de la démocratie libérale.
Dans un tel contexte marqué par une multiplicité des guerres nouvelles et des conflits post-électoraux, la nécessité d’interroger la pertinence d’ancien modèle devient incontournable. Une urgence de renouvellement de la pensée autour de l’usage des instruments politiques au service de la vie et du dialogue intergénérationnel. Cette notion du dialogue ouvre le champ sur les réflexions sur l’émancipation, la visibilité et l’égalité des sexes contre toutes les formes de discrimination.
Ce dialogue intergénérationnel porté comme un agenda majeur de la démocratie substantive est confronté à des résistances comme la gérontocratie dans toutes ses formes. Dans l’histoire politique moderne des sociétés africaines, la gérontocratie a longtemps constitué un dispositif d’exclusion institutionnel des jeunes représentant la majorité des forces vives.
Dans ce processus de discrimination sociopolitique et historique, le discours gérontocrate aura contribué au développement de mécanisme de reproduction d’inégalités sociales, de répression et de déshumanisation du capital immatériel.
De ce contexte émergera une vague de mouvement comme le féminisme radical avec différents courants qui questionnent les limites de la gérontocratie et son corollaire: le patriarcat. Il devient ainsi légitime de se questionner sur les entraves du dialogue intergénérationnel et le rôle de la justice au service de la démocratie substantive.
Ce dialogue intergénérationnel porté comme un agenda majeur de la démocratie substantive est confronté à des résistances comme la gérontocratie dans toutes ses formes
La gérontocratie : un bouc émissaire ou une réalité à déconstruire
Dans les traditions africaines, la vieillesse a longtemps été perçue comme une grâce. Vieillir, c’est porter du fruit et être associé dans l’imaginaire collectif comme une figure dépositaire d’une expérience, des codes et des savoirs nécessaires pour le développement de la vie en communauté. Cette vieillesse est parfois associée à l’incarnation de la responsabilité, de l’écoute. On considère que l’expérience acquise par la personne âgée devait permettre aux nouvelles générations d’avoir un avantage compétitif dans le rapport à la vie. Ce processus est conditionné par des mécanismes de transmission, d’apprentissage et de partage.
La notion de vieillesse en dehors du champ politique est parfois assimilée à la transmission, surtout en Afrique subsaharienne où l’espérance de vie est la plus faible : 61 ans pour les femmes et 57 ans pour les hommes. Toutefois, la controverse autour de la notion de vieillesse survient en Afrique quand cette catégorie est mobilisée dans le champ politique ou dans des espaces de pouvoir. Cette réalité suscite de nombreux débats. La question de savoir si la présence des personnes âgées dans le champ politique suppose l’absence de renouvellement des générations ? La vieillesse et la jeunesse sont- elles des catégories opposées quand il s’agit de l’exercice du pouvoir politique? Comment articuler les différentes tensions ?
La construction d’un discours généralisé d’une jeunesse inexpérimentée et ambitieuse
La gérontocratie suppose la prédominance d’un pouvoir de vieillards dans la gestion étatique. Cette dynamique est un choix politique qui implique une exclusion d’une catégorie ou d’une frange de la population qualifiée de jeunes, sans compétences pour une bonne gestion étatique.
La légitimité du discours sur la longévité du pouvoir par une catégorie de gérontocrate s’est rationnalisée dans l’imaginaire collectif à partir de l’hypothèse satirique sur le manque d’expériences des jeunes. Le discours selon lequel la jeunesse n’est pas suffisamment prête à prendre la relève et à garantir une continuité dans le leadership et la gestion des responsabilités.
La question légitime à se poser est celle de l’efficacité du bilan des générations antérieures. Le bilan mitigé des transitions politiques à travers l’échec des conférences des forces vives dans certains pays témoigne des réels défis à relever. Ce discours aura permis d’exclure de façon radicale, et parfois de manière institutionnelle des catégories qualifiées d’illégitimes à la succession. La question de la transmission et du dialogue intergénérationnel suppose un espace de confiance et de cohabitation sereine afin de garantir une forme de continuité. Dans un climat de suspicion, la transmission entre deux générations est un projet mitigé.
L’innovation sociale comme éthique de l’apprentissage autour du dialogue intergénérationnel
L’innovation sociale est une dynamique qui mobilise du temps, des savoirs, du savoir-faire, du savoir-être, des connaissances et des compétences clés afin de répondre à une demande sociale manifeste et/ou futuriste. Elle peut être définie comme un résultat ou un ensemble de processus. Selon Murray : « les innovations sociales sont de nouvelles idées (produits, services et modèles) qui satisfont simultanément les besoins sociaux et créent de nouvelles relations ou collaborations sociales. Ce sont des innovations qui font du bien à la société et améliorent en même temps sa capacité à agir ».
La gérontocratie suppose la prédominance d’un pouvoir de vieillards dans la gestion étatique. Cette dynamique est un choix politique qui implique une exclusion d’une catégorie ou d’une frange de la population qualifiée de jeunes, sans compétences pour une bonne gestion étatique
Cela suppose que l’innovation s’inscrit dans un projet qui a pour destinataire un public précis dont les attentes ont fait l’objet d’études et d’analyses. L’innovation répond à un besoin sociétal et peut s’inspirer des pratiques endogènes et des connaissances et savoirs ancestraux. En effet, « innover n’est pas faire nouveau, mais faire autrement, proposer une alternative plutôt différente ou plus efficace et ce autrement peut parfois être un ré-enracinement dans des pratiques passées » (Chambon, D. e. (1982). Les innovations sociales. France : Collection Que sais-je) .
Dans la chaine de valeur de l’innovation, la notion du besoin est capitale dans la conception du projet innovant à destination sociétale. Le projet innovant devient, en effet, un moment de partage de connaissances, d’expérimentations de nouvelles formes de collaboration, et de définition de nouveaux défis : un moment de communion dans le dialogue intergénérationnel.
Selon Geof Mulgan, « l’innovation sociale est susceptible d’être plus fructueuse lorsqu’il y a une implication étroite des personnes ayant la meilleure compréhension des besoins ».
Ainsi, l’impact social de l’innovation est évalué par la capacité du projet à répondre à un besoin spécifique de personnes ou d’une communauté d’où l’identification du besoin s’apparente à une phase indéniable dans le projet innovant à caractère social.
Selon Cloutier, il existe trois dimensions de l’innovation :
- « La première est une dimension centrée sur l’individu qui a pour objectif de faire participer les usagers et de les amener à résoudre leurs problèmes eux-mêmes.
- La deuxième approche et celle qui est orientée vers le milieu dont l’objectif principal est de développer un territoire en vue de porter un changement significatif et d’y améliorer la qualité de vie.
- La troisième dimension concerne les innovations sociales au sein des entreprises qui font particulièrement référence aux nouvelles formes d’organisation du travail ou un nouvel arrangement social qui favorise la création des connaissances au sein des entreprises ».
La deuxième définition est celle qui pourrait être expérimentée comme une piste opérationnelle dans le cadre du dialogue intergénérationnel, une conception de l’innovation dont l’objectif ne se résume pas à l’identification de réponses à apporter à des besoins sociaux, mais comme un processus global de transformation sociale, un changement de paradigme sur les perceptions, et le (ré)questionnement des concepts dans les dynamiques de gouvernance.
Ainsi, l’innovation sociale peut avoir des impacts positifs dont les résultats sont essentiellement immatériels. La nécessité d’avoir des cadres institutionnels pour le dialogue intergénérationnel autour d’une éthique de la tolérance réciproque est une urgence pour le renouvellement des générations. Cette approche pourrait se démultiplier dans les entreprises et les milieux associatifs. Dans les sociétés africaines, les rites de passage ont constitué des moments de transmission et de formations essentiels à valoriser pour une démocratie substantive.
Crédit photo: Thinking Africa
Jean-Marc Segoun est Docteur en Science politique de l’Université Paris Nanterre, et auteur de plusieurs articles et ouvrages sur les questions de militarisation et de désarmement en Afrique de l’Ouest. Il a travaillé pendant plusieurs années en tant que spécialiste de la protection et des droits de l’homme dans le cadre de la mission des Nations unies au Mali. Il occupe actuellement les fonctions de Directeur des opérations et des programmes à la Fondation de l’innovation pour la démocratie basée à Johannesburg en Afrique du Sud.

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Jean-Marc Segoun a raison : penser la démocratie comme un espace du vivant, du dialogue intergénérationnel et de la dignité est une urgence. Mais au Cameroun, cette urgence se heurte à un mur : celui d’un pouvoir qui ne transmet rien, qui recycle les corps sans jamais redistribuer le pouvoir. Le huitième mandat présidentiel ne représente pas une continuité démocratique, mais une stratégie de verrouillage. Les jeunes sont visibles, jamais écoutés. Les femmes sont célébrées, rarement libérées. Et le dialogue intergénérationnel devient un simulacre, vidé de toute substance.
La limite de l’approche de Segoun, c’est qu’elle suppose une volonté politique de transformation. Or, dans les régimes où la longévité devient une méthode de domination, la démocratie substantive reste un horizon, jamais une pratique. Elle exige des ruptures concrètes : redistribution des rôles, ouverture des instances, reconnaissance des dissidences. Sans cela, elle risque de devenir elle-même un discours d’ornement — beau, mais impuissant.