

Bah Traoré
Le 12 novembre 2025, la Haute autorité de la communication (HAC) du Mali a annoncé la suspension jusqu’à nouvel ordre de LCI et TF1. Les deux chaînes françaises, membres du groupe TF1, sont retirées de tous les bouquets audiovisuels du pays. Cette décision fait suite à la diffusion d’une séquence de l’émission grand dossier sur LCI affirmant que le Mali serait devenu le « nouveau fief d’Al-Qaïda », ensuite reprise par TF1 évoquant « une offensive djihadiste aux portes de Bamako ».
Cette évolution s’inscrit dans une dynamique plus large de resserrement du contrôle médiatique au Mali. Depuis 2022, les autorités ont déployé un « serrage de vis » contre les médias internationaux, qui s’est traduit par la suspension de RFI et France 24, accusés de diffuser des informations jugées hostiles aux Forces armées maliennes (FAMa) et à la transition. La dynamique de la restriction a également ciblé des médias nationaux, parmi lesquels Joliba TV News suspendue à plusieurs reprises et a même été menacée d’un retrait de licence.
Les rédactions locales se voient de plus en plus imposer le « patriotiquement correct », un cadrage éditorial valorisant l’action de l’État, minimisant les difficultés et évitant toute critique frontale du pouvoir ou des forces de défense et de sécurité. Cette transformation du paysage médiatique influence directement la manière dont la crise est perçue, commentée et, au final, comprise.
Dans cet écosystème, le rôle des « vidéomans » et activistes pro-gouvernementaux a pris une ampleur considérable. Leur capacité à produire du contenu massif et viral en fait des acteurs privilégiés pour façonner l’opinion publique. À Bamako, cette tendance traduit un choix politique de favoriser ces communicateurs au détriment des journalistes dans la gestion du récit médiatique national. Le ministre de la Jeunesse et des Sports, chargé de l’Instruction civique et de la Construction citoyenne, Abdoul Kassim Fomba, a convié le 28 octobre 2025 des influenceurs, vidéomans et créateurs de contenus ayant de l’audience sur les réseaux sociaux sur l’esplanade du stade Mamadou Konaté. Officiellement, il s’agissait de sensibiliser la population à la pénurie de carburant. Mais cette démarche illustre surtout la place centrale désormais accordée dans la communication gouvernementale à ces acteurs, entrés en tensions avec l’Office de radiodiffusion télévision du Mali (ORTM).
Bien que plusieurs médias français soient officiellement interdits au Mali, cette mesure produit en réalité peu d’effet. Leurs contenus continuent de circuler massivement via YouTube, les réseaux sociaux et, grâce aux VPN, leurs sites restent accessibles. Cette présence médiatique persistante amplifie leur influence dans l’espace public malien. Dans les reportages, des images de longues files d’attente devant les stations-service à Bamako sont passées en boucle ainsi que des citernes calcinées par les groupes terroristes. Cela contribue à façonner la perception d’une crise profonde, dépassant les frontières du Mali, et ce malgré les succès régulièrement annoncés dans les communiqués officiels.
Dans cet écosystème, le rôle des « vidéomans » et activistes pro-gouvernementaux a pris une ampleur considérable. Leur capacité à produire du contenu massif et viral en fait des acteurs privilégiés pour façonner l’opinion publique. À Bamako, cette tendance traduit un choix politique de favoriser ces communicateurs au détriment des journalistes dans la gestion du récit médiatique, au moment même où la population est prise entre pénurie et inquiétude
Le pays fait face à de graves perturbations d’approvisionnement en carburant, conséquence d’une série d’attaques contre des camions-citernes dans plusieurs régions. Des médias internationaux ont rapidement qualifié cette dynamique de « blocus », un terme repris ensuite par certaines rédactions mais aussi dans les conversations quotidiennes. Dans son analyse, Boubacar Haidara, chercheur sénior au Bonn International center for conflict studies (BICC) explique que le blocus annoncé n’est toutefois pas totalement hermétique. En effet, certains convois, bénéficiant de l’escorte des forces armées maliennes (FAMa), parviennent encore à rejoindre Bamako, bien que leur nombre soit insuffisant pour satisfaire la demande nationale.
Parallèlement, plusieurs ambassades (France, États-Unis, Belgique,) ont conseillé à leurs ressortissants de quitter le Mali, ce qui a renforcé l’hypothèse d’une chute de Bamako. Le 6 novembre 2025, la Compagnie maritime d’affrètement – Compagnie générale maritime (CMA CGM), un armateur de porte-conteneurs, avait aussi annoncé suspendre temporairement ses transports terrestres vers la capitale pour des raisons de sécurité, avant de revenir sur sa décision après discussion avec les autorités maliennes. Si ces alertes donnent l’image d’un pays très fragilisé, elles ne signifient pas pour autant que Bamako est au bord de l’effondrement.
La chute de Bamako : scénario médiatique plus qu’une réalité imminente
Le 9 septembre, la Direction de l’information et des relations publiques de l’armée (DIRPA) a tenu sa conférence de presse mensuelle sur la situation sécuritaire Le colonel-major Souleymane Dembélé, Directeur de la Dirpa a rejeté l’idée d’un blocus imposé par les groupes armés sur les axes routiers, accusant certains médias internationaux d’entretenir, selon lui, une forme de complicité avec le JNIM. Il a qualifié les vidéos de citernes calcinées circulant sur les réseaux sociaux de manipulations destinées à tromper l’opinion, expliquant que les perturbations observées sur le terrain relevaient surtout de facteurs naturels, notamment la saison des pluies.
Cette position s’inscrit dans la ligne de communication officielle du gouvernement, qui insiste sur la baisse de la menace terroriste et l’affaiblissement des groupes armés. Ce discours, largement relayé par la télévision nationale (ORTM) et par des « vidéomans » proches de la transition, contraste pourtant avec les réalités sur le terrain. Les camions-citernes incendiés et la forte visibilité médiatique de ces attaques contredisent l’idée d’un recul significatif de la menace, illustrant à quel point les récits officiels et les faits observés divergent.
Le 3 septembre 2025, Bina Diarra, porte-parole du Groupe de soutien a l’islam et au musulman (GSIM/JNIM), connu sous le nom de guerre Abou Houzeifa Al-Bambari, revendiquait dans une vidéo de propagande des actions contre les camions-citernes et interdisait aux opérateurs économiques de transporter du carburant à destination de Bamako. Les groupes terroristes ont renforcé leur communication à travers des déclarations audio, des vidéos de propagande, images captées par drones, qui sont relayés sur Telegram, WhatsApp et Facebook et Tiktok. Cette capacité à produire et partager leurs propres contenus leur permet d’influencer la perception des populations. Les images de pénurie de carburant, massivement partagées, affaiblissent le discours officiel et montrent que les groupes armés conservent une capacité opérationnelle ciblée et continue. Dans le même temps, ils imposent le port du voile aux femmes et la distanciation entre les hommes et les femmes dans les bus de transport quittant la capitale pour rallier certaines régions du pays.
Pendant plusieurs jours, une question est revenue avec insistance dans les médias internationaux : la possibilité d’une prise de Bamako par le JNIM. Les titres sensationnalistes abondent et interrogent davantage la capacité des groupes djihadistes à menacer la capitale qu’ils n’affirment réellement sa chute. Des médias comme France Info « Mali : un pays bientôt sous contrôle djihadiste ? » ou France Culture « Les djihadistes d’Al-Qaïda aux portes de Bamako ? » sur CNews, « Bamako bientôt contrôlé par Al Qaida ? » ont recours à des formulations interrogatives. Sur les réseaux sociaux, ces questions deviennent rapidement des quasi-certitudes, circulant hors de leur contexte initial. Certains analystes évoquent effectivement la possibilité d’un affaiblissement du pouvoir malien sous pression djihadiste, comme Antoine Glaser et bien d’autres, mais tous convergent sur le fait qu’une prise de pouvoir directe par le JNIM demeure peu probable.
La majorité des spécialistes invités sur les plateaux écartent explicitement la possibilité d’une prise de contrôle immédiate de Bamako par le JNIM. Même les responsables politiques maliens en exil, comme Étienne Fakaba Sissoko ou Tiéman Hubert Coulibaly, se gardent de prédire une telle issue. Ce décalage entre les titres et les analyses apparaît clairement. À cela s’ajoutent des approximations, comme l’affirmation de Lucile Devillers Chroniqueuse dans l’émission 24H Pujadas sur LCI selon laquelle Bamako serait « à trois heures de Paris », alors que des milliers de kilomètres séparent les deux capitales, une erreur anodine mais symptomatique d’une tendance à simplifier le contexte pour le rendre plus spectaculaire.
Depuis le départ forcé de Barkhane en 2022, une partie des médias français établit une corrélation entre la dégradation de la situation et ce retrait, décrivant un pays précipité dans l’instabilité. La dégradation actuelle s’inscrit donc dans une trajectoire longue, pas dans une rupture soudaine. Ce cadrage insiste sur une incapacité de l’État malien à sécuriser pleinement son territoire malgré la présence du groupe russe Wagner, rebaptisé Africa Corps. L’influence russe est présentée comme de plus en plus forte, mais davantage comme une garantie politique offerte aux militaires au pouvoir que comme une réponse efficace à une insécurité qui, elle, continue de s’étendre.
L’argumentaire central est que le basculement vers Moscou sur le plan diplomatique n’a pas produit le rééquilibrage sécuritaire annoncé et que les rapports de force sur le terrain demeurent largement inchangés. Sur le terrain, le JNIM exerce bien une pression. Toutefois, Bamako reste l’une des zones les plus militarisées du pays, dotée d’un dispositif sécuritaire dense. Le contrôle de la capitale est peu probable dans les conditions actuelles.
La déclaration récente de Nicolas Lerner, directeur des services de renseignements extérieurs français, a apporté un élément déterminant au débat. Le 10 novembre, sur France Inter dans le grand entretien, il affirme que les djihadistes du JNIM n’ont « ni la capacité ni la volonté de contrôler le pays », soulignant qu’ils cherchent plutôt à provoquer la chute du pouvoir par une pression militaire, psychologique et économique continue. Cette séquence de son entretien, devenue virale sur les réseaux sociaux et largement relayée par de nombreuses pages pro-transition, a été abondamment exploitée pour renforcer la position officielle au Mali. Pour beaucoup, ces propos confirment l’idée que la situation, même grave, n’équivaut pas à un effondrement imminent. La séquence est ainsi utilisée au Mali pour soutenir le discours selon lequel la capitale n’est pas au bord de la chute et que les prédictions alarmistes relayées par certains médias internationaux exagèrent la réalité.
Les récits concurrents : entre déni, dérision et surenchère patriotique
Au cœur de la crise, une véritable bataille de récits s’est engagée entre acteurs locaux, influenceurs, médias d’État et presse internationale. À Bamako, l’expression de « cabale médiatique » est lancée pour décrire ce que certains perçoivent comme une campagne de dénigrement orchestrée contre le Mali. Certains acteurs, dont le président de la Maison de la presse du Mali Bandiougou Dante, défendent ouvertement l’idée d’un « patriotisme médiatique » face à ce qu’ils considèrent comme une communication extérieure hostile au pays.
Depuis le départ forcé de Barkhane en 2022, une partie des médias français établit une corrélation entre la dégradation de la situation et ce retrait, décrivant un pays précipité dans l’instabilité. La dégradation actuelle s’inscrit donc dans une trajectoire longue, pas dans une rupture soudaine. Ce cadrage insiste sur une incapacité de l’État malien à sécuriser pleinement son territoire malgré la présence du groupe russe Wagner, rebaptisé Africa Corps
Selon M. Danté, certains confrères, « au nom de principes journalistiques », refuseraient de s’aligner sur la défense du Mali et laisseraient ainsi le pays « sombrer entre les mains de ses bourreaux ». Il compare même les organisations de presse favorables à la transition aux forces de sécurité « sur le champ de l’honneur », affirmant : « Nous avons fait le choix du Mali. Personne ne pourra nous dévier de cette trajectoire ». Cette posture offensive vise directement les journalistes qui rappellent que le rôle de la presse n’est pas de servir de bouclier politique mais de vérifier et d’informer. Elle révèle une fracture profonde au sein du paysage médiatique malien entre ceux qui adhèrent à une vision militante et souverainiste de l’information et ceux qui défendent une pratique professionnelle fondée sur la distance critique.
Sur FAMa TV, la web TV des forces armées maliennes mise en place pour répondre à l’influence des médias internationaux dans la couverture des opérations militaires, le terme est devenu un élément central de la rhétorique. Il est désormais repris non seulement par des journalistes, mais aussi par certains chercheurs et analystes maliens. Dans les médias nationaux, le cadrage reste le même. Sur l’ORTM et sur les chaînes privées, les journaux télévisés insistent sur les opérations militaires réussies et les victoires de l’armée. Les reportages montrent régulièrement des convois de camions-citernes, escortés par les forces armées maliennes, entrant dans la capitale et acclamés par les populations. Ces scènes visent à démontrer que l’État garde le contrôle des flux logistiques malgré les attaques des groupes terroristes et que la menace reste maîtrisée.
L’argument avancé consiste à présenter les médias internationaux comme engagés dans une campagne orchestrée pour déstabiliser le pays, ternir l’image de la transition et, pour certains, susciter l’idée d’un soulèvement contre le régime militaire. Plusieurs internautes et influenceurs ont publié des vidéos et des images qui montraient des embouteillages à Bamako, cherchant à démontrer que la capitale n’est ni paralysée ni en état de siège contrairement à ce que laissaient entendre certaines chaînes étrangères. Ces contenus sont devenus des contre-récits, insistant sur le décalage entre la réalité quotidienne et la perception médiatique internationale d’une ville en train de basculer aux mains des groupes armés.
L’influenceur ivoirien Bravador, suivi par plus de 2,7 millions d’abonnés sur Facebook, a joué un rôle important dans cette dynamique. En séjour à Bamako, il a tourné en dérision les affirmations selon lesquelles la ville pourrait tomber, en filmant des rues animées, des scènes de calme apparent et des moments de vie banale. Massivement partagées, ses vidéos ont renforcé l’idée, largement répandue par une partie du public, que les médias internationaux exagèrent systématiquement la situation malienne et contribuent à alimenter une perception alarmiste.
L’argument avancé consiste à présenter les médias internationaux comme engagés dans une campagne orchestrée pour déstabiliser le pays, ternir l’image de la transition et, pour certains, susciter l’idée d’un soulèvement contre le régime militaire
Pourtant, malgré les tentatives de rassurer et l’accalmie observée ces derniers jours, la pénurie de carburant reste bien réelle, se traduisant par un ralentissement économique, des perturbations dans les transports et la fermeture temporaire des écoles à l’échelle nationale pendant deux semaines, même si celles-ci ont depuis repris. Dans la capitale, l’atmosphère ne ressemble pas à une ville sur le point de tomber. Les rassemblements publics ne sont pas interdits et les événements culturels ne sont pas interrompus. La deuxième édition du Festival du Nord, organisée du 6 au 9 novembre 2025, a attiré un large public. Plusieurs rappeurs maliens, notamment Yacou B ou encore Mama le succès, ont également pu se produire en concert ces dernières semaines. Ces scènes festives contrastent fortement avec l’image d’une capitale sous tension permanente.
Il s’agit également de maintenir un niveau élevé de confiance dans la transition et de contrer toute lecture alarmiste de la crise. Ce pluralisme conflictuel de récits façonne directement la perception de la crise parfois plus fortement encore que les événements eux-mêmes.
Crédit photo : Senenews
Bah Traoré est chargé de recherche à WATHI. Il s’intéresse aux questions politiques et sécuritaires au Sahel. Il anime Afrikanalyste, un site dédié à l’analyse de l’actualité au Sahel. Il a travaillé sur des projets liés à la désinformation et au fact-checking en Afrique de l’Ouest.
