Les citoyens du deuxième pays le moins peuplé d’Afrique de l’Ouest, la Guinée Bissau, environ 2,2 millions d’habitants, ont voté dans le calme et avec beaucoup d’espoir le dimanche 23 novembre dernier. L’élection présidentielle mettait en compétition 12 candidats dont deux favoris, le président sortant Umaro Sissoco Embaló, et l’ancien ministre et vice-président de l’Assemblée nationale populaire, Fernando Dias da Costa, candidat indépendant mais soutenu par le Parti africain pour l’indépendance de la Guinée Bissau et du Cap-Vert (PAIGC). Le PAICG avait fait ce choix stratégique inattendu après le rejet de la candidature de son président, Domingos Simoes Pereira, par une Cour suprême sous influence du président Embaló.
Alors que les citoyens guinéens attendaient l’annonce des résultats provisoires par la commission électorale le 27 novembre, ils ont été à nouveau floués par une poignée de personnalités politiques et militaires qui jouent depuis longtemps avec l’avenir de leur pays et le maintiennent, avec succès, dans un cycle d’instabilité politique, de transitions militaires parfois ponctuées d’assassinats et d’accusations croisées d’implication dans le trafic de cocaïne en provenance d’Amérique latine.
Ce ne sont pas les mêmes acteurs politiques et militaires évidemment d’une décennie à l’autre. Cette fois, c’est un groupe d’officiers qui semblent s’être entendus pour prendre le pouvoir à quelques heures de l’annonce des résultats des élections présidentielle et législatives du 23 novembre. Tous ces officiers faisaient partie des plus proches du président sortant Umaro Sissoco Embaló. Le général Denis Ncanha, chef de la maison militaire du palais de la République fut le premier à annoncer officiellement la prise du pouvoir par le Haut-Commandement militaire pour le rétablissement de la sécurité nationale et de l’ordre public, le nom de la junte. C’est un autre général, Horta N’Tam, chef d’état-major de l’armée de terre sous Embalo qui fut ensuite investi le 27 novembre comme président d’une transition censée durer un an. L’autre homme fort du régime militaire qui s’installe est un autre très proche du président, le général Tomas Djassi, précédemment chef d’état-major particulier du président Embaló, nommé chef d’état-major des armées.
Le président sortant fut le premier à annoncer lui-même aux médias avoir été arrêté par des militaires et être victime d’un coup d’État. Tous les observateurs attentifs de la Guinée Bissau se sont tout de suite demandé si Umaru Cissoko Embaló n’avait pas lui-même orchestré ce coup de force pour empêcher l’annonce d’une victoire de Fernando Dias da Costa, le candidat indépendant soutenu par le PAIGC. Le 28 novembre à Abuja, alors qu’il venait de rentrer de Bissau où il faisait partie d’une mission d’observation électorale de haut niveau, l’ancien président nigérian Goodluck Jonathan a qualifié le coup d’État de « ceremonial coup », un coup d’Etat cérémoniel ou folklorique, orchestré par sa victime déclarée, Cissoko Embaló.
Le 29 juillet 2023, trois jours après le coup d’État au Niger, j’avais publié une chronique titrée « Coup d’État au Niger: «Les années pagaille» en Afrique de l’Ouest. Plus de deux ans plus tard, la pagaille continue bel et bien en Afrique de l’Ouest, des pays côtiers aux pays sahéliens. N’y échappent plus qu’une poignée des pays. J’emprunte l’expression « Années pagaille » à Wole Soyinka, 91 ans, immense écrivain nigérian, prix Nobel de littérature en 1986, esprit indépendant, fervent et constant défenseur de la démocratie et de l’État de droit. Un des tomes de ses mémoires, que je recommande fortement, est titré « Ibadan, les années pagaille : mémoires (1946-1965) », essai dans lequel il raconte son enfance et les soubresauts politiques du Nigeria. J’imagine la peine de personnalités de cette envergure qui observent l’état de leur pays et de toute la région ouest-africaine au soir de leur vie : tristesse et sans doute profonde désillusion.
Le 16 décembre 2023, dans une autre chronique titrée « De la Sierra Leone à la Guinée-Bissau, une crise éthique profonde du leadership politique », j’alertais notamment sur les tensions politiques en Guinée-Bissau. Après des affrontements entre des éléments de la Garde nationale et des forces spéciales de la Garde présidentielle le 1er décembre 2023, le président Umaro Sissoko Embaló avait dénoncé une tentative de coup d’État et en avait profité pour prendre des mesures exceptionnelles en violation de la constitution. Le 5 décembre 2023, il avait dissous l’Assemblée nationale présidé par son adversaire politique principal, Domigos Simões Pereira, leader du PAIGC. Quelques mois plus tôt, c’est la coalition menée par le PAIGC qui avait nettement gagné les élections législatives avec 54 sièges contre 29 pour le Madem G15 soutenant le président Embaló. La décision du président Embaló était une violation flagrante de la constitution dont l’article 94 interdit toute dissolution de l’Assemblée nationale par le président de la république dans les douze mois suivant des élections législatives. J’expliquais alors que le président Embaló déroulait un plan de reprise en main du pouvoir politique, après la défaite de son parti lors des élections législatives, ce qui ressemblait beaucoup à un coup de force.
Plus récemment, en mars 2025, le président Embaló s’était encore fait remarquer en renvoyant sans ménagement les membres d’une délégation de l’organisation régionale dépêchée dans le pays pour mener des consultations avec les acteurs politiques et sociaux dans la perspective des élections à venir. Dans une interview, il avait eu ces mots:
« Je les ai renvoyés. La mission de la CEDEAO a commis une grande erreur. La Guinée Bissau est un pays souverain, la CEDEAO n’est pas souveraine… La CEDEAO, c’est nous. Ce ne sont pas des petits fonctionnaires qui vont venir nous dicter ce qu’on doit faire, ça jamais. Avec moi ce n’est pas possible. On ne badine pas avec la souveraineté d’un pays. La commission de la CEDEAO, c’est la conférence des chefs d’État et de gouvernement qui la mandate. Ce n’est pas l’inverse… On ne peut pas avoir des activistes au sein de la Commission de la CEDEAO. C’est inacceptable. L’organisation est en train de s’effondrer. On va la calibrer…» Ces propos en disent long sur la personnalité, les valeurs, le sens de l’intérêt général de celui qui avait été le président en exercice de la CEDEAO de juillet 2022 à juillet 2023.
La Guinée-Bissau a une histoire de fragilité politique et institutionnelle remontant à son indépendance du Portugal en 1974, obtenue après une véritable guerre menée par le PAIGC d’alors, sous la houlette d’une des plus grandes figures de la lutte anticoloniale en Afrique, Amilcar Cabral, né de parents capverdiens en Guinée-Bissau. Pour Cabral, la manière dont on mène une lutte est aussi importante que la justesse de la cause. L’amélioration des conditions de vie des populations était indissociable de la lutte de libération et la fin ne justifiait pas à ses yeux tous les moyens. Pour des acteurs politiques comme le président Umaru Embaló, et pour beaucoup d’autres peut-être plus délicats, la fin – qui n’a rien à voir avec l’intérêt général de leur pays et des populations actuelles et futures – justifie tous les moyens. L’âge médian en Guinée Bissau est de 19,4 ans. Ceux qui entretiennent l’instabilité et la loi du plus fort dans le pays commettent un crime contre la jeunesse de ce pays. Je ne sais pas comment mais il est impératif de ne pas laisser passer ce nouveau coup de force. Sans oublier que l’hypothèse la plus probable est que les généraux au pouvoir ne se préoccuperont bientôt plus que de leurs propres intérêts, indépendamment des plans de celui qui a probablement conçu le plan d’interruption du processus électoral.
