

Marie-Noël Maffon
L’Afrique de l’Ouest est à la croisée des chemins. Entre crise climatique, pression démographique, urbanisation rapide et innovations technologiques, ces mutations s’entrecroisent dans un contexte de vulnérabilités persistantes, mais aussi d’opportunités immenses. Face à l’essoufflement des modèles de développement classiques, une autre voie s’impose ; celle d’une transformation endogène, portée par la jeunesse africaine, les savoirs locaux et une gouvernance inclusive. Cette tribune plaide pour une boussole africaine des transitions, articulant résilience, investissement humain et souveraineté économique.
Climat : un facteur central de transformation
L’Afrique de l’Ouest subit de manière disproportionnée les effets du changement climatique, alors même qu’elle ne représente qu’une infime part des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Inondations au Nigéria, sécheresses prolongées dans le Sahel, pertes agricoles répétées, les aléas climatiques deviennent de plus en plus extrêmes et plus fréquents, bouleversant les équilibres sociaux, économiques et environnementaux. L’année 2022 fut inédite, car les inondations ont touché des millions de personnes dans plusieurs pays, aggravant l’insécurité alimentaire et provoquant d’importants déplacements de populations.
L’agriculture, pilier économique et source de revenus pour plus de 55 % de la population active, est directement menacée. Selon l’Organisation météorologique mondiale, la productivité agricole en Afrique a chuté de 34 % depuis 1961 – une baisse sans équivalent ailleurs dans le monde. Les épisodes de fortes précipitations, concentrés sur de courtes périodes, succèdent à de longues sécheresses, perturbant les cycles agricoles et rendant les systèmes de production plus vulnérables.
L’eau cristallise les tensions : sa rareté dans certaines zones, son excès soudain dans d’autres, nourrissent les conflits entre communautés rurales, entre éleveurs et agriculteurs. Le bassin du lac Tchad ou la vallée du fleuve Niger en sont des exemples frappants. Dans ces contextes déjà fragiles, les femmes, enfants, petits producteurs et populations autochtones sont en première ligne.
Pourtant, les capacités d’adaptation demeurent limitées : infrastructures météorologiques insuffisantes, systèmes d’alerte sous-développés, financements climatiques trop faibles ou inaccessibles. Cela freine la mise en place d’initiatives communautaires de résilience, la relocalisation des populations exposées, ou encore le développement d’une agriculture durable.
Face à cette situation, il devient crucial de repenser l’adaptation en misant sur les écosystèmes agroécologiques, la sécurisation de l’accès à l’eau dans les zones à risque, l’anticipation des migrations climatiques, et le renforcement des capacités locales de planification. Le climat ne peut plus être un sujet périphérique : il redéfinit les priorités de développement, les équilibres sociaux et les choix politiques de la région.
Selon l’Organisation météorologique mondiale, la productivité agricole en Afrique a chuté de 34 % depuis 1961 – une baisse sans équivalent ailleurs dans le monde. Les épisodes de fortes précipitations, concentrés sur de courtes périodes, succèdent à de longues sécheresses, perturbant les cycles agricoles et rendant les systèmes de production plus vulnérables
Faire de la jeunesse un levier de résilience
Avec l’une des croissances démographiques les plus rapides au monde, l’Afrique de l’Ouest concentre une jeunesse dynamique, créative… mais massivement sous-employée. Le nombre de diplômés du secondaire ou du supérieur devrait doubler d’ici 2040. Cette dynamique représente une opportunité historique, à condition qu’elle s’accompagne d’une offre suffisante d’emplois productifs et d’une meilleure adéquation entre compétences acquises et besoins réels.
Or, les débouchés restent aujourd’hui largement insuffisants, en particulier pour les femmes et les jeunes des zones rurales, confrontés à un marché du travail saturé, informel et peu structurant. Dans de nombreux pays, les curricula restent calqués sur des modèles extérieurs, peu adaptés aux défis actuels — qu’il s’agisse de la transition verte ou du numérique.
Ce décalage creuse un fossé préoccupant entre aspirations et réalités : seuls 8 % des jeunes accèdent à un emploi hautement qualifié, alors que plus de 80 % y aspirent. En 2016, dans dix pays africains, 45 % des jeunes diplômés du secondaire déclaraient que leurs compétences ne correspondaient pas aux exigences de leur emploi. Les employeurs pointent également un manque de compétences techniques, numériques, managériales, mais aussi transversales.
Cette situation souligne l’urgence de repenser les formations afin de mieux répondre aux transformations en cours. De nouvelles compétences — notamment l’usage éthique et adapté de l’intelligence artificielle (IA) — deviennent de plus en plus nécessaires et peuvent constituer de véritables leviers d’autonomie et d’inclusion. L’IA peut également contribuer à enrichir les contenus pédagogiques et à personnaliser les parcours de formation grâce à un suivi individualisé. Il est tout aussi essentiel d’innover dans les formats d’apprentissage, en les rendant plus flexibles, plus concrets. Universités mobiles, coopératives apprenantes, modules numériques embarqués : autant de dispositifs pour articuler apprentissage, production et participation citoyenne.
Des initiatives inspirantes existent déjà : les coopératives de femmes dans le recyclage, les jeunes concevant des applications agricoles et les réseaux d’apprentissage communautaire en zones rurales, entre autres. Il s’agit désormais de soutenir ces dynamiques, de les relier entre elles, et de leur offrir les financements, les partenariats et la reconnaissance qu’elles méritent.
Construire des modèles économiques ancrés localement
Le potentiel de la région est immense, mais reste souvent mal exploité. La dépendance à l’exportation de matières premières non transformées prive les économies de valeur ajoutée et freine la création d’emplois de qualité. Pourtant, les secteurs d’avenir – agriculture durable, énergies renouvelables, économie circulaire, transformation des minerais stratégiques – peuvent être structurants s’ils s’appuient sur les ressources et les dynamiques locales.
Le climat ne peut plus être un sujet périphérique : il redéfinit les priorités de développement, les équilibres sociaux et les choix politiques de la région
L’industrialisation classique – intensive en capital, fondée sur de grandes infrastructures et une forte consommation d’énergie – paraît difficilement transposable dans un contexte où les réseaux électriques sont intermittents, les infrastructures logistiques incomplètes, et les capacités techniques encore limitées.
Cela invite à adopter une nouvelle génération de politiques industrielles, décentralisées et sobres, mieux ancrées dans les territoires. Il s’agit de soutenir des filières à haute valeur ajoutée mais à faible intensité capitalistique, en misant sur les petites et moyennes entreprises, l’économie circulaire, et les savoirs endogènes.
Les écosystèmes d’innovation, modestes mais audacieux, peuvent faire émerger des initiatives enracinées dans les compétences et ressources locales. Plateformes coopératives de production, micro-réseaux énergétiques communautaires, systèmes décentralisés de gestion des données agricoles ou climatiques : ces dynamiques reposent sur la coopération entre collectivités, entreprises, universités, et entrepreneurs.
L’innovation devient alors un levier d’autonomie économique, et non une dépendance aux technologies importées. Pour réussir cette transformation productive, un investissement volontariste dans les compétences, les infrastructures et les réseaux d’innovation est indispensable. Il s’agit de valoriser les solutions existantes, souvent peu visibles, comme les innovations frugales ou les pratiques d’auto-organisation locale.
Au cœur de ces chaînes de valeur doivent se trouver les jeunes, les femmes et les entrepreneurs. Il ne suffit plus de créer des emplois : il faut bâtir des écosystèmes vivants, où les ressources et savoirs sont mutualisés, et où les dynamiques locales deviennent les moteurs d’un développement durable et inclusif.
Financer la transition de manière juste et inclusive
Le manque de financement reste un obstacle majeur à la mise en œuvre de ces transitions. Moins de 5 % des flux mondiaux de financement climatique parviennent au continent, et une part encore plus réduite bénéficie aux projets communautaires. Les conditions d’accès sont complexes, les projets souvent jugés “non bancables”, et les capacités techniques pour monter des dossiers compétitifs restent limitées.
L’innovation devient alors un levier d’autonomie économique, et non une dépendance aux technologies importées. Pour réussir cette transformation productive, un investissement volontariste dans les compétences, les infrastructures et les réseaux d’innovation est indispensable
Pour remédier à ces obstacles, il faut renforcer les capacités nationales à formuler et négocier des projets verts, mobiliser le secteur privé via des mécanismes de partage des risques, des garanties, et des incitations fiscales ciblées, tout en élargissant le rôle des banques de développement régionales comme la Banque ouest africaine de développement (BOAD) ou encore Banque africaine de développement (BAD).
L’innovation financière doit aussi s’intensifier, avec le développement d’instruments adaptés tels que les crédits carbone, les obligations vertes thématiques, ou les fonds communautaires de résilience. Ces mécanismes doivent cibler en priorité les zones rurales, les femmes et les jeunes, en intégrant des critères de justice sociale et d’équité territoriale.
Enfin, le financement ne doit pas rester limité à des projets isolés ou techniques. Il doit s’inscrire dans une vision politique claire, centrée sur la souveraineté économique et la valorisation des biens communs — eau, savoirs, terres, mécanismes de solidarité. Investir dans ces ressources partagées, c’est renforcer la capacité des communautés à bâtir un avenir durable et collectif.
Gouverner autrement pour transformer durablement
La réussite de ces transitions dépend d’une gouvernance renouvelée. Dans de nombreux pays de la sous-région, le climat des affaires reste instable, les institutions fragiles, et la régulation peu lisible. Les investisseurs locaux et étrangers peinent souvent à trouver un cadre clair, prévisible et équitable.
Renforcer la transparence, simplifier les procédures, sécuriser les droits, et développer les marchés financiers sont des étapes essentielles. Mais au-delà de l’environnement macroéconomique, il faut promouvoir un modèle de développement fondé sur la co-construction avec les communautés, la montée en compétences et l’ancrage territorial des politiques publiques.
Moins de 5 % des flux mondiaux de financement climatique parviennent au continent, et une part encore plus réduite bénéficie aux projets communautaires
Cela implique une gouvernance plus inclusive, associant collectivités, société civile, jeunes, femmes et détenteurs de savoirs traditionnels à la définition des priorités. Cette approche collaborative favorise la légitimité, l’appropriation locale et la durabilité des initiatives.
Réinventer la gouvernance, c’est intégrer les enjeux de résilience, de justice sociale et de durabilité dans toutes les décisions, en plaçant les acteurs locaux au cœur du pilotage des transitions. Cette transformation institutionnelle est une condition essentielle pour bâtir des projets adaptés, légitimes et durables.
Une boussole africaine pour les transitions
L’Afrique de l’Ouest a le potentiel de devenir un véritable laboratoire mondial de résilience, d’innovation et de justice climatique. Pour cela, il est indispensable de dépasser les approches descendantes et importées, et d’investir pleinement dans les forces vives de la région dont sa jeunesse, ses savoirs et ses territoires.
Face aux défis climatiques, économiques et sociaux, il devient urgent de concevoir ou de porter à l’échelle des mécanismes audacieux, capables d’identifier, de soutenir et de diffuser des solutions, issues des communautés elles-mêmes, et adaptables à d’autres contextes. Souvent frugales, efficaces et profondément enracinées, ces solutions peinent encore à accéder aux financements, à la visibilité ou à l’accompagnement stratégique nécessaires à leur essaimage.
Réinventer la gouvernance, c’est intégrer les enjeux de résilience, de justice sociale et de durabilité dans toutes les décisions, en plaçant les acteurs locaux au cœur du pilotage des transitions. Cette transformation institutionnelle est une condition essentielle pour bâtir des projets adaptés, légitimes et durables
Des outils de financement mixtes – mêlant contributions publiques, partenariats avec les banques de développement et/ou commerciales, engagements du secteur privé, philanthropie climatique et instruments innovants comme les crédits carbone – peuvent jouer un rôle clé dans cette transition. Ce qu’il faut désormais, c’est changer de regard et de logique : considérer l’Afrique non plus seulement comme bénéficiaire, mais comme productrice d’innovations inspirantes pour le monde.
Cela implique aussi d’explorer de nouveaux leviers technologiques, comme l’IA, non pas comme une fin en soi, mais comme un outil au service de la transformation endogène, de l’efficacité des politiques publiques et du renforcement de capacités des communautés.
C’est en soutenant ces dynamiques enracinées que la région pourra non seulement faire face aux chocs actuels, mais surtout construire un avenir qui lui ressemble, fondé sur la dignité, la souveraineté et la durabilité.
Crédit photo: undp.org
Marie-Noël Maffon accompagne les économies émergentes et les communautés locales dans leurs transitions climatique et technologique. Forte de plus de 20 ans d’expérience en Afrique et en Europe, elle mobilise financements mixtes et partenariats à fort impact. Elle conçoit des solutions concrètes à l’intersection de la finance, de l’innovation et des enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance. Les opinions exprimées dans cette tribune sont personnelles.
