Tous ceux qui, partout sur la planète, ont la précieuse chance d’avoir des parents de plus de 80 ans en vie et en assez bonne santé physique et mentale savent que ces femmes et ces hommes ne prétendent plus depuis de longues années assumer la responsabilité de gérer une entreprise, un ministère ou même juste une maison. C’est vrai à peu près partout dans le monde et ça l’est encore davantage dans les pays africains où l’espérance de vie à la naissance se situe entre 60 et 70 ans. Elle est d’environ 62 ans au Cameroun.
Ce n’est absolument pas nécessaire de passer du temps à expliquer que la candidature du président Biya, 92 ans, à un huitième mandat consécutif, relève de l’absurdité. Il dirige le Cameroun comme chef d’État depuis 1982, depuis 43 ans donc, après avoir été Premier ministre de 1975 à 1982, sous le président Amadou Ahidjo. En Afrique, Paul Biya n’est dépassé en termes de longévité au pouvoir que par son voisin de Guinée équatoriale, Teodoro Obiang Ngema, 83 ans, arrivé à la tête de son pays par un coup d’État en 1979.
Ce n’est pas la candidature loufoque du président nonagénaire à un nouveau mandat de sept ans qui est l’objet de mon propos. Mais plutôt quelques éléments d’analyse sur ce que cette actualité camerounaise signifie pour les futurs possibles, à court et moyen terme pour ce pays, ses voisins et pour le continent, et ce qu’elle nous dit sur les choix politiques désastreux qui détruisent l’espérance de millions de jeunes et d’enfants du continent.
Examinons d’abord les implications concrètes de cette élection d’octobre prochain pour les futurs possibles du Cameroun. On a du mal à imaginer que le scrutin se déroulera dans des conditions très différentes de celles qui ont caractérisé les élections dans le pays depuis des décennies. La nouvelle candidature du président Biya semble être la candidature de trop. Des personnalités de poids du parti qui l’ont accompagné depuis des décennies, notamment dans le contrôle des bastions du nord du Cameroun, ont récemment pris leurs distances. La résistance à un énième passage en force du Rassemblement démocratique du Peuple camerounais, le RDPC, sera vraisemblablement plus forte que lors des scrutins précédents.
Le risque de violences avant, pendant et après la date de l’élection est donc élevé. Il faut peut-être rappeler que le Cameroun n’est pas un petit pays dans la partie centrale du continent. Il compte 30 millions d’habitants environ en 2025. Les Camerounais étaient 9 millions en 1982 à l’arrivée au pouvoir de Paul Biya. Ils seront environ 50 millions en 2050. Mais au-delà des prochains mois, la nouvelle candidature de Paul Biya ne fait qu’augmenter encore plus la probabilité du scénario qui était déjà le plus prévisible depuis quelques années : celui d’une succession anticonstitutionnelle à la fin de la présidence Biya, quand cela arrivera.
Ce scénario est celui d’une prise de pouvoir par la force et donc par ceux qui dans tout État ont la main sur les moyens de la violence et l’usage de la force, les militaires. Dans ce scénario existent plusieurs sous-scénarios allant de la prise de pouvoir relativement douce et acceptée par les acteurs militaires et politiques les plus influents à la prise de pouvoir par un groupe de militaires qui serait contestée par d’autres, avec un risque alors maximal de violences localisées ou non, dans un pays où existent déjà des zones de grande insécurité alimentée par des mouvements armés irréguliers.
À court et moyen terme, dans un horizon d’un à cinq ans, tous les scénarios les plus probables sont objectivement dangereux pour la sécurité, la stabilité et la paix au Cameroun et dans son voisinage immédiat. Le Cameroun a des frontières avec six pays : le Nigeria, le Tchad, la République centrafricaine, la République du Congo, le Gabon et la Guinée équatoriale. Cela donne une petite idée des conséquences potentielles d’un basculement du Cameroun dans l’instabilité et la violence.
La deuxième réflexion que m’inspire cette triste actualité politique camerounaise est celle que j’avais déjà partagée en 2020 dans un article publié à quelques mois de scrutins présidentiels en Côte d’Ivoire et en Guinée au dernier trimestre de cette année-là. Les présidents Alassane Ouattara et Alpha Condé étaient alors candidats dans leurs pays respectifs à un troisième mandat alors que les constitutions en vigueur au moment de leur arrivée au pouvoir limitaient à deux le nombre de mandats présidentiels autorisé.
Dans cet article, j’écrivais ceci : « La culture du chef tout puissant implique qu’autour de lui… s’agrège une multitude de personnes qui poursuivent strictement leurs intérêts particuliers et qui finissent par lier leur prospérité au maintien au pouvoir ad vitam eternam ou en tout cas le plus longtemps possible du chef. L’entourage immédiat mais aussi le réseau plus étendu d’hommes et de femmes qui profitent de leur proximité avec les chefs d’État, dont la capacité de distribution de positions de rentes et d’avantages directs est quasiment illimitée, ont tout intérêt à pousser au troisième mandat présidentiel, puis au quatrième… »
Dans le cas du Cameroun, on l’aura compris, on parle bien d’un huitième mandat et non d’un troisième ou d’un quatrième comme celui qui semble se dessiner pour le président ivoirien Alassane Ouattara, 83 ans, choisi comme avec enthousiasme par son parti comme candidat au scrutin prévu le 25 octobre prochain. Le message que je voulais faire passer en 2020 était celui-ci : on ne peut pas faire comme si les présidents qui s’accrochent au pouvoir sont les seuls, voire les premiers responsables, des aventures dangereuses et régressives dans lesquelles ils embarquent leurs pays respectifs.
Les présidents n’osent franchir le pas à la fin de chaque mandat que parce qu’ils reçoivent le signal que la manœuvre de confiscation du pouvoir peut facilement prospérer, un feu vert reçu non seulement de leurs entourages familiaux, politiques et financiers proches mais aussi de cercles bien plus larges au sein de la société, acteurs économiques, religieux, traditionnels, des hommes et des femmes de tous âges opportunistes et parfaitement immunisés contre tout sentiment de honte à défendre des choix indéfendables.
Partout dans le monde, il y a des hommes qui désirent ardemment le pouvoir politique et qui ne voudraient jamais le lâcher lorsqu’ils réussissent à s’en emparer. Ce qui fait la différence entre l’envie de confisquer le pouvoir et le fait d’y arriver, c’est la force et la clarté des signaux qui sont donnés dans un pays donné par les groupes divers qui composent la société. Dans le cas de Paul Biya et du Cameroun, la responsabilité de dizaines de très proches et de centaines ou de milliers d’autres, dans l’annonce d’une candidature de Paul Biya qu’ils savent contraire au bon sens est une évidence. Sur les réseaux sociaux circulent de nombreuses blagues sur le fait que le président n’est peut-être pas au courant de l’annonce de sa candidature.
Je ne peux pas terminer mon propos sans rappeler qu’au Cameroun, comme dans chacun des pays du continent africain, les affligeantes nouvelles qui viennent si souvent du champ politique ne devraient pas faire oublier les très nombreuses initiatives portées par des hommes et des femmes qui font un travail formidable, patient, de formation des jeunes, de production de connaissances et de promotion du souci du bien commun. Je peux citer deux think tanks remarquables, le Nkafu Policy Center associé à la fondation Denis et Lenora Foretia, et The Okwelians.
Ils sont respectivement les produits de l’engagement remarquable d’un chirurgien installé aux Etats-Unis et d’un avocat pour l’avenir de leur pays. Je pense aussi au précieux travail de l’entrepreneure et informaticienne passionnée Arielle Kitio Tsamo, fondatrice de l’association WIT (Information Technology for Women and Youth), de l’incubateur Caysti et initiatrice de nombreux programmes visant à stimuler et à accompagner concrètement l’intérêt des jeunes et des filles en particulier pour la science, les technologies numériques et l’innovation. Elle avait partagé son engagement pour la formation de la jeunesse lors d’une table ronde organisée par WATHI et la Banque mondiale en 2023. Le Cameroun et l’Afrique centrale ne se résument pas à l’image déprimante qu’en donnent ceux qui ne veulent pas arrêter de voler des élections, des ressources publiques et les rêves de leurs jeunes et très jeunes concitoyens.
