La petite équipe composée exclusivement de jeunes femmes se réunissait dans le bureau juste à côté de celui où nous travaillions, quelques jeunes collègues et moi, pendant les premiers mois de WATHI, en 2015. Nous avions été hébergés généreusement dans une des salles de formation d’un cabinet de conseil alors dirigé par Madjiguène Sock. Madji Sock et trois autres femmes, Thiaba Camara Sy, ex-Directrice associée de Deloitte Sénégal, Seynabou Seck et la regrettée Alassane Athia Wade, brutalement décédée en juin dernier, sont à l’origine du Women Investment Club Sénégal, WIC.
Ce sont des femmes qu’il suffit de rencontrer une seule fois pour comprendre qu’elles ne se contentent pas d’avoir un regard critique et précis sur leur société, sur ce qui ne va pas et devrait changer. Elles observent, elles identifient des problèmes à résoudre, réfléchissent aux solutions possibles et passent à l’action, avec la démarche rigoureuse, exigeante, qui est celle des entrepreneurs et des hauts cadres ayant une expérience solide de la vie professionnelle et aussi des contraintes particulières de l’articulation entre vie professionnelle et vie privée pour les femmes.
Lorsqu’on les écoute, on comprend aussi très vite que ce qui les anime, au-delà de leurs propres réussites professionnelles et du confort matériel relatif que cela leur offre, c’est le fait d’apporter quelque chose de significatif à leur société. L’idée de ce petit groupe fut de créer un écosystème favorable à l’émergence et à la croissance d’entreprises portées par des femmes, à travers l’accès au capital et aux compétences qu’exige la réussite entrepreneuriale. Elles sont parties de constats clairs sur l’économie réelle sénégalaise, sur l’accès au financement et sur l’activité économique particulière des femmes.
Parmi ces constats faits en 2015, le fait que la majorité des entreprises sénégalaises s’autofinancent, que les banques ne financent que 5% des entreprises du secteur informel, qui est largement prédominant, et 13% des entreprises dans le secteur formel. Le microcrédit finance seulement 14% du secteur informel et 6 % du secteur formel. 43,9% des femmes entrepreneurs qui empruntent de l’argent pour leur activité le font auprès de leurs amis et de leur famille. Seules 3,5 % empruntent auprès d’institutions financières. L’une des grandes spécificités ouest-africaines, c’est la pratique des tontines, des groupes informels d’épargne et de crédit renouvelable qui sont très populaires. Le système de tontine est basé sur la solidarité entre femmes, un contrôle collectif qui incite fortement au respect des engagements et crée de la confiance. Les montants collectés varient considérablement, et peuvent atteindre plusieurs millions de francs CFA par mois. Mais cela reste largement une source de financement de petits projets personnels ou des activités commerciales.
L’idée des cofondatrices du Club d’investissement pour les femmes, le WIC, fut donc de mettre en relation des femmes ayant une expérience entrepreneuriale, des ressources financières, des réseaux et des compétences en gestion avec un savoir-faire en matière d’investissement. Officiellement lancé le 8 mars 2016, à l’occasion de la journée internationale pour les droits des femmes, le WIC est la première initiative dans la région de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) à mobiliser exclusivement des investissements féminins dans un large portefeuille avec l’ambition à terme de combler le fossé financier entre les sexes en soutenant les entreprises dirigées par des femmes.
Le WIC a été lancé avec un investissement initial de 250 millions de francs CFA (500 000 USD), des ressources propres des cofondatrices et des autres membres qui les ont rejointes. Neuf ans plus tard, WIC Sénégal compte 105 membres et depuis 2018, WIC Côte d’Ivoire a vu le jour sur le même modèle et rassemble aujourd’hui 65 femmes. Au Sénégal, ce sont environ 1,5 milliard de francs CFA qui ont été mobilisés par les membres de WIC. En mars 2019, l’association a créé WIC Capital, fonds d’investissement qui rassemble des investisseurs institutionnels et individuels locaux et internationaux, qui mettent en commun leurs ressources pour investir dans des micro et des petites entreprises appartenant à des femmes au Sénégal et en Côte d’Ivoire. Le Fonds investit dans des sociétés de tous les secteurs, fondées par des femmes, détenues ou dirigées à 50% au moins par des femmes, ou avec une équipe de direction majoritairement féminine.
Mais celles et ceux qui connaissent la réalité de l’entrepreneuriat savent que l’accès au capital pour développer une entreprise ne suffit absolument pas pour garantir le succès. Les compétences dans de nombreux domaines complémentaires sont cruciales. Depuis 2020, la création de WIC Académie complète le dispositif mis en place par le club pour répondre à ce besoin. Structure d’assistance technique, de coaching, de mentorat, de réseautage, le programme fournit un accompagnement personnalisé aux femmes chefs d’entreprises, et les prépare notamment à satisfaire les exigences préalables à des levées de fonds. 350 entrepreneures ont déjà bénéficié de l’accompagnement de WIC Académie.
Alors oui l’idée de développer des instruments spécifiques pour le financement et l’accompagnement des femmes peut être critiquée par certains hommes comme étant discriminatoire ou relevant d’un féminisme dangereux. Bien sûr que les entrepreneurs masculins ont eux aussi besoin de dispositifs plus efficaces et accessibles de financement et d’accompagnement. Mais les données soulignent sans ambiguïté les difficultés qui sont encore plus grandes pour les femmes parce qu’elles sont femmes, et cela suffit à justifier des initiatives comme le WIC. Des femmes qui aident d’autres femmes à développer leurs entreprises, à changer d’échelle, contribuent à la création de valeur, d’emplois et de revenus pour les femmes et les hommes, pour toute l’économie.
Si j’ai choisi de mettre en lumière cette initiative, c’est parce qu’elle est réplicable partout ailleurs dans la région et sur le continent, avec certes une adaptation aux différences dans les contextes économiques, sociaux et culturels entre les pays. Je partage aussi l’exemple du WIC parce que ce qui fera la différence entre la perspective de décennies d’insécurité, d’instabilité et d’angoisses pour des dizaines de millions d’Africaines et d’Africains et celle de décennies de projection optimiste dans le futur pour les jeunes et les enfants, ce sera largement le rapport de forces entre les personnes qui mettent leurs qualités individuelles, leurs savoirs, leurs savoir-faire, au service des autres et se coalisent pour le faire à la plus grande échelle et le plus longtemps possible, et les personnes qui ne pensent qu’à leurs intérêts personnels, familiaux, claniques dans un horizon de court terme.
Les paroles et les actes des femmes qui animent le WIC donnent de l’espoir, des idées et de la confiance aux jeunes femmes comme aux jeunes hommes. Dans la version écrite de cet épisode, vous retrouverez notamment les liens vers un entretien réalisé par WATHI avec Madjiguene Sock en 2021 et un autre long entretien réalisé par la journaliste Seynabou Sy qui anime le remarquable podcast Afropod, que je recommande vivement, avec Thiaba Sy Camara, présidente actuelle de WIC Capital. L’envie de partager de ces femmes, leur bienveillance, leur souci du bien commun se voient et s’entendent.
Je dois bien dire que ça fait un bien fou de ne pas parler toutes les semaines que des présidents qui veulent mourir au pouvoir, des régimes autoritaires qui emprisonnent à tout va et font disparaître les voix critiques, de ceux qui s’accaparent de tous les secteurs économiques, de tous ces dirigeants et associés qui ne connaissent pas la honte et qui poussent les jeunes à chercher à partir loin de leurs pays, par tous les moyens, parce que personne ne croit en leur potentiel. Partout, il y a des femmes et des hommes qui agissent, qui innovent, qui forment, qui transmettent, qui encouragent, qui font grandir chaque jour beaucoup d’autres.
