Elle est l’une des rares voix à s’exprimer avec force, clarté et une émotion qu’elle n’essaie pas de dissimuler sur le sujet des violences extrêmes infligées à des hommes, des femmes et des enfants de la communauté peule dans plusieurs régions du Burkina Faso, parce que les personnes issues de cette communauté sont accusées d’être des complices actifs ou passifs des groupes armés terroristes qui ont fait de ce pays du Sahel central le pays le plus affecté par le terrorisme dans le monde. Le sujet est très sensible parce qu’il expose la dimension communautaire de l’explosion de l’insécurité, de la violence, de la peur dans une grande partie du territoire burkinabè mais également dans les autres pays du Sahel et dans les zones frontalières des pays voisins côtiers, Côte d’Ivoire, Ghana, Bénin et Togo.
Elle, c’est Binta Sidibé Gascon, présidente de l’Observatoire Kisal, organisation qui œuvre à la défense des droits des communautés d’origine nomade dans l’espace sahélo-saharien. Ces communautés pastorales sahéliennes sont majoritairement des Peuls mais il ne faut bien sûr pas confondre l’activité économique – l’élevage des bovins – avec l’identité culturelle et linguistique des populations qui pratiquent traditionnellement cette activité qui implique une mobilité permanente, pour nourrir les troupeaux et les convoyer vers les lieux de vente.
Binta Sidibé Gascon alerte depuis des années sur la montée des violences visant les populations peules au Sahel, et ces dernières années plus spécifiquement au Burkina Faso qui est son pays d’origine. Dans un entretien accordé au magazine Jeune Afrique en mai dernier, elle disait ceci : «J’assume d’utiliser le terme de nettoyage ethnique peul. C’est un mot fort, mais c’est un mot qui reflète vraiment le contexte actuel. Quand on voit sur le terrain que ce sont les Peuls qui sont ciblés, qui sont victimes d’arrestations arbitraires, d’exécutions sommaires. Quand, dans les charniers, on trouve des corps et qu’il ne s’agit que de Peuls. Quand les Volontaires pour la défense de la patrie arrivent dans un village et choisissent de ne tuer que des Peuls… Tout ça au nom de la lutte contre le terrorisme, on se demande, finalement : est-ce vraiment contre les terroristes qu’on lutte ou contre la communauté peule? ».
Lorsqu’on ne connaît pas son histoire personnelle, on pourrait penser qu’elle exagère dans sa description de la situation et dans la qualification des violences commises. Mais elle parle en connaissance de cause. Le déferlement catastrophique de violences ces dernières années dans plusieurs régions du Burkina Faso l’a privé de plusieurs proches. En mai 2024, des membres de sa famille, dont sa sœur, ont été tués lors d’une opération de ratissage des Volontaires pour la défense de la patrie (VDP), des civils qui épaulent l’armée burkinabé dans la lutte contre les groupes terroristes.
« La grande urgence, aujourd’hui, ajoute Sidibé Gascon dans l’interview à Jeune Afrique, c’est de protéger les civils et surtout de lutter contre l’impunité. Tant que l’impunité régnera, les groupes armés terroristes recruteront. » Cet appel pressant aux autorités militaires ne semble toujours pas entendu au Burkina Faso où toutes les dénonciations des exactions commises par les forces armées et par les VDP, avec des vidéos souvent insoutenables et des témoignages à l’appui, sont présentées comme des manipulations visant à ternir l’image du pouvoir en place et des dignes fils du pays qui luttent contre les terroristes.
En mars 2019, j’avais publié sur le site de WATHI une tribune intitulée « Face aux massacres au Mali et au Burkina Faso, la responsabilité collective de faire reculer la bêtise ». J’écrivais notamment ceci : « Qu’il y ait des dizaines ou des centaines de jeunes hommes peuls présents depuis longtemps dans des groupes à tendance extrémiste et violente au Mali et que d’autres les aient rejoints plus récemment est une certitude. Qu’il y ait des centaines de milliers de Peuls vivant au centre du Mali ou au nord du Burkina Faso, même dans les zones aujourd’hui les plus concernées par l’insécurité, qui n’aient absolument rien à voir avec le djihadisme armé, et qui en soient les principales victimes, est aussi une certitude. Qu’il y ait enfin des opportunistes sans scrupule dans toutes les communautés ethniques qui se saisissent de la situation de non droit et d’impunité généralisée pour poursuivre des desseins économiques et politiques inavouables, notamment accaparer des terres et expulser des rivaux, est aussi une certitude. »
Six ans plus tard, beaucoup de personnes dans les pays du Sahel ainsi que dans les pays côtiers voisins, y compris des personnalités occupant de hautes fonctions dans les appareils de la sécurité, continuent à nourrir l’amalgame entre une communauté dans sa globalité et des individus au sein de cette communauté qui ont adhéré aux groupes armés terroristes, qui les ont rejoints sous la contrainte, ou qui n’ont eu en réalité d’autre choix que de collaborer avec eux parce qu’ils n’ont pas pu ou voulu fuir leurs villages passés sous le contrôle de groupes terroristes qui ne tolèrent aucune contestation de leur autorité.
Il est plus que jamais indispensable pour les cadres civils et militaires des pays du Sahel et de tous les pays côtiers ouest-africains de s’intéresser quelque peu à ce que disent et écrivent les chercheurs qui réalisent des études, collectent des données sur le terrain et permettent de décrypter les différentes dimensions interconnectées sans la compréhension desquelles il sera impossible de sortir du cercle vicieux de l’insécurité, de la violence, des déplacements forcés, de l’instabilité et de la misère. La cassure des liens de confiance et de fraternité entre les communautés, largement entamée dans certaines régions rurales, est une réalité qu’il faut regarder en face pour pouvoir vite stopper une tendance dangereuse pour toute l’Afrique de l’Ouest.
Parmi les nombreuses lectures que je recommande, je voudrais citer deux cette semaine. D’abord l’étude datant de juillet 2023 titrée « Les Peul dans les zones frontalières du nord de la Côte d’Ivoire », dirigée par le professeur Francis Akindès pour le compte de l’organisation Equal Access International. Elle permet d’explorer en profondeur le monde peul en Côte d’Ivoire et d’explorer les ressorts de la méfiance qui s’est installée entre les Peuls et leurs voisins dans les régions du Folon et de Bagoué, frontalières du Mali, et de Bounkani, frontalière du Burkina Faso. Très riche et assorti de recommandations fort utiles, ce travail de recherche est aussi accompagné d’un documentaire en libre accès.
Publiée ce 29 juillet par l’Initiative mondiale contre la criminalité transnationale organisée (Gitoc), la deuxième étude que je recommande, « Vol de bétail et insécurité, dynamiques dans la zone des trois frontières entre le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire et le Ghana », apporte des informations précieuses sur cette dimension économique cruciale de l’insécurité liant le Sahel et les pays côtiers. Le document montre que le trafic de bétail est un moyen de coercition, à la fois pour les djihadistes du JNIM liés à Al-Qaïda, et pour les forces de sécurité burkinabè, en particulier pour les VDP, désormais très impliqués aussi dans ce trafic.
Même si l’étude détaille surtout la chaîne d’approvisionnement et de vente du bétail et les acteurs impliqués, elle explique aussi que l’économie du vol de bétail exacerbe les tensions intracommunautaires dans la zone des trois frontières, en particulier en stimulant le sentiment anti-Peul. On comprend pourtant que les propriétaires peuls sont les premières victimes des vols parfois de troupeaux entiers, même si des bouviers peuls jeunes et très jeunes se retrouvent aussi du côté des facilitateurs des vols, étant très vulnérables au recrutement par les groupes armés djihadistes.
Ce qui me semble clair, c’est que la condition sine qua non pour échapper à l’aggravation de la situation sécuritaire en Afrique de l’Ouest est de refuser d’arrêter de s’intéresser aux faits et à la complexité du réel. L’autre condition est de se débarrasser définitivement des perceptions négatives sur telle ou telle autre communauté, des préjugés nourris par la force d’attraction de l’ignorance et de la facilité. Les jeunes et les enfants de l’Afrique de l’Ouest, quelles que soient les communautés culturelles auxquelles ils s’identifient avec plus ou moins d’attachement, aspirent fondamentalement tous à une vie digne qui vaudrait la peine d’être vécue.
