Le titre original de ce film est « Soundtrack to a Coup d’Etat », bande son pour un coup d’Etat en version française. Ce documentaire de 2h30 écrit et réalisé par Johan Grimonprez, réalisateur, vidéaste, professeur et conservateur belge. Il est anthropologue de formation. Avec l’indépendance du Congo, actuelle République démocratique du Congo, en toile de fond, le film associe vague d’indépendances africaines dans les années 1960, mouvement des droits civiques aux Etats-Unis, guerre froide entre le bloc occidental conduit par les Etats-Unis et bloc soviétique et le jazz, arme la moins conventionnelle et la plus originale des Etats-Unis.
À travers un montage très riche d’archives nombreuses, y compris celles qui n’ont été rendues accessibles qu’en 2002, le documentaire raconte comment des musiciens Africains-Américains très populaires de l’époque tels que Louis Armstrong, Dizzy Gillespie ou Duke Ellington, furent envoyés à travers le monde par des façades de la CIA pour distraire l’opinion publique des manœuvres secrètes pour contrecarrer la volonté de vraie indépendance des nations africaines qui venaient d’entrer en grand nombre aux Nations unies. En 1960, ce sont 16 pays africains nouvellement indépendants qui faisaient leur entrée aux Nations Unies.
Les immenses ressources du sous-sol du Congo, exploitées d’abord par le roi de Belgique à titre personnel puis par l’État belge, sont au cœur des positionnements et des jeux des puissances au moment de l’indépendance de ce vaste pays au cœur du continent. Des jeux qui sont mortels pour des dizaines de milliers de Congolais et pour Patrice Lumumba, le plus illustre d’entre eux pendant cette période d’excitation et d’utopie de l’indépendance. Le documentaire revient sur l’enchaînement des événements et des décisions mûrement réfléchies qui aboutissent à l’assassinat du Premier ministre Lumumba et de ses plus proches et loyaux compagnons arrêtés à Kinshasa puis transportés dans la province du Katanga pour y être exécutés. Lumumba entendait défendre farouchement les intérêts du Congo et donner immédiatement un contenu substantiel à l’indépendance négociée avec une Belgique condescendante, installée depuis des lustres au Congo comme chez elle, soumettant les populations congolaises par la force militaire.
Pendant que l’assassinat de Patrice Lumumba est orchestré autant par la CIA américaine que par les services belges, Louis Armstrong est envoyé comme l’ambassadeur du jazz au Congo. L’artiste ne comprend pas tout de suite qu’il est manipulé et que sa tournée au Congo détourne l’attention tandis que le Premier ministre Lumumba est sur le point d’être neutralisé. Louis Armstrong se rend compte ensuite qu’il a été instrumentalisé par la CIA. Il fait partie d’un groupe plus large de musiciens noirs talentueux, de Nina Simone à Dizy Gillespie, qui sont envoyés pour faire des tournées et donner des concerts en Afrique, véhiculant une image très positive des Etats-Unis alors même que les discriminations à l’encontre des Noirs d’Amérique étaient encore ouvertes et massives.
Ce n’est qu’après l’assassinat de Patrice Lumumba le 17 janvier 1961 que les musiciens font le lien entre le soft power apaisant du jazz qu’ils ont incarné et le hard power brutal déployé par les officines américaines au Congo et ailleurs en Afrique, où les indépendances menacent l’accès privilégié des puissances occidentales à des ressources minières stratégiques, dont l’uranium qui fut utilisé pour la fabrication de la première bombe atomique des Etats-Unis larguée au Japon en 1945. Un autre fil remarquable sorti en 2023, Oppenheimer, du réalisateur Christopher Nolan raconte cette histoire-là, le développement de la bombe atomique par les États-Unis dans le cadre du Projet Manhattan.
Si plusieurs documentaires se sont déjà penchés sur l’élimination de Lumumba, l’ascension politique de Joseph Désiré Mobutu poussé par la Belgique et les Etats-Unis en particulier, et sur les manœuvres violentes et cyniques des services secrets, diplomates et dirigeants politiques de ces pays occidentaux pour garder le contrôle sur les ressources stratégiques du Congo, le film de Grimonprez mobilise des documents et des témoignages inédits. On entend l’ambassadeur des Etats-Unis au Congo, William Burden, interviewé le 29 janvier 1968, dire, je cite : « Lumumba était vraiment une sacrée nuisance ». Dans une lettre adressée au chef de cabinet du roi Baudouin par un officier belge, datée du 19 octobre 1960, on lit ceci : « Tshombé a rencontré Mobutu. excellente rencontre. En attendant les dispositions financières, Mobutu a accepté de neutraliser Lumumba, si possible physiquement».
On apprend que le chef de la CIA au Congo Larry Delvin a monté un complot pour assassiner Mobutu avec la signature claire de Lumumba, « sauvant » ensuite Mobutu à la dernière minute. Cela lui a permis rapprocher Mobutu de la CIA et de faire de Lumumba un ennemi à éliminer. La recette est très bien expliquée par la cheffe des services secrets britanniques en charge de la République démocratique du Congo de 1959 à 1961, Daphné Park, qui dit ceci dans le documentaire: « Une fois que vous disposez de très bonnes informations sur les gens, vous êtes en mesure de comprendre quels sont les leviers du pouvoir et ce que chacun craint chez l’autre. Et ce que chacun pense que l’autre est capable de faire. Tout est une question d’informations internes à obtenir – insider information – dans le propos original en anglais. Elle poursuit : « Vous montez les gens les uns contre les autres de manière très discrète. Ils se détruisent mutuellement. »
Les recettes se sont modernisées depuis les années 1960 mais les principes de base n’ont certainement pas changé. Les États organisés, grandes, moyennes, petites puissances et aspirants à ce statut se donnent les moyens de défendre farouchement leurs intérêts les plus stratégiques. En regardant ce documentaire, on peut bien sûr légitimement éprouver de la compassion pour Lumumba et tous ces Africains sincèrement engagés pour leur pays et la dignité de leurs peuples, ressentir de la colère et du dégoût pour le cynisme des décideurs politiques et des fonctionnaires qui sont prêts à éliminer physiquement les obstacles humains à la poursuite de leurs intérêts. Mais on ne peut pas se contenter de ce type de réaction. Au-delà du cynisme, il faut aussi comprendre, enfin, que ces États organisés qui se projettent à l’extérieur sur tous les continents font ce qu’ils considèrent comme étant leur travail pour défendre les intérêts de leurs États, qui sont parfois en réalité ceux de leurs dirigeants et des investisseurs privés.
Ces documentaires, ce que l’on sait de l’histoire des relations internationales, ce qu’on sait aussi de la manière dont travaillent tous les jours à notre époque les appareils étatiques, désormais complétés par les innombrables entreprises privées d’analyse stratégique, de veille et même de renseignement, devraient permettre aux pays africains de faire des choix mus par la défense des intérêts légitimes de leurs populations, mais avec un réalisme qui permet de ne pas accumuler pendant un siècle encore des héros courageux, idéalistes, mais un peu naïfs qui ne pourront qu’être très vite aisément neutralisés.
