Dans le cadre du débat sur l’énergie et l’électricité en Afrique de l’Ouest, WATHI a rencontré Gabrielle Schwarz, fondatrice de Bonergie, une entreprise sociale dans le domaine de l’énergie. Dans cet entretien, elle nous parle du modèle singulier de son organisation dans le paysage du secteur privé de l’énergie. Elle parle également des défis qu’il y a dans la décentralisation de l’accès à l’énergie en milieu rural.
L’énergie solaire est le principal secteur d’activités de Bonergie. Quel est son potentiel au Sénégal et en Afrique de l’Ouest?
Nous avons choisi l’énergie solaire parce qu’il y a beaucoup de soleil en Afrique. Mais l’énergie solaire a un autre avantage, on peut installer des centrales très rapidement en comparaison avec les grandes centrales à pétrole, gaz ou charbon. Celles-ci demandent une approche centralisée mais l’avantage des centrales solaires est qu’elles peuvent être installées rapidement là où on a un besoin. Si on veut installer une centrale de gaz dans une ville, cela peut prendre dix ans de planification mais avec le solaire cela peut aller vite.
Quel est l’intérêt de créer une entreprise sociale dans le secteur de l’énergie ? Pourquoi ce modèle d’organisation?
Je suis entrepreneure depuis 30 ans. J’ai vu la façon de gérer une entreprise qui a pour seul objectif de générer du profit. Je pense que ce modèle est maintenant désuet pour travailler dans un marché où le pouvoir d’achat est faible comme dans presque tous les pays en Afrique, en particulier dans le monde rural. Mais si on est une entreprise, ce marché est aussi intéressant parce qu’il y a beaucoup de clients possibles, la demande est très forte.
Cependant, avec une approche où le profit est l’objectif principal, c’est très difficile de trouver ces cibles. C’est pour cela que nous avons choisi d’être une entreprise sociale. Je dis toujours qu’une entreprise sociale a le cœur d’une Ong mais la tête d’une entreprise. On combine les deux choses. On met le client, qui est parfois pauvre, au centre de nos activités. On met les femmes au centre de nos activités. On essaie de trouver un business model où on peut servir leurs besoins d’une part mais aussi gérer notre entreprise d’autre part.
On veut donner l’accès à l’énergie aux gens qui veulent créer eux-mêmes leurs entreprises dans le secteur de l’agriculture
Quand on est une entreprise, il faut faire des profits sinon on n’existe pas très longtemps. Mais la question est qu’est-ce qu’on fait avec le profit ? Est-ce que ce profit doit servir des investisseurs qui profiteront comme ils veulent de leurs intérêts quelque part dans le monde ? Ne serait-il pas plus logique de réinvestir ce profit dans l’entreprise pour remplir nos objectifs?
Un mot qui résume assez bien l’objectif de notre entreprise est empowerment (autonomisation). On veut donner l’accès à l’énergie aux gens qui veulent créer eux-mêmes leurs entreprises dans le secteur de l’agriculture. Pour eux, créer une entreprise sans de l’énergie est impossible. Mais s’ils arrivaient à créer des entreprises, ils auraient des revenus et pourraient ainsi se payer des solutions solaires. Ainsi, notre approche n’est pas de penser à comment accroître nos profits au maximum. C’est de penser à comment nous pouvons servir le maximum de personnes dans le milieu rural.
Quels sont les défis que rencontre une entreprise sociale dans le secteur de l’énergie au Sénégal?
Le terrain n’est pas très favorable pour le secteur privé pour le moment. Ça peut changer et il y a une tendance à ce que ça change. Mais le gouvernement aime bien que le secteur de l’énergie reste entre ses mains. On peut le comprendre parce que cela fait partie des objectifs de l’État de fournir l’énergie à ses populations. Un État doit créer des infrastructures pour que sa population se développe. C’est son domaine. Mais ici au Sénégal, dans le secteur de l’énergie, c’était trop son domaine. L’approche était trop centralisée. Tous les efforts allaient vers la création et l’extension du réseau central.
Une entreprise sociale a le cœur d’une Ong mais la tête d’une entreprise
Notre approche d’aller là où on a besoin de nous, d’installer des appareils solaires et des mini centrales, n’était pas bien vue. En fait, le cadre n’était pas favorable. Ce sont seulement de grands appels d’offres qui sont lancés. Les montants des cautions sont tellement élevés que les entreprises locales ne peuvent pas participer. C’est toujours les multinationales qui gagnent ces marchés. L’État est lui-même limité parce qu’il ne peut pas faire des appels d’offres de petite taille pour que les entreprises locales participent. C’est un grand défi ici.
Mais ça change. Le Sénégal a développé un projet d’accès universel à l’énergie d’ici 2025. Au niveau mondial, les Objectifs de développement durable (ODD) fixent ce cap pour 2030 mais le Sénégal est persuadé de pouvoir le faire d’ici 2025. Ils ont compris que sans le secteur privé, ils ne peuvent pas y arriver. Donc maintenant, ils travaillent davantage avec le secteur privé. Aussi, on peut voir que les conditions changent petit à petit. Donc le temps est venu pour que le secteur privé s’investisse plus qu’avant.
Quelles sont les mesures que l’État pourrait prendre pour faciliter le développement d’entreprises sociales dans le secteur de l’énergie?
Je peux faire une petite comparaison avec l’Allemagne pour répondre à cette question. En Allemagne, il y a des programmes pour encourager les petites et moyennes entreprises (PME) parce que c’est notre force. Cet environnement n’est pas très favorable ici.
Un État doit créer des infrastructures pour que sa population se développe. C’est son domaine. Mais ici au Sénégal, dans le secteur de l’énergie, c’était trop son domaine
Puisqu’il n’y a pas assez d’entreprises formelles, l’État cherche le peu d’entreprises formelles qui existent et leur demande des impôts très lourds. Ça peut se comprendre dans le sens où l’État a besoin de ces impôts afin de fonctionner, c’est une nécessité pour lui. Mais le fait est que si on est une entreprise formelle, c’est tellement difficile de survivre ici. C’est trop.
Lorsqu’on gère beaucoup d’employés également, les charges additionnelles sur les salaires sont presque impossibles à supporter. Ça c’est un domaine que l’État peut regarder de plus près. Il pourrait encourager les petites et moyennes entreprises à se développer au moins durant les premières années de leur existence. L’accès au financement est très difficile aussi.
De quel type de financement une entreprise comme la vôtre a besoin?
Nous avons besoin d’un financement patient. Nous vendons tous nos équipements à crédit. Dans certains villages, il peut y avoir un petit producteur qui a une motopompe et qui dépense 70% de ses revenus en gasoil. Il veut changer cela pour utiliser une pompe solaire. Cette solution est idéale pour lui mais il n’a pas les ressources financières pour effectuer les dépenses de départ. Notre proposition est de vendre nos équipements à crédit sous condition d’une petite avance. A chaque campagne de récoltes, il paie petit à petit sa motopompe. Entre 18 à 24 mois, il a tout remboursé, il n’a plus de dépenses à faire et ensuite ses profits augmentent. Mais ce business model exige beaucoup de capitaux.
A Bonergie, on doit acheter tout le matériel, l’importer, l’acheminer dans les villages et faire les installations. Le client paie une une petite partie mais le reste c’est Bonergie qui l’investit. Les clients sont souvent vulnérables, ont un pouvoir d’achat faible, sont dans la majeure partie dans le domaine de l’agriculture et il faut reconnaître que l’agriculture est un secteur risqué. Certes, notre business model marche en général mais on doit avoir de la patience. Notre approche sociale est d’être avec le client, de le soutenir pour qu’il réussisse parce que s’il ne réussit pas, il ne peut pas payer ses factures.
Tout cela fait que le capital dont nous avons besoin doit venir d’un financement patient. Il faut quelqu’un qui comprenne ce business. Les banques commerciales n’investissent pas. Elles ne financent ni le client final ni notre entreprise. On doit maintenant chercher le financement ailleurs.
Puisqu’il n’y a pas assez d’entreprises formelles, l’État cherche le peu d’entreprises formelles qui existent et leur demande des impôts très lourds
Ce que l’État pourrait faire ici, c’est par exemple donner des garanties à travers des organismes tels que le Fongip, qui est le Fonds de garantie des investissements prioritaires au Sénégal. Ce fonds de garantie pourrait décider de prendre en charge les pertes éventuelles. Cela peut rassurer les investisseurs. Pour le moment, c’est Bonergie seulement qui prend ce risque. On peut continuer à le faire mais cela limite notre potentiel.
Malgré les efforts de l’État pour garantir l’électrification universelle, il y a plusieurs villages qui ne seront jamais touchés par le réseau électrique national parce qu’ils sont trop petits. Pourquoi vous ne vous êtes pas attaqués à ce marché plus tôt?
Ce n’était pas possible avant parce qu’il y avait des concessionnaires. Pour chaque région, on avait donné la concession à une entreprise. Lorsqu’on vient dire qu’on peut électrifier tel village, le concessionnaire refuse parce que cela est sous sa responsabilité. Ça a bloqué les choses. Ils avaient donné les concessions à des gens qui n’avaient pas la capacité financière de faire leur travail. Ces concessionnaires ont bloqué l’arrivée du secteur privé mais ça change maintenant.
Y-a-t-il d’autres types de problèmes que vous rencontrez dans les autres pays de la région?
Oui. Nous avons quitté le Bénin parce que c’était presque impossible d’importer le matériel dans leur port. La corruption était insupportable. La transparence dans les affaires est meilleure au Sénégal. Je dis toujours que le Sénégal est un pays prêt à accueillir les investissements. Il y a la loi qui nous protège. Si quelqu’un veut ouvrir une entreprise en venant de l’Allemagne par exemple, la loi sénégalaise protège cet investissement. Ce n’est pas le cas dans plusieurs autres pays.
L’Allemagne est justement un champion dans le domaine de l’énergie. Quelles sont les éléments de sa stratégie qui peuvent inspirer les pays de l’Afrique de l’Ouest ?
Deux choses sont peut-être à considérer: les énergies renouvelables et la décentralisation de l’énergie. L’objectif de l’Allemagne est d’être un pays qui fonctionne à 100% aux énergies renouvelables. Le Sénégal n’a pas fixé un taux. Le pouvoir public parle d’accès à l’énergie mais il ne dit pas quel pourcentage de la production énergétique doit être renouvelable. Comme le Sénégal devient un produit producteur de pétrole et de gaz, j’ai peur que le taux pour les énergies renouvelables baisse. J’espère que le Sénégal va fixer un taux pour les énergies renouvelables.
Si l’Allemagne, qui est un pays industrialisé avec une consommation énergétique beaucoup plus grande, a réussi, c’est parce que c’était une décision de l’État. Il est vrai que la dépendance à des énergies fossiles qui venaient de l’extérieur du pays était un facteur important dans cette décision. Nous avions seulement le charbon mais nous avons décidé de fermer également presque toutes les centrales à charbon et toutes les centrales nucléaires.
Il faut réfléchir à quoi sert l’accès à l’énergie. Ce n’est pas seulement pour faire de la lumière. C’est un outil qui peut servir à créer de la valeur
Ce que nous faisons maintenant, c’est une approche décentralisée. Les villes produisent leur propre consommation d’énergie. Ce n’est plus l’État qui assume la responsabilité de donner de l’énergie à tout le monde. L’État a libéralisé le marché et maintenant les petites villes ou les villages peuvent créer une petite entreprise à leur propre compte et décider eux-mêmes quelles sont leurs sources d’énergie, avec le mix énergétique qui leur convient et qui est adapté à leur environnement. C’était un changement difficile à réaliser parce qu’en Allemagne, il y a quatre grandes entreprises dans le domaine de l’énergie qui faisaient du lobbying pour continuer à garder le monopole. Si on compare grossièrement, on peut dire que c’est la Senelec (Société nationale d’électricité) qui a ce monopole ici.
Quelles sont vos recommandations pour que les investissements effectués dans le domaine énergétique aient un fort impact sur le plan économique?
Ma recommandation est de soutenir les petites et moyennes entreprises en même temps qu’on leur donne l’accès à l’énergie. Souvent, on a l’impression que l’accès universel suffit parce qu’on donne un petit kit avec trois lampes. Ce n’est pas de l’électrification. Un tailleur qui se trouve à Koulikoro a besoin d’électricité, pas de trois lampes. Nous pourrions voir comment créer des entreprises dans le monde rural, pas seulement à Diamniadio ou à Dakar. Il serait intéressant de voir quel est le potentiel des jeunes entrepreneurs dans les régions, quelles sont leurs idées, de quoi ont-ils besoin?
Comme le Sénégal devient un produit producteur de pétrole et de gaz, j’ai peur que le taux pour les énergies renouvelables baisse
Je peux déjà dire que leur premier besoin c’est de l’énergie. Si, par exemple, quelqu’un a l’idée de créer un site web pour rendre accessible des produits de Tambacounda à vendre à Dakar mais il n’a pas d’énergie, ni un ordinateur etc., c’est un problème. Il faut réfléchir à quoi sert l’accès à l’énergie. Ce n’est pas seulement pour faire de la lumière. C’est un outil qui peut servir à créer de la valeur. Sinon on peut faire de longues lignes pour amener l’énergie jusqu’à certains villages mais si les gens qui y vivent n’ont pas de revenus, ils ne vont pas se connecter. Ils ne peuvent pas payer les factures. Mais si quelqu’un a besoin de l’énergie pour faire quelque chose afin de gagner des revenus, lui peut être un bon client pour la Senelec ou le secteur privé et il peut agir pour le développement de sa communauté.
Crédit photo : Objectif 2030
Gabrielle Schwarz est la fondatrice et la directrice internationale de Bonergie. Bonergie est une entreprise allemande-sénégalaise qui vend des produits d’énergie solaire décentralisés, qui peuvent être payés en versements mensuels abordables.