Après 128 ans, la France a restitué à Madagascar le 26 août dernier trois crânes datant de l’époque coloniale, dont le crâne présumé du roi Toera qui fut décapité par l’armée française lors d’un massacre en 1897, au début de la colonisation de cette île, grande comme le territoire français, située dans l’océan indien. Les trois crânes de guerriers issus de la communauté culturelle Sakalava ont été symboliquement remis aux autorités malgaches lors d’une cérémonie au ministère de la culture à Paris. Le roi Toera avait été tué aux premières heures de la colonisation lors d’une attaque sanglante des troupes coloniales françaises à Ambiky, ancienne capitale royale du Menabe. Le roi avait pourtant annoncé vouloir rendre les armes, avant de connaître ce funeste sort. Le crâne du roi était réclamé depuis les années 1970 par l’Etat malgache. Il était jusque-là conservé au Muséum national d’histoire naturelle à Paris aux côtés de centaines d’autres restes humains malgaches emportés par les troupes coloniales.
Cette restitution officielle s’inscrit dans la série d’initiatives mémorielles qui constitueront sans doute la partie positive congrue de la politique extérieure de la France en Afrique sous le président Emmanuel Macron. En visite à Antananarivo, la capitale malgache, en avril dernier, le président français avait appelé de ses vœux cette restitution afin de créer les « conditions » d’un « pardon » face aux « pages sanglantes et tragiques » de la colonisation française de la Grande île, de 1897 à l’indépendance en 1960. Il avait annoncé la création d’une commission mixte d’historiens français et malgaches pour éclairer les zones d’ombre de la répression de l’insurrection de 1947, une répression dont le bilan est évalué à plusieurs dizaines de milliers de morts. Les crimes de 1897 dont la décapitation du roi Toera ne furent donc pas, loin de là, les seuls massacres commis par l’empire colonial français à Madagascar.
Deux semaines avant la restitution des crânes malgaches, le 12 août, la présidence française rendait publique une lettre datée du 30 juillet adressée par Emmanuel Macron à son homologue camerounais, Paul Biya, dans laquelle le chef d’État français reconnaissait officiellement que la France avait mené « une guerre » au Cameroun contre des mouvements insurrectionnels avant et après l’indépendance de 1960. Le chef de l’État français admet que « les autorités coloniales et l’armée française ont exercé des violences répressives de nature multiple au Cameroun », dans « une guerre qui s’est poursuivie au-delà de 1960, année de l’Indépendance, avec l’appui de la France aux actions menées par les autorités camerounaises indépendantes ».
En juillet 2022, le président français avait annoncé pendant une visite à Yaoundé le lancement de travaux d’une commission mixte franco-camerounaise visant à faire la lumière sur la lutte de la France contre les mouvements indépendantistes et d’opposition au Cameroun entre 1945 et 1971. Le rapport de cette commission a confirmé sans surprise ce qui ne faisait pas de doute depuis des décennies : les autorités coloniales et l’armée française ont mené une véritable guerre au Cameroun avec un bilan humain considérable. Les leaders du principal mouvement indépendantiste, l’Union des peuples du Cameroun (UPC), dont Ruben Um Nyobe, et des centaines de leurs militants, furent assassinés.
La plus-value de ce type de rapports est qu’ils sont officiels, relevant d’une décision politique au plus haut niveau et permettant d’avoir une documentation sans doute toujours incomplète mais tout de même substantielle des faits pendant la période coloniale. Sur le Cameroun, de nombreux travaux comme ceux de l’historien et philosophe Achille Mbembé dont la thèse de doctorat soutenue en 1989 portait sur le mouvement nationaliste camerounais ou l’ouvrage “Kamerun, Une guerre cachée aux origines de la Françafrique, 1948-1971 » de Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa, publié en 2011, ne laissent pas de doute depuis longtemps sur cette guerre menée par la France aux mouvements indépendantistes au Cameroun.
La France est sans doute l’ancien empire colonial européen qui a le plus de mal à reconnaître officiellement l’immensité des crimes commis dans plusieurs parties du monde et celui où certains acteurs politiques importants osaient encore il y a quelques années opposer aux crimes les bienfaits supposés de la colonisation. En France comme ailleurs cependant, il n’est pas impossible que ce type de discours connaisse un nouvel élan, à la faveur des gains politiques des partis d’extrême droite. Ces rapports officiels publics serviront alors de repères et de boucliers très utiles pour limiter la capacité de nuisance des entrepreneurs du racisme, de la xénophobie, de la haine, du mensonge et de la falsification de l’histoire qui prospèrent sur le lit de l’ignorance.
Que doit-on faire dans les pays africains de ces rapports de commissions mandatées par des autorités politiques des pays européens ? En premier lieu, les prendre au sérieux et les considérer comme une addition utile et même précieuse aux travaux documentés existants des chercheurs africains et non africains. Le tampon officiel d’un État européen comme la France ne signifie pas que les historiens ne font pas un travail scientifique rigoureux. Cela ne signifie pas non plus qu’ils sont à l’abri d’insuffisances et de subtiles pressions politiques. Mais ces rapports sont extrêmement riches et nécessaires.
Deuxièmement, il faut se servir de ces rapports et de leurs sources pour améliorer les contenus des programmes scolaires et universitaires en Afrique et pour susciter un regain d’intérêt pour la connaissance historique au sein des jeunes Africains. Et comme les programmes scolaires officiels ne changent que très laborieusement, il faut intégrer les résultats de ces travaux dans le débat public par les autres canaux disponibles permettant de diffuser des savoirs. Les think tanks peuvent y contribuer et nous tâcherons à WATHI de faire notre part du travail.
Troisièmement, il faut traiter de ces sujets avec l’intention de tirer des leçons pour l’avenir, pas pour susciter davantage de ressentiments, des rancœurs, de la colère et de la haine à l’égard de ceux qu’on considère comme les héritiers des colonisateurs européens… Ce passé tragique exista et ses stigmates continuent à produire des effets. C’est une réalité. Le Cameroun est une illustration de la continuité historique entre la période coloniale, la période de lutte pour l’indépendance effective qui fut aussi celle de la répression la plus violente, et la période ouverte par le transfert de pouvoir au premier président activement soutenu par la France, Ahmadou Ahidjo. L’actuel président, Paul Biya, 92 ans et candidat à un huitième mandat présidentiel, fut le principal collaborateur d’Ahmadou Ahidjo. La guerre de la France contre les indépendantistes, les vrais, leur élimination physique et le traumatisme des populations qui les soutenaient, ne sont pas étrangers à la reproduction jusqu’à aujourd’hui d’un pouvoir politique régnant par la force et la ruse.
La connaissance du passé dans sa complexité doit servir à tourner les pages sombres du présent et à projeter nos sociétés dans le futur. Les jeunes doivent savoir de quel côté se trouva la violence aveugle nourrie par le racisme et la cupidité pendant quelques siècles, sans pour autant réduire leur perception du passé et du présent des territoires africains à la colonisation européenne, et avant cela, à la traite esclavagiste. Ils ne doivent cependant pas se tromper sur les combats de notre époque : comment ouvrir des chemins de paix, de sécurité, de cohésion, d’amélioration des conditions de vie matérielle et immatérielle des populations africaines ? Comment mieux défendre les intérêts vitaux des pays africains dans le monde actuel tel qu’il est ?
Enfin, le rappel des massacres coloniaux doit nous inciter à ne jamais banaliser les atrocités du présent, en Afrique ou non. À Gaza, les dirigeants actuels d’une puissance régionale coloniale contemporaine qui émergea du traumatisme d’un génocide, en commet vraisemblablement un sous les yeux de tous et des grandes puissances du moment, décimant avec les armes et les technologies les plus modernes tous les jours ou presque enfants, femmes, journalistes, médecins, ambulanciers… Tirer des leçons du passé et des crimes coloniaux pour les Africains, c’est rester vigilants dans un monde où la même cause profonde – le sentiment de supériorité et de toute puissance de certains hommes – produit les mêmes effets dévastateurs dans notre siècle que dans les siècles précédents.
