« Nous vivons dans une époque de bouleversement profond et de basculement à la fois politique, économique, social, culturel. Et en Afrique de l’Ouest, à des transitions démographiques, des défis économiques et sociaux, des mutations climatiques et technologiques, mais aussi des aspirations croissantes de notre jeunesse à plus d’opportunités et de justice sociale. Et ceci appelle des réponses réfléchies, crédibles et partagées. Dans ce contexte, comme le souligne l’agenda 2030 des ODD (Objectifs de développement durable) et l’agenda 2063 de l’Union africaine, des politiques publiques bien conçues, fondées sur des preuves solides, sont plus nécessaires que jamais.
Or, qui mieux que les think tanks, laboratoires d’idées, espaces d’analyse et de dialogue, peut contribuer à éclairer les décisions et à nourrir le débat public ? Les think tanks se définissent comme des institutions indépendantes ou semi-indépendantes, dont la mission est de produire des connaissances utiles à la décision publique et à l’action collective. »
Ce sont là quelques extraits épars de la riche conférence inaugurale du colloque que nous avons organisé le 25 septembre dernier à Dakar pour marquer le dixième anniversaire du début d’activité publique de WATHI. Nous avons demandé à Cheikh Gueye, personnalité respectée au carrefour du monde de la recherche universitaire, de celui des think tanks, de la société civile engagée sur le terrain, de prononcer ce discours inaugural sur le thème de « L’importance des think tanks, de la recherche et du débat public pour faire progresser nos sociétés ».
Docteur en géographie, responsable de la veille et de la prospective au sein de l’Initiative pour la prospective agricole et rurale (IPAR), think tank de référence au Sénégal et dans la région, secrétaire permanent du Rapport Alternatif sur l’Afrique (RASA), coordinateur du Réseau sénégalais des think tanks (SEN-RTT), secrétaire général du Cadre Unitaire de l’Islam au Sénégal (CUDIS), Cheikh Gueye fut choisi par le président de la République du Sénégal comme facilitateur général du Dialogue national sur les institutions politiques organisé du 28 mai au 4 juin dernier et dont les recommandations font l’objet d’un travail intense qui se poursuit depuis plusieurs mois.
Parlant de cette expérience qui l’a fait connaître encore davantage à la population sénégalaise, il a eu ces mots : « J’ai eu effectivement l’honneur d’avoir été choisi par le président de la République comme facilitateur du dialogue national sur le système politique, l’expérience et la visibilité auprès des organisations de la société civile et des think tanks a certainement pesé sur ce choix. L’expérience que j’ai vécue reflète un rôle plus large que peuvent jouer les think tanks ou les membres des think tanks… Dans ce type de processus, les think tanks apportent des données factuelles pour objectiver des débats souvent passionnés mais superficiels, des scénarios alternatifs pour nourrir la réflexion au-delà des positions figées, une capacité de médiation intellectuelle en mettant en perspective les enjeux à court, moyen et long terme. »
À travers des exemples précis, comme celui d’une étude sur la traçabilité et l’impact des subventions agricoles réalisée par l’IPAR en 2015 qui avait révélé des limites et des failles majeures du dispositif (accès inéquitable, manque de transparence, trafics en tous genres), Cheikh Gueye a montré que les think tanks et les centres de recherche pouvaient avoir une influence directe sur les politiques publiques et les décisions politiques. L’étude et le relais qui avait été fait de ses conclusions autant par les acteurs du secteur agricole que par les médias locaux avaient abouti à une refonte de la politique de subventions avec un meilleur ciblage des petits producteurs et un dispositif bien plus équitable et efficace.
Laure Tall, directrice de la recherche de l’IPAR, qui a participé à la table ronde qui a suivi la conférence inaugurale, consacrée au rôle des think tanks dans l’élaboration des politiques publiques en Afrique de l’Ouest, a également partagé de manière détaillée les modes d’action de ce think tank, notamment l’implication délibérée des parties prenantes concernées par des politiques publiques particulières dans le relais et le plaidoyer auprès des décideurs. Aux côtés de Laure Tall, Fahiraman Rodrigue Koné, de l’Institut d’études de sécurité, Elimane Haby Kane, fondateur de Legs Africa (Leadership, Ethique, Gouvernance et Stratégie pour l’Afrique), et Ibrahim Yahaya, de l’International Crisis Group, ont permis à la centaine d’invités à ce colloque de mieux comprendre la diversité des missions, le fonctionnement, les moyens d’action, les réalisations, les opportunités mais aussi les nombreux défis auxquels sont confrontés les think tanks quels que soient leurs domaines de prédilection.
Tout aussi passionnante, une deuxième table ronde s’est interrogée sur les moyens de connecter davantage les universités, les centres de recherche d’une part et les décideurs politiques de l’autre. Elle a réuni les professeurs Saliou Dione, du Laboratoire d’études africaines et postcoloniales de l’Université Cheikh Anta Diop, la professeure Lucienne Codou Ndione, du Centre de Recherches, d’Études et de Documentation sur les Institutions et les Législations Africaines (CREDILA) associé à la même université et Dr Mamadou Bodian du laboratoire des études sociales de l’Institut Fondamental d’Afrique Noire (IFAN). Entre les deux tables rondes, deux collègues ont modéré une conversation sur la place des femmes dans les institutions de production de savoirs, conversation avec la professeure Dieyla Wane, professeure agrégée de droit privé, enseignante-chercheure au département de sciences juridiques de l’Université Assane Seck de Ziguinchor au sud du Sénégal. Tous ces moments peuvent être vus ou revus sur la chaîne YouTube de WATHI.
Alors que j’avais quelques doutes, le choix du thème général du colloque des 10 ans de WATHI proposé par mes collègues s’est révélé un excellent choix. Cette journée a donné lieu à des échanges approfondis sur l’importance cruciale et en fait déterminante des think tanks et de toutes les institutions dédiées à la production et à la dissémination de savoirs pour les perspectives d’amélioration du bien-être collectif dans les pays de l’Afrique de l’Ouest et du continent de manière générale.
Deux jours avant le colloque de WATHI, le 23 septembre, le président de la première puissance de la planète, prononçait un des discours les plus ahurissants qu’on ait jamais entendus à la tribune de l’assemblée générale annuelle des Nations unies. Il y associait une énième fois certes les migrants que ce soit aux Etats-Unis ou dans les pays européens à des criminels et s’attaquait aussi avec virulence à la lutte contre le changement climatique qualifiée de grosse arnaque. Un assaut contre la science, la recherche, l’esprit critique, l’attention à la complexité, la nuance, la culture historique, contre la culture tout court. Ce ne sont malheureusement pas des déclarations anecdotiques, sans conséquences, à ignorer parce qu’elles ne sont plus surprenantes. Elles nous rappellent froidement l’état dans lequel se trouve le monde et la tendance qui a le vent en poupe un peu partout sur la planète.
Le professeur Abdoulaye Bathily, acteur politique sénégalais engagé, qui fut député, ministre, diplomate des Nations unies, médiateur formel ou informel dans différentes crises à travers le monde, et actuel envoyé spécial pour le Sahel du président de la République du Sénégal, eut ces mots dans son allocution d’ouverture de notre événement : « Personne n’aurait pu imaginer ce qui est en train de se passer dans le monde mais personnellement, je suis un optimiste. Le monde réussira, les peuples réussiront à transcender cette période sombre de l’histoire de la trajectoire humaine. Nous avons besoin de vos éclairages en ces temps de crise de leadership dans le monde. Il y a une véritable crise de leadership dans le monde d’aujourd’hui. Nous avons besoin de l’éclairage des think tanks pour ouvrir la voie d’un monde meilleur. »
Comme je l’ai souligné dans ma prise de parole, dix ans après le lancement de WATHI, nous avons la même passion, le même sentiment d’urgence à faire des choses, à susciter des débats informés par des faits, des analyses, de l’expertise, le sentiment d’urgence à créer des ponts, des passerelles entre les savoirs, entre les personnes qui pensent et qui agissent dans le sens du bien commun, de l’intérêt général qui n’est pas la somme des intérêts particuliers. » La direction actuelle du monde, et celle de notre partie du monde, rend cette entreprise encore plus urgente et même un peu obsessionnelle.
