La tentation naturelle pour chacun de nous est de vivre intensément le moment présent et de projeter sur le passé comme sur le futur l’état d’esprit, le ressenti et les angoisses du moment. Nous devons résister à cette tentation lorsque nous voulons penser le futur, le façonner, en partant du présent et en tirant des leçons de ce qui a été fait, de ce qui n’a pas été fait, de ce qui a été bien fait et de ce qui a été mal fait.
Je partage avec vous quelques observations que j’ai faites le 25 juillet dernier à l’occasion d’un événement sur l’intégration régionale, la gouvernance, la paix et le développement en Afrique de l’Ouest, événement organisé par la mission d’observation de la CEDEAO aux Nations dirigée par l’ambassadeur Kinza Jawara-Njai, dans le contexte de la commémoration du 50ème anniversaire de l’organisation régionale. J’eus le privilège de prendre la parole pour exprimer le point de vue d’un think tank citoyen qui observe les dynamiques dans la région depuis une dizaine d’années et qui organise des débats ouverts à tous sur des thèmes d’intérêt commun cruciaux pour l’avenir de la région.
Il m’a semblé important de rappeler d’abord que la création de la CEDEAO n’allait pas de soi. Il n’y avait rien qui obligeait les dirigeants des pays d’Afrique de l’Ouest à décider en 1975, 15 ans seulement après l’accession à l’indépendance de la majorité de pays de la région, de créer une communauté basée sur l’appartenance à un même espace géographique, sur la continuité entre des espaces habités par une mosaïque extraordinaire de peuples d’une riche diversité culturelle et linguistique, des groupes humains mobiles échangeant les uns avec les autres depuis des millénaires.
La CEDEAO, par sa seule existence, a créé un sentiment d’appartenance de populations d’une quinzaine de pays indépendants à une communauté régionale qui ne soit pas le produit des héritages coloniaux. Rien que pour cela, et même si la CEDEAO n’avait accompli que la moitié, ou même le quart, de ce qu’elle a accompli en 50 ans, il aurait fallu célébrer avec fierté cet anniversaire. Ce cinquantième anniversaire doit être célébré malgré les difficultés réelles du moment, les défis considérables et les évolutions négatives de ces dernières années, au premier rang desquelles le retrait de trois anciens États membres fondateurs de la Communauté, le Burkina Faso, le Mali et le Niger.
La partie la plus positive de la CEDEAO, c’est ce que l’on ne voit pas : ce qui aurait pu se passer, ce qui serait probablement passé, si elle n’avait pas existé : une méfiance permanente entre des pays voisins; la peur, par les pays petits par la taille et par la population, des plus grands, l’expression brute des rapports de forces militaire, démographique et économique au sein de la région, des conflits armés entre des États, une indifférence totale ou presque des populations de chacun des pays pour le sort des résidents des autres pays de la région. La CEDEAO a été depuis 50 ans un facteur de paix et de sécurité dans l’espace régional. Les populations de plusieurs pays de la région qui ont connu des conflits armés dévastateurs le savent ou devraient le savoir. Ce n’est pas parce que l’organisation a eu beaucoup plus de mal au cours des dernières années dans le domaine de la paix et de la sécurité dans l’espace régional qu’il faut passer par pertes et profits son impact positif incontestable au fil des décennies.
J’ai rappelé lors de cet événement qu’une organisation ne se réduit pas aux personnalités qui l’ont imaginée et créée. Elle ne se réduit pas à ceux qui font partie à un moment donné de son organe suprême de décision. Elle ne se réduit pas aux personnes qui la dirigent et qui l’animent au quotidien. La CEDEAO ne se réduit ni au collectif des présidents actuels des États membres ni à la personne du président de la Commission, de la vice-présidente ou des commissaires. Le premier mérite d’une organisation comme la CEDEAO est celui de porter un projet, d’incarner une vision dans le long et le très long terme, transcendant la durée de vie de ceux qui l’ont créée et permettant d’intégrer à chaque phase de son histoire de nouvelles idées, de nouvelles approches, de nouvelles orientations, pour le meilleur ou pour le pire.
Le niveau de méconnaissance de la CEDEAO et de son bilan réel est abyssal dans la région. J’en ai eu la preuve directe lors d’une conférence organisée par la Commission de la CEDEAO il y a quelques mois à Accra. Lorsque j’ai demandé à la salle composée de plus d’une centaine de jeunes issus de la société civile et du secteur privé de tous les pays membres combien d’agences ou d’institutions de la CEDEAO ils pouvaient citer, ils ne furent pas plus de trois à pouvoir citer jusqu’à trois noms d’agences, avec des doutes sur les missions de ces dernières. C’est d’abord et avant tout le résultat de l’absence ou de la présence minimale des questions d’intégration régionale et de l’histoire de la CEDEAO dans les programmes scolaires et universitaires des pays de la région. C’est une illustration de la responsabilité immense des gouvernants des États membres dans l’insuffisance frappante de la promotion de la vision et du projet d’intégration régionale.
Mais il fallait aussi lors de ce moment de commémoration du cinquantenaire, et alors qu’un sommet sur le futur de l’intégration régionale est prévu avant la fin de cette année, décrire en quelques mots l’état politique et sécuritaire de l’Afrique de l’Ouest en 2025. La situation n’est pas bonne et les perspectives ne le sont pas. Il faut l’admettre. Si nous ne projetons pas une amélioration significative de la situation dans cinq ans, il n’y a aucune raison de penser qu’elle sera bien meilleure dans 10 ans ou dans 20 ans. Contrairement à ce que certains pensent et espèrent, la région ne traverse pas seulement une mauvaise passe qui sera vite oubliée.
Nous nous accommodons de plus en plus de la banalisation de la violence sous toutes ses formes, de l’ancrage du sentiment d’impunité pour les auteurs d’atrocités. Nous assistons à un retour à la militarisation des États, des sociétés, des économies, à une remise en cause explicite et assumée des progrès en matière de liberté d’expression, d’association et de protection des droits les plus fondamentaux. C’est l’État de droit dans ses principes les plus élémentaires qui est remis en cause dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest, y compris ceux de la CEDEAO réduite à douze.
La CEDEAO des peuples est l’horizon qui suscite une adhésion large de la part des citoyens des pays membres. Cette idée est souvent opposée à la CEDEAO des États et de leurs chefs. Il faut être réaliste et reconnaître que les évolutions politiques dans chaque État resteront déterminantes pour les perspectives à court et à moyen terme de la communauté. Il n’y aura pas de CEDEAO des peuples sans CEDEAO des États qui respectent les principes de la démocratie, de l’État de droit, et d’une gouvernance dans le sens du bien commun, avec des institutions indépendantes qui permettent de contenir les abus de pouvoir. Il n’y aura pas de CEDEAO des peuples avec des citoyens qui sont bâillonnés, qui n’ont le droit de s’exprimer que pour clamer leur adhésion aux pouvoirs en place.
Dans le monde actuel, avec des risques exceptionnels, des incertitudes et une complexité sans doute jamais atteinte, le recroquevillement sur des souverainetés nationales qui considèrent les principes d’intégration régionale comme des ingérences inacceptables n’est pas juste une tendance regrettable. C’est une menace grave, certaine, à la paix, à la sécurité, et à l’amélioration des conditions de vie des populations ouest-africaines dans les prochaines années et décennies.
